LA FRANCE PITTORESQUE
Efficacité (De l’) de la Poste
recourant jadis à des déchiffreurs
(D’après « Musée universel », paru en 1877)
Publié le lundi 24 octobre 2016, par Redaction
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En 1877, le célèbre écrivain Maxime Du Camp, dont l’histoire de la Commune publiée sous le titre des Convulsions de Paris lui vaudra d’être élu à l’Académie française en 1880, vante les mérites des services postaux qui, en dépit de certaines adresses libellées parfois de façon fort incompréhensibles, parviennent, au moyen de déchiffreurs, à acheminer le courrier à son destinataire
 

Ce que le public ne sait pas, ce qu’il ne peut deviner qu’imparfaitement, écrit Maxime Du Camp, c’est la constante activité que l’administration de la poste déploie pour éviter ou réparer les erreurs qu’on lui a quelquefois reprochées avec une amertume imméritée.

J’avoue, confie-t-il, que j’ai soumis la poste à plusieurs expériences, qui toutes ont tourné à sa plus grande gloire. Je me suis fait écrire des lettres dont la suscription était en arabe, en russe, en grec, je les jetais moi-même à la boîte afin d’être bien sûr qu’elles n’avaient point été égarées. Elles me sont toutes parvenues avec un retard de six ou huit heures qui est parfaitement justiciable, puisque, arrivées à l’hôtel des postes où elles n’avaient pu être déchiffrées, ces lettres avaient été portées aux ambassades de Turquie, de Russie, de Grèce, où la traduction de l’adresse avait été faite. La question fiscale ne pouvait entrer pour rien dans l’ardeur de l’administration à remplir son devoir, car elles étaient affranchies.

Dès qu’une lettre porte une adresse illisible, incomplète ou erronée, elle est mise à part et confiée à deux employés spéciaux qui rendraient des points à Œdipe, liraient les tables de Manéthon à première vue, et pour qui rébus si compliqué qu’il soit ne peut avoir de mystère. Ils sont dans une sorte de cage vitrée appuyée contre une fenêtre bien éclairée, près d’un casier chargé de dictionnaires, devant une table où brillent des loupes de toute dimension.

Ce sont des déchiffreurs et des devins aussi, car, non seulement il faut déchiffrer, mais encore il faut deviner. L’un d’eux, homme grand, sec, à cheveux blancs, et dont les yeux brillent d’une intelligence singulièrement perspicace, s’est composé pour les besoins de sa besogne personnelle un dictionnaire qui est bien la plus étrange œuvre de patience qu’on puisse imaginer. Il a fait le catalogue de tous les châteaux et de toutes les usines de France, il en connaît exactement le nombre et le nom des propriétaires, il sait que les La Rochefoucauld ont vingt-trois châteaux, et que les de La Rochejacquelein en ont cinq.

Au guichet de la Poste (1854)

Au guichet de la Poste (1854)

Bien des gens pensent avoir libellé régulièrement une adresse lorsqu’ils ont écrit : A M. E. B..., en son château. La lettre mise au rébus provisoire par le manipulateur, est envoyée au déchiffreur ; celui-ci consulte les documents qui lui permettent d’assurer le trajet en inscrivant au dos : Trangy, commune de Saint-Éloi, par Nevers (Nièvre). Une lettre simplement adressée à M. F. O..., en sa fabrique, sera vérifiée, complétée, et partira ensuite, sans encombre, pour Vernon (Eure).

Parfois un mot oublié, le mot principal, celui de la ville même, amène un autre genre de recherches. J’ai vu l’adresse suivante : M. P..., négociant (Isère). Immédiatement interrogeant l’Almanach de Bottin, on apprit qu’il y avait à Grenoble un M. P... qui est marchand de bois. Ce n’est pas un cas de certitude, c’est un cas de probabilité. La lettre sera dirigée sur Grenoble, si elle est refusée, on tentera de nouvelles démarches. Il y a des suscriptions qui rendent toute transmission de la lettre impossible : Mlle Françoise, pour faire parvenir à son père (Lille, en Flandre). Ici le mystère est trop profond et il faut renoncer à le pénétrer.

Une lettre porte : à M. N..., à la Ferté ; il y a en France vingt-neuf villes ou villages de ce nom. Si nul indice ne fait présumer que ce soit plutôt pour tel endroit que pour tel autre, la lettre s’en ira à toutes les La Ferté connues, sera frappée d’un timbre particulier à la poste de chacune de ces localités, et finira par rencontrer le destinataire qui, sans aucun doute, se plaindra du retard, mais ne payera pas un centime de surtaxe.

Le travail le plus pénible est celui qui s’accomplit sur les adresses réellement frelatées, à cause d’une orthographe impossible et de désignations improbables. Il faut une sagacité et une patience de peau-rouge pour arriver à reconstituer ces lignes en signes hiéroglyphiques, près desquelles les palimpsestes d’Herculanum paraissent faciles à lire du premier coup d’œil.

Je puis transcrire d’invraisemblables suscriptions que j’ai vues, mais je ne puis en figurer l’écriture titubante, la disposition folle, l’inextricable enchevêtrement. En voici deux suivies de la traduction, et je pourrais en citer des milliers : Mansieur Leclusier Dela maunai pour Tiéchouraime abord Dasolferino à flouvy Paris Siens. Lisez : Monsieur l’éclusier de la Monnaie, pour remettre à Tiéchard (Aimé), à bord du Solférino, appartenant à Flouvy, Paris (Seine). — Monsieur Clote Boucheron à Saint-Quen dhau berville près la marne de ellie à la baulle à rauns. Lisez : Monsieur Claude Boucheron, à Saint-Ouen-de-Thouberville (Eure), près la marre du sieur Ellie, par la Bouille, près Rouen (Seine-Inférieure).

Il suffit qu’une adresse soit compréhensible pour éviter les commentaires des déchiffreurs ; ainsi celle-ci : Aux meilleures rillettes de Tours (Indre-et-Loire). Le facteur est prié de ne point se laisser influencer par ses relations personnelles.

La moyenne des lettres qui exigent un travail de rectification est de mille par jour, sur lesquelles la poste parvient à en placer près de neuf cent cinquante.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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