l n’existe aucun portrait du sire de Joinville, qui vécut au treizième siècle. M. Bra, à qui a été commandée au XIXe siècle la statue reproduite ici, a fait revivre la physionomie morale et historique du personnage, et l’a figuré selon son double caractère de guerrier et d’écrivain. Sur ses traits respirent un mélange de douceur et de fierté, une aptitude égale à l’action et à la pensée. Il porte l’épée qui a combattu les infidèles ; il porte la plume qui a écrit l’Histoire de saint Loys, IX du nom, roy de France.
Statue du sire de Joinville,
par M. Bra (Salon de 1836) |
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Joinvillebr>ut attaché, pendant son enfance, à Thibaut IV, comte de Champagne. A seize ans, il épousa Alix de Grand-Pré, aussi jeune et aussi peu fortunée que lui. En 1245, lorsque la croisade fut publiée, il engagea ses biens, laissa à sa mère Béatrix, à son épouse et à deux petits enfants, à peine 1200 livres de rente, et partit ayant à sa solde dix chevaliers.
Arrivé à l’île de Chypre, rendez-vous général des croisés, il n’avait plus d’argent pour payer ses chevaliers, et il fut obligé de prier Louis de les prendre à sa solde. Depuis ce moment, Joinville s’unit d’une grande amitié intime avec le roi.
« Cette union, dit M. Petitot, rappelle, sous plus d’un rapport, celle de Henri IV et de Sully ; elle en diffère cependant en ce que c’était Joinville qui paraissait doué de cette enjouement plein d’agrément et de liberté avec lequel nous aimons à nous représenter le Béarnais, et que Louis montrait, au contraire, cette gravité et cette sagesse profondes qui caractérisaient le ministre de Henri. »
Joinville combattit les infidèles avec un courage remarquable. Il partagea en Egypte la captivité de son maître, et il le suivit en Syrie. De retour en France, il eut toute la confiance du roi. En 1255, il fut chargé de la négociation du mariage d’Isabelle, fille de saint Louis, avec le jeune Thibaut V, roi de Navarre, qui venait de succéder à son père Thibaut IV.
Depuis cette époque jusqu’à la deuxième croisade de saint Louis, il vécut tour à tour à Paris et en Champagne. Louis l’admettait à sa table, le chargeait de recevoir les requêtes à la porte du palais, et le faisait asseoir souvent près de lui lorsqu’il rendait justice à ses vassaux sous les arbres du bois de Vincennes. En 1268, le roi partit à une nouvelle croisade : Joinville, malade et marié depuis peu en secondes noces à Alix de Gautier, fille du sire de Tisnel, s’excusa de partir sur ce que ses vassaux avaient trop souffert de la première expédition. Sous Philippe-le-Bel, successeur de saint Louis, Joinville se joignit contre la couronne aux mécontents qu’avait excités dans le royaume un système injuste d’impôts. En 1315, Louis-le-Hutin ayant sommé toute la noblesse de le joindre dans la ville d’Arras pour aller combattre les Flamands, Joinville répondit à cet appel quoique âgé de plus de quatre-vingt-douze ans. Ce fut à la sollicitation de Jeanne de Navarre, femme de Philippe-le-Bel, et mère de Louis-le-Hutin, qu’il composa ses célèbres Mémoires. La date la plus vraisemblable de sa mort est 1317. Dans le quinzième siècle, la maison de Joinville s’allia, par les femmes, à la maison de Guise.
Au tome XX des Mémoires des Inscriptions, M. Levesque de La Ravalière porte le jugement suivant sur Joinville :
« Egalement estimé des gens de lettre, des militaires et des ecclésiastiques, il mérita la réputation qui lui survit depuis tant de siècles. Il fut grand et robuste de corps ; il eut l’esprit vif, l’humeur gaie, enjouée, l’âme et les sentiments élevés. Il apprit de saint Louis, avec qui il avait demeuré six ans dans la Terre Sainte, à aimer la vertu et à fuir le vice ; il fit de ce principe la règle de sa conduite. Moins courtisan du saint roi qu’admirateur sincère de ses vertus et attaché à sa personne, il le respecta et l’honora véritablement sans le flatter dans ses humeurs et ses petits défauts, comme on le voit en quelques endroits de son histoire. Joinville à un siège, à une bataille bravait la mort ; l’honneur et le devoir le rendaient intrépide. A d’autres occasions où il n’était pas soutenu par de grands mouvements, ce n’était plus le même homme. Les Sarrasins, dont il était prisonnier, menacent de le faire mourir ; il se voit au moment de périr ; la frayeur le trouble si fort, qu’il ne sait ce qu’il fait ni ce qu’il dit. Tel est l’homme faible ou courageux à l’occasion.
« Joinville haïssait trop le mensonge et les bassesses pour savoir plier. Après qu’il eut perdu saint Louis, il préféra de vivre en grand seigneur à sa terre, au vain honneur d’être confondu à la cour ; et par cette raison il rechercha avec moins d’empressement l’amitié des rois successeurs de saint Louis ; il se tint avec eux dans les bornes du devoir. Par un hasard fort rare, il en vit régner six : Louis VIII, Louis IX, Philippe III, Philippe IV, Louis X et Philippe V. A leur avènement à la couronne, il ne s’empressa point, tandis qu’il fut en faveur, de demander des grâces, du bien, des dignités. Content de son rang et de sa fortune, il conserva la place de ses ancêtres, et il n’augmenta son domaine que par deux mariages.
« Il transmit à sa postérité et aux hommes que l’ambition et l’amour des richesses n’aveuglent pas, des préceptes à suivre et un exemple à imiter. Il ne fut pas sans défauts ; je ne dois pas le dissimuler. Il était peu touché de la religion dans sa jeunesse ; il aima le vin. Saint Louis le corrigea de son incrédulité et de l’ivrognerie. Il passa à une autre extrémité pour la religion ; il devint crédule et superstitieux : les contradictions, les refus de ce qu’il demandait l’aigrissaient ; il s’emportait aisément. Homme enfin, il eut des vertus et des défauts, et comme les vertus furent en plus grand nombre que les défauts, il mérita d’être mis au rang des grands hommes. »
Quelques anecdotes biographiques recueillies et comparées semblent montrer que Joinville, dans sa longue existence, participa des caractères de deux sociétés dont l’une mourait de son temps, et l’autre commençait à naître. Il avait les qualités de naïveté, d’abandon, de bonne foi, qui ont fait de saint Louis l’un des types les plus précieux et les plus purs du Moyen Age ; mais il avait aussi en lui un germe de méfiance pour l’autorité trop exclusivement abandonnée aux faiblesses humaines qui a engendré depuis des doctrines si hardies de dignité individuelle. C’est du moins ce qui peut le mieux faire comprendre sa conduite réservée ou hostile vis-à-vis des successeurs de saint Louis, et la nature de sa piété qui n’excluait pas toujours une certaine prudence presque injurieuse pour le clergé. C’est ainsi qu’il bâtit une église à ses frais, mais qu’ayant prêté 50 livres au doyen des chanoines de Saint-Laurent de sa ville, il exigea d’eux pour gages du prêt, qu’ils lui donnassent des chasubles, des aubes, une étole, un fanon, une tunique, une dalmatique, deux bras d’argent où il y avait des reliques de saint Georges et de saint Chrysostôme.
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