Une de mes parentes, née dans une province éloignée, arrivait à Paris il y a environ vingt-cinq ans, et entrait comme élève dans une maison d’éducation ; les premiers jours, elle s’y trouva doublement nouvelle ; à l’embarras qu’on éprouve d’ordinaire au milieu de figures inconnues se joignait pour elle celui que lui causaient son accent et son ignorance des merveilles de la grande ville. Le hasard la rapprocha d’une jeune fille dont la grand’mère avait été, comme la sienne, élevée à Écouen sous la direction de Mme Campan. Ce fut pour ma provinciale une agréable surprise d’entendre raconter par sa compagne des anecdotes qui avaient souvent défrayé les conversations de sa propre famille. Elle découvrit même que les deux vieilles dames avaient été liées d’amitié un demi-siècle auparavant. Depuis lors elle se sentit moins dépaysée ; il lui sembla qu’elle retrouvait à la pension comme un écho du foyer domestique.
Le nom de Mlle Campan, en effet, est resté vivant dans beaucoup de familles françaises. Tandis que les officiers du premier Empire racontaient leurs campagnes, les anciennes pensionnaires d’Écouen et de Saint-Denis, devenues des aïeules, déroulaient devant leurs petits-enfants les souvenirs de la classe nacarat ou de la classe aurore ; et sans cesse au milieu de leurs histoires revenait l’ombre de Mme Campan avec son grand nez et ses coiffes majestueuses. Elle avait eu une existence si remplie et si agitée, elle avait été mêlée à tant d’événements tragiques, que sa personne et sa conversation ont laissé dans l’âme de ses élèves une impression ineffaçable.
Son père, M. Genest, commis au département des affaires étrangères, lui avait fait donner une éducation que beaucoup de princesses du temps auraient été heureuses de recevoir. Il nourrissait secrètement l’ambition de l’introduire à la cour ; grâce à l’appui de quelques amis influents il y réussit : Mlle Genest, à peine âgée de quinze ans, fut nommée lectrice de Mesdames, filles du roi.
Quand Marie-Antoinette arriva à Versailles, elle ne tarda pas à distinguer dans l’austère entourage de ses tantes l’esprit et les talents de leur jeune lectrice. Elle la maria à M. Campan, fils d’un de ses secrétaires, obtint pour elle une dot de la générosité de Louis XV, et se l’attacha en qualité de femme de chambre ; quelques années plus tard elle l’éleva au rang de première femme. Mme Campan conserva ce titre jusqu’au jour où sa maîtresse quitta les Tuileries pour la prison du Temple ; dans la journée du 10 août elle assista aux scènes les plus horribles et courut les plus grands dangers ; elle vit égorger autour d’elle les défenseurs de la monarchie, elle fut exposée à tous les hasards de la bataille, et dut, avec les autres femmes du service de la reine, traverser sous escorte les rues de Paris. Sa soeur, menacée d’une arrestation, se donna la mort pour ne pas subir les angoisses de la captivité et du supplice.
Toutefois Mme Campan ne fut pas inquiétée davantage. Elle se retira à la campagne et y passa dans une condition obscure la sinistre période de la Terreur. Le 9 thermidor lui rendit la sécurité ; mais elle était sans ressources. Pour s’en procurer elle eut l’idée d’ouvrir à Saint-Germain en Laye un pensionnat de jeunes filles : c’était le temps où le goût du bon ton, de l’élégance et des manières polies commençait à renaître. On fut heureux de trouver à la tête d’une maison d’éducation une femme dont la jeunesse s’était écoulée au milieu de l’ancienne cour et qui en avait conservé les traditions.
Mme Campan compta bientôt parmi ses élèves la fille et la nièce de Mme de Beauharnais et les deux plus jeunes soeurs de Bonaparte. Le premier consul prit le nouvel établissement sous sa protection ; chacun des progrès de son étonnante fortune contribua à en assurer la prospérité. En 1807, Napoléon nomma Mme Campan directrice de la maison de la Légion d’honneur qu’il venait de fonder à Écouen. Tant que dura l’Empire cette haute faveur ne se démentit pas un seul jour ; à l’avènement de Louis XVIII elle fut suivie d’une disgrâce complète.
Lorsque Mme Campan eut été relevée de son poste, elle voulut fixer pour ses anciennes élèves le souvenir des leçons qu’elle leur avait données, et exposer par écrit les principes d’enseignement qu’elle avait appliqués à Saint-Germain et à Écouen. Son traité De l’éducation n’a aucune prétention littéraire ; mais je devrais m’étendre au delà des bornes que je me suis prescrites, si je voulais faire sentir tout ce qu’il contient d’original et de fécond. Pour bien comprendre l’influence que Mme Campan a exercée sur la jeunesse, il faut se représenter combien l’éducation des femmes était négligée avant elle.
Les méthodes que Mme de Maintenon avait inaugurées à Saint-Cyr avaient été brusquement abandonnées. Les filles de Louis XV elles-mêmes furent très mal dirigées dans leur enfance ; l’une d’elles, Mme Louise, ne savait pas lire à douze ans. Mme Campan renoua la tradition interrompue : ce furent les statuts de Saint-Cyr qui servirent de modèles dans l’organisation d’Écouen. Il y a des mots qui résument toute une oeuvre :
« Que manque-t-il aux jeunes personnes, disait un jour Napoléon à Mme Campan, pour être bien élevées en France ?
– Des mères, répondit-elle.
– C’est juste, reprit l’empereur. Eh bien, Madame, que les Français vous aient l’obligation d’avoir élevé des mères pour leurs enfants. »
Voici encore comment elle caractérisait la tâche à laquelle elle s’était vouée. En 1815, après la bataille de Paris, le tsar Alexandre se présenta, sans être attendu, à l’établissement d’Écouen pour le visiter. La directrice lui en fit les honneurs. Quand le tsar, suivi de plusieurs officiers, entra au réfectoire, les élèves s’y trouvaient réunies. L’une d’elles, placée sur une estrade, lisait, suivant l’usage, une prière pour Napoléon et sa famille. Elle s’arrêta aussitôt, saisie d’étonnement et d’inquiétude. Mais le tsar, tenant à la main son grand chapeau à plumes, lui dit avec la plus parfaite courtoisie : « Continuez, Mademoiselle, continuez ! » Et il écouta la prière jusqu’au bout. Savait-il ce que lisait la jeune fille au moment où elle fut interrompue par son arrivée ? On est d’autant plus porté à le croire que le caractère chevaleresque du prince est connu. En tout cas, les pensionnaires d’Ecouen n’en doutèrent pas un instant. Ma grand’mère, qui était du nombre et de qui je tiens l’anecdote, en a été fermement convaincue toute sa vie. Je la vois encore se soulever sur son fauteuil en assurant de son mieux sa voix brisée, pour rendre dans toute leur noblesse le geste et la parole d’Alexandre.
Quand il eut tout vu, il lui pria de lui indiquer brièvement quelle était sa méthode :
« Les filles des grands de l’État, répondit-elle, celles des riches ou des pauvres, sont entièrement confondues dans cette enceinte. Si j’apercevais qu’il y eût des prétentions à cause du rang ou de la fortune des parents, je trouverais le moyen de les détruire sur-le-champ ; l’égalité est aussi parfaite que possible ; le mérite et le travail sont seuls distingués. Par le règlement, les élèves sont obligées d’apprendre à couper leur linge et à le faire ainsi que leurs robes et tout ce qui tient à leur habillement. Elles apprennent même à blanchir et à raccommoder la dentelle. Deux d’entre elles tour à tour font, trois fois par semaine, le pot au feu pour les pauvres du village et le leur distribuent elles-mêmes ainsi que le pain.
Toutes les jeunes personnes sorties d’Écouen, comme de ma pension de Saint-Germain, connaissent très bien l’administration de l’intérieur d’une maison, et toutes me savent bon gré d’avoir suivi leur éducation sur ce point comme sur tous les autres. Dans mes entretiens avec elles, je leur apprends que c’est la manière d’administrer leur maison qui doit conserver leur fortune ou la détruire, qu’il n’y a point de petites dépenses journalières et qu’on doit les régler avec infiniment d’attention ; mais je leur recommande aussi d’éviter, comme une chose du plus mauvais ton, de s’entretenir dans un salon des détails de fortune et d’intérieur. Il faut savoir faire et commander, mais laisser les femmes mal élevées parler équipages, domestiques, lessive ou pot au feu. Voilà, sire, pourquoi mes élèves sont supérieures à la plupart de celles qui ont reçu ailleurs leur éducation. Tout se fait dans la plus grande simplicité. Elles sont au courant de tout ce qui doit entrer dans leurs attributions, et sont aussi bien placées dans un cercle brillant que dans un intérieur modeste. La fortune établit les rangs ; l’éducation doit apprendre à s’y maintenir convenablement. »
Mme Campan, dans l’intérieur de la maison qu’elle dirigeait, donnait l’exemple de la bonne humeur. Son caractère était naturellement enjoué ; mais quelquefois elle faisait effort pour qu’on trouvât sur son visage la gravité qui est indispensable au commandement. Ma grand’mère, son élève, m’a souvent raconté que, se dirigeant un jour toute seule vers l’infirmerie et montant sans bruit par un escalier dérobé, elle entendit au-dessus d’elle une voix qui fredonnait une chanson plaisante de l’ancien régime inspirée par les exploits des gardes françaises. Elle continua à monter, et quelle ne fut pas sa surprise quand elle se trouva tout à coup en présence de Mme la directrice : « Où vas-tu, petite ? » lui demanda celle-ci d’un ton sévère. Ma grand’mère s’expliqua. « Mais la plus embarrassée de nous deux, ajouta-t-elle, ce n’était pas moi. »
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