C’est en août 1755 que Nicolas-Jacques Conté naquit, au petit vallon de Saint-Céneri, proche de Séez, à peu près à égale distance d’Argentan et d’Alençon. Il était encore enfant lorsqu’il perdit son père. La veuve éleva son petit orphelin pour cultiver leur modeste héritage, et il n’eût tenu qu’à lui d’habiter toujours sous ce toit de chaume. Mais telle ne devait pas être la destinée du jeune campagnard.
Il n’avait pas douze ans qu’avec un mauvais couteau il se façonnait un violon fort passable ; avant sa dix-huitième année, aiguisant pour crayon le charbon du foyer, et fabriquant lui-même ses couleurs, il se faisait, de son autorité privée, dessinateur et peintre, et trouvant dans cette voie nouvelle de puissants encouragements, Conté, demeuré cultivateur, appliquant son esprit inventif aux mille industries si fécondes, si attrayantes, qui servent à l’agriculture, enrichissant, ornant autour de lui ce vallon où la providence l’avait fait naître, n’aurait, cela est probable, rencontré nul appui, nulle sympathie. Les grands propriétaires, les seigneurs de l’endroit, eussent passé sans les voir devant des innovations qui, pour être fructueuses, doivent généralement arriver peu à peu, à mesure des besoins et par une progression lente ; ses voisins paysans eussent jalousé un confrère plus intelligent qu’eux, tout en se moquant de lui et des échecs qui accompagnent les expériences, quelque heureuse qu’en doive être l’issue.
Mais le petit villageois dessinant sans crayon et peignant sans couleurs, trouva des protecteurs empressés. M. Duplessis d’Argentré, évêque de Séez ; Mme de Premesle, supérieure de l’Hôtel-Dieu, confièrent au jeune Conté l’exécution des peintures qui décorent encore aujourd’hui l’église, et bientôt il eut de nombreuses commandes de portraits. Les qualités que l’admiration de la postérité consacre et celles que payent les contemporains sont rarement de même nature. Le caractère, la correction du dessin, l’harmonie des tons, le sentiment, la poésie de l’oeuvre, ne sont pas appréciés d’emblée par la foule. Le peintre de Saint-Céneri faisait vite et ressemblant. C’était tout ce qu’il fallait à sa clientèle, que le coloris des tableaux charmait par sa vivacité tranchante.
Tout en expédiant des portraits, Conté continuait ses études de physique et surtout de mécanique. Chargé de lever le plan d’une vaste propriété aux environs d’Alençon, il imagina et exécuta lui-même un instrument qui simplifiait et rendait plus prompt ce travail de cadastre ; il inventa et fabriqua aussi lui-même une machine hydraulique pour élever les eaux : là, comme dans sa peinture, il fut d’autant plus admiré qu’il n’avait nulle connaissance des machines de même genre qui avaient précédé la sienne.
Maison où est né Conté, à Saint-Céneri (Orne).
Dessin de Karl Girardet. |
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Cependant il s’était marié ; sa femme, bien que d’une origine distinguée, était encore moins riche que lui. Encouragé par les premiers personnages de sa province, entre autres par l’intendant d’Alençon, Conté espéra des chances plus heureuses à Paris. Il accourut donc, comme tant d’autres l’ont fait avec ou sans succès, vers ce foyer d’où rayonnent toute gloire et toute fortune. Ce fut dans l’obscurité et l’oubli que s’écoulèrent là dix ans de sa vie.
L’industrie des portraits suffisait aux dépenses du ménage, et l’infatigable activité du jeune peintre lui permettait de suivre des cours, de se fortifier dans l’étude des sciences, et de se faire peu à peu connaître de ses professeurs. Aussi, lorsque la révolution de 1789 lui enleva les ressources de la peinture, il était en état de s’en créer de nouvelles. Il eut même, à cette époque de trouble et de dangers, le bonheur d’abriter et de cacher sous son toit un ami riche, puissant naguère, dès lors plus exposé qu’un autre. Cet ami s’est souvent plu depuis à reconnaître qu’il devait la vie au dévouement, à la prévoyante amitié de celui qui sut l’enlever de chez lui juste à temps.
La France était alors attaquée sur tous les points ; pour la sauver il fallait la concentration de toutes ses puissances, l’emploi de toute son énergie. Le comité de salut public, qui réunissait tous nos moyens de défense, songea à faire servir les ballons aux opérations militaires. Une commission de savants fut nommée, et Conté, appelé à en faire partie, l’anima bientôt de toute son activité. Une école aérostatique s’établissait à Meudon ; Conté, nommé directeur, eut sous ses ordres, non des élèves préparés à ses leçons par des études antérieures, mais un rassemblement confus de jeunes gens pris dans toutes les professions, ouvriers sans métier, appelés à fonder un art nouveau pour eux, un art à créer. Conté se multiplia ; il donnait à la fois des leçons théoriques et pratiques.
Il lui fallait aborder les éléments des différentes sciences, car ce nouvel enseignement devait tout embrasser : chimie, physique, mécanique. C’est par les mains de ses élèves eux-mêmes que Conté fait exécuter les modèles qu’il donne, les instruments qu’il imagine ; il passe ses nuits à préparer les dessins qui servent à ses leçons, ou bien à faire des expériences variées et parfois dangereuses.
Il s’agit de préparer les gaz avec plus d’économie, de rapidité, en plus grande abondance ; il s’agit de rendre les enveloppes plus solides, plus imperméables, les vernis plus souples, moins sujets à s’oxyder ; et Conté poursuit le cours d’essais de plus en plus heureux. Une nuit, absorbé par cette étude, il appréciait l’effet produit par différents gaz sur différents vernis. Avant de déboucher un des matras, il écarte prudemment la lumière ; mais il ne s’aperçoit pas qu’on a laissé la porte du laboratoire entre-bâillée : le gaz hydrogène que renfermait le matras est entraîné par le courant d’air au-dessus de la flamme ; une explosion terrible a lieu, tous les instruments de verre volent en éclats, et Conté tombe baigné dans son sang.
Par suite de cet accident, il perdit l’oeil gauche, et, à peine rétabli, comme un soldat qui après un fait d’armes gagne ses grades sur le champ de bataille, il fut nommé chef de brigade d’infanterie, commandant en chef de tous les corps d’aérostiers. A la même époque se créait, pour le dépôt des modèles, des outils, des machines, le Conservatoire des arts et métiers de la rue Saint-Martin. Conté avec Vandermonde et Leroy en furent les premiers fondateurs et y précédèrent Joseph Montgolfier.
La guerre avait rendu les crayons rares et chers ; car nous tirions alors de l’Angleterre la plombagine, ou carbure de fer, seule matière que l’on sût alors employer pour la fabrication des crayons. L’industrie se plaignait et souffrait de cette pénurie. Conté se met à l’oeuvre : au bout d’un an, il a remplacé le métal qui nous manquait. Il établit une manufacture des crayons qui portent son nom, source de richesse pour le pays.
Il était sans doute dans la destinée de ce savant plein de ressources de passer sans cesse d’une industrie et d’une invention à l’autre. Comme chef des aérostiers, il doit suivre l’armée : il Iui faut quitter sa manufacture de crayons, le Conservatoire des arts et métiers, ses travaux, pour perfectionner le nouveau baromètre qu’il vient de soumettre à l’institut. Conté part, et va trouver en Égypte un champ plus vaste ouvert à ses talents.
A Alexandrie, menacée par les Anglais et dénuée de tous moyens de défense, il construit en deux jours, au Phare, des fourneaux à boulets rouges. Arrivé dans la capitale de l’Égypte à la tête d’une armée d’ouvriers habiles, en partie formés par ses soins, le matériel d’outils et de machines envoyé de France pour eux a disparu : le naufrage d’un vaisseau, le pillage du Caire lors de la révolte des Arabes, ont brisé, dispersé, anéanti les caisses et leur contenu. Conté organise des ateliers dans lesquels on crée jusqu’aux plus primitifs outils ; là se fabriquent l’acier et la toile, les vernis et le carton. Des fonderies s’élèvent : il en sort des caractères orientaux pour l’imprimerie ; des machines y sont forgées, celles-ci pour battre monnaie, celles-là pour la fabrication de la poudre. Toutes les industries de l’Europe naissent soudain en Afrique, et l’habitant du désert, courbé sur le creux du rocher de grès, où, de temps immémoriaux, se pile et se broie son blé, relève la tête, étonné de voir tourner des moulins à vent.
L’armée manquait d’habits, Conté fait fabriquer du drap. Les ingénieurs, les chirurgiens manquaient, les uns d’instruments de mathématiques, les autres d’instruments de chirurgie, Conté, qui a fait fondre des canons, qui fait forger des sabres, saura pourvoir à tous les besoins. Il fournit des lunettes aux astronomes, des loupes aux naturalistes, des crayons aux dessinateurs. Les généraux veulent donner des fêtes qui, en étonnant les Egyptiens, entretiennent leur admiration pour le vainqueur : aussitôt des montgolfières s’élancent dans les airs. Toutes les industries, tous les arts de l’Europe, sont improvisés par cette intelligence encyclopédique.
Au sein d’une si étonnante multiplicité de travaux, Conté trouvait du temps pour communiquer ses observations à l’Institut d’Égypte, pour visiter les manufactures indigènes, pour dessiner les costumes, les machines, pour enseigner aux ouvriers du pays, avec une simplicité bienveillante, des procédés plus faciles, des améliorations à leur portée. Le souvenir le plus utile, le plus durable qu’aura laissé notre passage en Egypte, ce seront peut-être les germes de perfectionnement industriel semés par l’ingénieux savant. Aussi, quelle que fût la force des affections qui le rappelaient en France, ce ne fut pas sans quelques regrets qu’au retour de l’expédition Conté renonça à tant de créations en pleine activité et qui pouvaient promettre à une colonie durable un prospère avenir.
Il semblait que l’heureux savant n’eût plus qu’à jouir, en son pays, de la réputation qu’il avait acquise et d’un doux entourage de famille. Les trois généraux qui, successivement, avaient commandé l’expédition, s’étaient empressés de rendre justice à celui qui, selon l’expression du général Menou, « avait nourri et habillé l’armée ». Le ministre de l’intérieur lui écrivait : « Il est permis de s’enorgueillir quand on peut dire comme vous : J’ai fabriqué le premier acier, j’ai fondu le premier canon. » Les nombreux dessins de Conté, qui retracent toute la civilisation industrielle de l’Égypte moderne, se gravaient, pour le grand ouvrage de l’expédition d’Égypte, à l’aide d’une machine qu’il avait inventée, et il dirigeait l’exécution de cette oeuvre immense.
Il avait repris son rang au Conservatoire, et il était l’un des fondateurs de la Société d’encouragement, qui a rendu de si grands services à l’industrie. Membre du Bureau consultatif des arts et manufactures au Ministère de l’intérieur, il voyait se dérouler devant lui toutes les inventions nouvelles, examinées au point de vue des intérêts de l’administration ; enfin, il se retrouvait au milieu des siens. C’est alors que lui furent enlevés, tous deux presque à la fois, son frère chéri et sa femme bien-aimée. De ce moment, cette vie si active perdit sa récompense et sa douceur. « Je lui rapportais tous mes succès, disait-il parlant de sa chère compagne ; que me reste-t-il à présent ? »
Sa profonde douleur, l’altération croissante de sa santé, n’arrêtèrent cependant pas cet esprit habitué à la lutte, ce courage persévérant. Mais ses forces physiques défaillaient de plus en plus, et, suivant de près ceux dont il pleurait la perte, il mourut en 1805, dans sa cinquantième année. Son secrétaire et son ami, M. Vessier, l’illustre M. Biot, l’excellent M. de Gérando, ont tour à tour rendu hommage à la mémoire de Conté et retracé ce qu’il a fait pour la France.
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