Jean-Baptiste Barthélemy de Lesseps, oncle de l’illustre Ferdinand de Lesseps qui vécut au XIXe siècle et à qui l’on doit la construction du canal de Suez, était né dans la ville commerçante de Sète, département de l’Hérault, le 27 janvier 1767. Son père, commissaire de marine, remplissait aussi les fonctions d’agent consulaire ; il avait coutume d’emmener son fils dans les diverses stations où les devoirs de sa charge l’appelaient. Il quittait fréquemment son pays, et il était résulté de cette vie nomade pour l’enfant une facilité merveilleuse à s’énoncer dans divers idiomes de l’Europe. A dix-sept ans, il parlait le russe comme sa langue maternelle : ce fut ce qui détermina La Pérouse à se l’adjoindre comme interprète dans sa grande expédition maritime.
Dès les premiers jours de cette circumnavigation devenue si célèbre, le jeune Barthélemy avait su se faire aimer de tous les chefs et était parvenu surtout à se rendre utile. Après diverses découvertes maritimes qui complétaient les admirables investigations de Cook sur plusieurs points inconnus du globe, l’Astrolabe et la Boussole, les deux frégates expédiées de France vers le milieu de 1785, entrèrent dans le port de la baie d’Avatcha, le 7 septembre 1787.
Petropavlosk ou Avatcha, devant laquelle les deux navires avaient jeté l’ancre, n’avait certes pas acquis à cette époque l’importance commerciale à laquelle elle s’est élevée ensuite, mais c’était déjà une cité florissante, et la beauté de son port, ouvrant les plus précieuses communications avec toute la côte orientale de l’Asie, laissait déjà deviner ce que la Russie pouvait prétendre sur ces régions reculées. La grande Catherine avait donné des ordres pour que les deux frégates fussent bien accueillies ; la grâce affable du jeune interprète ne fut pas sans influence sur la bienveillance notable des autorités à l’égard des Français.
Barthélemy de Lesseps (1767-1834). Dessin d’Edouard Garnier, d’après un portrait appartenant à la famille. |
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Malgré son jeune âge (il n’avait pas encore atteint sa vingt-troisième année), Barthélemy de Lesseps fut chargé par La Pérouse et de Langle de franchir les déserts glacés qui les séparaient de la France, et d’apprendre au monde de la science les découvertes dont le pays pouvait déjà se glorifier grâce à leurs communs efforts. Hommes de devoir avant tout, ils sacrifiaient au devoir celui qu’ils sentaient animé de leurs propres sentiments ; mais à la vue du jeune interprète, en contemplant cette souple constitution qui ne laissait pas encore deviner ce qu’elle devait avoir un jour de vigueur, ils se sentaient profondément émus, et, quand ils allaient eux-mêmes la mort, ce fut en sanglotant que le brave de Langle lui dit adieu ; La Pérouse ne put retenir quelques larmes : ses ordres étaient écrits ; il se sentait prêt à les révoquer : c’était heureusement un cœur intrépide qui les avait acceptés.
Il est, du reste, assez difficile de bien comprendre, sans en avoir l’ample détail géographique sous les yeux, de quel fardeau le jeune voyageur allait être chargé. Ces cartes, ces dessins, ces pesants manuscrits, tous ces documents accumulés qui fournirent ensuite la plus longue partie de cinq volumes de format in-4°, il fallut les garantir sans relâche des brumes éternelles, des pluies sans fin et des eaux fangeuses que l’on rencontre perpétuellement dans ces pays sauvages, où les chemins ne sont point tracés, où les neiges tombent sans relâche. Soigneusement enveloppées d’une toile cirée, les dépêches confidentielles restaient attachées au moyen d’une ceinture sur la poitrine du jeune voyageur dont elles gênaient les mouvements. Quant aux manuscrits, leur volume était tel qu’il fut nécessaire de les amonceler sur une kibick à part, suivant le traîneau conducteur sur lequel glissait, emporté par ses chiens kamtschadales, le jeune chef de la mission. Et tout cela devait être amené sans avaries dans les bureaux du ministère, à Versailles : Or, on était à quatre mille lieues de la France !
Dans ces régions boréales, personne ne l’ignore plus aujourd’hui, tous les transports d’objets quelque peu considérables se font à l’aide de ces traîneaux légers attelés de cinq chiens dont rien n’égale la vigueur et le courage, mais qu’il faut savoir diriger avec sang-froid et dextérité. Dès ses premiers essais comme conducteur de kibicks, notre jeune voyageur comprit que la réussite de son entreprise dépendait tout entière de son courage et de son adresse. Il tombait fréquemment et il était roulé dans la neige.
Les bons Kamtschadales firent d’abord tous leurs efforts pour détourner le Français des essais qu’il renouvelait souvent devant eux ; ils riaient de ses chutes réitérées, mais aussi ils applaudissaient à son courage ; bientôt ils proclamèrent son habileté. Les chiens eux-mêmes, dont l’instinct avait reconnu sa supériorité, s’animèrent au son de sa voix et reconnurent, au bruit méthodique de certains bâtons qu’on frappe en cadence, la manoeuvre qu’on exige des coureurs : le succès du voyage était assuré.
Avant qu’on s’éloignât de la baie d’Avatcha, un officier russe distingué, le commandant Kasloff-Ougrenin, gouverneur d’Okhotsk, avait reçu de La Pérouse lui-même les recommandations les plus vives pour que le jeune interprète de l’expédition trouvât dans sa sollicitude un protecteur éclairé. Jamais paroles sorties du coeur ne furent accueillies avec plus de sincérité, et tout d’abord Barthélemy de Lesseps trouva un ami dans celui qui commandait au nom de Catherine dans ces épouvantables solitudes ; mais le gouverneur de tout le Kamtschatka pouvait-il donner autre chose en voyage que l’exemple du courage et de la résignation ?
On en doute fort quand on lit la relation fidèle que nous avons sous les yeux. Ce n’était pas tout que d’affronter presque en souriant les ouragans de neige dont l’amiral Vrangell a décrit si poétiquement l’horreur formidable, la difficulté était aussi de vivre chez des peuplades qui font leurs délices de la chaountcha, bouillie de chair de saumon corrompue, dont il faut se nourrir souvent sous peine de mourir de faim. Comment encore s’arranger de l’aigre boisson qu’on obtient de l’ail sauvage fermenté, qui aide peut-être à la digestion de mets pareils, mais qui cause de terribles insomnies ?
Un jour, Barthélemy de Lesseps écrit parmi ses notes ce triste passage : « L’eau ne tarda pas à nous manquer : le seul petit ruisseau que nous rencontrâmes était glacé ; il fallut nous résoudre à nous désaltérer avec de la neige. Le défaut de bois fut un autre embarras : pas un arbre sur notre chemin ; nous faisions quelquefois une verste pour aller à la découverte d’un méchant arbrisseau qui n’avait pas un pied de hauteur. Tous ceux qui s’offraient à nos regards étaient aussitôt coupés et emportés, dans la crainte de n’en pas trouver plus loin ; mais ils étaient si petits et si rares qu’ils ne suffisaient point pour cuire nos aliments. Il n’était donc pas question de nous chauffer ; le froid était cependant des plus rigoureux... A chaque instant, nous étions contraints de nous arrêter pour dételer les chiens qui expiraient les uns sur les autres » ; et, ce qui est plus terrible encore, devons-nous ajouter, ils se dévoraient parfois entre eux, lorsque l’absence de toute nourriture les contraignait à cette horrible nécessité.
Qu’on se figure un moment les angoisses de l’intrépide jeune homme ; à force de courage, il écarte ses maux présents, il ne peut oublier les promesses faites à son chef vénéré. Au souvenir des misères qu’il lui reste à subir, il s’écrie : « Ma constance m’abandonnait quand je songeais à mes dépêches. La nuit, le jour, elles étaient sans cesse sous ma main... je n’y touchais qu’en frémissant. » Au milieu de mille obstacles, le voyage continuait cependant ; mais les maux de tout genre qu’il entraînait dans sa rapidité vinrent à s’accroître... Les jours de famine se multipliaient ; une grande et douloureuse résolution dut être prise. M. de Kasloff-Ougrenin n’avait pas cessé un seul instant d’être le compagnon plein de sollicitude, et l’on pourrait dire de tendresse paternelle, pour le jeune voyageur qui lui avait été confié.
Celui-ci en avait le sentiment, et il était tout entier à la reconnaissance que lui inspirait un dévouement pareil chez un tel homme. Toutefois, en un jour de détresse, le sentiment du devoir devint le plus fort. Barthélemy de Lesseps résolut de poursuivre seul, à travers ces régions désolées, la route que ses chefs lui avaient tracée. Lié par une sorte de serment, le digne Kasloff résiste ; la famine devînt-elle plus effroyable, on périra peut-être ensemble, on ne se quittera pas. Cette résolution héroïque venait d’être prise à peine, lorsqu’un exprès, dépêché à tout hasard vers le village maritime de Potkagornoi, apporta une grande provision de chair et de graisse de baleine : dès lors, la subsistance des deux attelages fut assurée. On put arriver à Poustaresk.
On était alors au mois de mars de l’année 1788. M. de Kasloff venait de recevoir un message officiel de Saint-Pétersbourg, qui le constituait gouverneur général de cette immense portion de la Sibérie. A Poustaresk devait avoir lieu une séparation pénible. Pour donner une idée de la pauvreté étrange à laquelle était condamné le chef suprême qui représentait l’autocrate de toutes les Russies dans ces déserts, il suffira de dire qu’il ne trouva pour résidence qu’une yourte enfumée, dépourvue des meubles les plus nécessaires. A défaut de table, ce fut à terre, devant une écritoire où l’encre était gelée, que furent écrites les lettres de recommandation qu’allait emporter Lesseps.
Le jeune voyageur dut aussi se séparer des bons Kamtschadales dont il s’était fait de véritables amis, et se confier aux rusés Koriaks ainsi qu’à l’allure capricieuse des rennes, dont on a toujours à redouter le caractère rétif et entêté. Son adresse et son courage suffirent à tout.
Un jour, les traîneaux avaient dû être allégés de leur fardeau précieux ; il fallait traverser pour la seconde fois la Pengina, rivière qui se jette dans l’Ouraïk. Barthélemy de Lesseps avait dû monter un misérable cheval et l’éperonner rudement afin qu’il fendît ces eaux fangeuses, roulant entre elles des fragments de glace qui s’entrechoquaient avec bruit. Reculer, c’était s’exposer à de déplorables retards. Il avance donc, mais bientôt il sent aux tremblements de sa chétive monture qu’un irrémédiable accident sera le prix de sa témérité.
La bête fléchit en effet ; sans être désarçonné, le cavalier plonge dans les eaux glacées. Ce moment fut terrible, nous dit le voyageur, non parce qu’il était en danger d’y laisser sa vie, mais parce qu’une portion de son trésor pouvait être à tout jamais perdue. Un effort désespéré fait revenir à la surface des eaux le cavalier éperdu. Les papiers de la Pérouse sont encore attachés autour de lui : c’est avec un mouvement convulsif qu’il y porte la main ! Soigneusement enveloppées dans un tissu fortement ciré, les dépêches sont mouillées à peine. Lesseps pousse un cri de joie, et le gué si redoutable est heureusement traversé.
Une autre fois la caravane longe depuis plusieurs jours les bords de l’Océan. Tout à coup une chaîne de rochers qui surplombent s’oppose à la marche des traîneaux. Les animaux haletants s’arrêtent ; c’est une vraie porte de fer qui leur barre le passage. Barthélemy de Lesseps ne veut pas rétrograder ; il est entré en conseil avec ses guides ; s’il ne surmonte pas ce passage, son voyage sera retardé de plusieurs mois ; il faut franchir à tous prix cette chaîne redoutable, glisser au-dessus des rochers, et suspendre en quelque sorte les traîneau au-dessus des abîmes, au risque de perdre quelques malheureux animaux qui iront tomber sur des pointés acérées et qu’on relèvera sanglants et peut-être sans vie. Tout cela est exécuté avec sang-froid, avec une promptitude, qui jettent les sauvages compagnons du voyageurs dans une véritable admiration.
Arrivé à la petite ville commerciale d’Ingiga, le 1er avril 1788, l’expédition entrait pour ainsi dire dans la vie civilisée. Après avoir séjourné à Okhotsk, port assez médiocre, mais petite ville dès cette époque assez commerçante, Barthélemy de Lesseps s’embarqua sur Léna et traversa successivement Tomsk, Tobolsk, Kasan, Nijni-Novogorod, Moscou. Le 21 septembre 1788, il était à Saint-Pétersbourg. Le 17 octobre de la même année, à trois heures après midi, il remettait à Versailles ses dépêches et son précieux dépôt entre les mains du comte de Ségur, qui, avec sa grâce habituelle, le complimentait sur son énergie, son courage et sa persévérance.
Le voyage de Lesseps, devenu fort rare, puisque Brunet ne le mentionne pas dans sa Bibliographie, ne parut qu’en 1790. L’auteur de ces quelques lignes a connu dans sa jeunesse cet homme intrépide que ses travaux longuement honorés avaient enfin conduit à la sommité hiérarchique de la carrière des consulats. C’était un grand vieillard de l’aspect le plus noble et sur la figure duquel on ne pouvait rien reconnaître des fatigues excessives jadis endurées.
L’habitude des hautes affaires auxquelles il avait été mêlé avais donné à toute sa physionomie un caractère d’aimable condescendance qui contrastait (dès que certains souvenirs revenaient à la pensée) avec les misères parfois extrêmes qu’il lui avait fallu subir. Il se montrait heureux d’ailleurs d’avoir conservé à la France un trésor scientifique que le monde ne peut oublier. Il est mort à Lisbonne, en 1834.
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