Pendant toute la première moitié du Moyen Âge, les livres furent écrits dans les couvents. Il y avait dans les monastères une salle qu’on appelait le scriptorium, c’est-à-dire l’endroit où l’on écrit, et là pendant de longues heures, silencieusement, des moines recopiaient les ouvrages des auteurs anciens, et les livres de piété qui formaient le fonds des maigres bibliothèques de ce temps.
C’était une des occupations les plus en honneur dans les couvents, et ce qui prouve bien le cas qu’on en faisait, c’est qu’on croyait qu’un travail de ce genre pouvait sauver de l’enfer l’âme de celui qui s’y livrait. On trouve dans un chroniqueur du XIe siècle, Orderic Vital, une plaisante histoire à ce sujet. Il y avait dans un couvent, raconte-t-il, un moine qui avait trop souvent manqué à la règle dans la maison ; l’abbé lui pardonnait cependant beaucoup d’erreurs dans sa conduite, car il savait écrire, il était assidu au travail, et il copia une grande partie de l’Écriture Sainte.
Copiste dans son atelier, copiant un codex : sur son pupitre, le codex original, maintenu ouvert,
un autre codex fermé, un grattoir et des bésicles, lunettes sans branche qui se pincent sur le nez.
Miniature extraite des Chroniques de Hainaut de Jacques de Guyse
(manuscrit français n°20127 de la BnF datant du milieu du XVe siècle)
Bien lui en prit, comme on va voir. Il mourut ; aussitôt les démons réclamèrent son âme ; mais alors les anges prirent sa défense ; ils montrèrent à Dieu l’énorme livre que leur client avait copié, et, à chaque fois que les démons énuméraient un péché de l’âme qu’ils convoitaient, vite les anges mettaient en regard une des lettres du livre. A la fin le nombre des lettres se trouva de beaucoup supérieur à celui des péchés commis par le pauvre moine, et Dieu consentit à recevoir son âme au paradis.
Mais, à partir du XIIIe siècle, le besoin d’un nombre plus grand de livres se fit sentir, car il s’était fondé en plusieurs villes, notamment à Paris, de grandes écoles où affluaient les étudiants qui réclamaient les livres nécessaires à leur travail. Des copistes, le plus souvent de pauvres prêtres, se mirent, eux aussi, à copier des manuscrits, et alors apparut la profession de libraire. Il y avait alors deux sortes de libraires ; les premiers, qu’on appelait simplement libraires, recevaient en dépôt des manuscrits et les vendaient au public ; les autres, qu’on nommait stationnaires, d’un mot latin qui signifie étalage, commandaient eux-mêmes aux copistes les ouvrages dont ils voulaient avoir plusieurs exemplaires : ils correspondaient donc à nos éditeurs actuels. Il faut croire que la profession ne rapportait pas beaucoup, car, au XIIIe siècle, la plupart des libraires étaient en même temps cabaretiers.
Les libraires faisaient partie de cette grande institution qu’on appelait l’Université ; ils devaient prêter, au moins tous les deux ans, à celui qui était à la tête de ce corps, le recteur, un serment dont voici quelques passages. « Vous jurez que fidèlement vous recevrez, garderez, exposerez en vente et vendrez les livres qui vous seront confiés. Vous jurez que vous ne les supprimerez ni ne les cacherez, mais que vous les exposerez en temps et en lieu opportuns pour les vendre. Vous jurez que si vous êtes consulté sur le prix, vous l’estimerez de bonne foi, au prix où vous voudriez le payer vous-même. Vous jurez enfin que le nom et le prix du propriétaire seront placés en évidence sur tout volume. »
Guillaume des Ursins et son copiste-enlumineur. Miniature extraite de
La Mer des histoires (Mare historiarum) de Giovanni Colonna
(manuscrit latin n°4915 de la BnF datant du milieu du XVe siècle)
On remarquera cette dernière clause ; elle nous apprend que, dans ce cas, le libraire était un intermédiaire entre celui qui avait écrit le livre, et qui en gardait la propriété, et l’acheteur ; ceux qui avaient copié des livres les mettaient donc en dépôt chez le libraire comme aujourd’hui quelques artistes confient à des marchands de tableaux leurs oeuvres, laissant à ceux-ci le soin de les vendre. On disait alors que les libraires étaient des clients ou des suppôts de l’Université ; à ce titre, ils jouissaient des mêmes droits que les professeurs et les étudiants, et ils figuraient dans les processions religieuses, placés, il est vrai, tout à la queue du cortège, avec les écrivains, les enlumineurs, les parcheminiers et les relieurs, qui faisaient partie avec eux de la même corporation.
C’étaient là les avantages de cette situation ; mais elle avait aussi ses inconvénients. D’abord, les libraires étaient tenus de résider dans le quartier de l’Université : quelques-uns étaient groupés auprès de la rue Saint-André-des-Arts, où se trouvait l’église dans laquelle leur confrérie avait sa chapelle. Beaucoup d’autres avaient leurs boutiques dans la rue Saint-Jacques. On remarquera d’ailleurs qu’encore aujourd’hui la plupart de nos grands éditeurs sont demeurés sur la rive gauche. On ne faisait d’exceptions que pour ceux qui ne vendaient que des livres de messe, de prière et de piété ; ceux-là étaient autorisés à s’installer autour de l’église Notre-Dame.
Enfin l’Université reconnut à plusieurs d’entre eux, à partir du XVIIe siècle, le droit de tenir boutique dans la galerie du Palais, et c’est à leurs étalages que se munirent de projectiles les fougueux combattants dont Boileau nous a retracé les prodiges de valeur dans son amusant Lutrin. Il y avait d’autres prescriptions, les unes raisonnables, comme celle de savoir le latin, les autres plus bizarres, comme l’obligation où ils étaient d’allumer tous les soirs les chandelles dans les lanternes publiques ; ils ne furent déchargés de cette obligation qu’à la fin du règne de Louis
XIII.
Mais la plus redoutable des prescriptions auxquelles ils étaient soumis, c’est qu’ils ne pouvaient publier aucun livre qui n’eût été approuvé par l’Université. À partir du XVIe siècle, ce furent les rois qui se chargèrent d’exercer cette surveillance ; un livre ne pouvait être imprimé qu’avec un visa des censeurs royaux, et il ne fallait point négliger cette précaution, car ceux qui l’omettaient risquaient, suivant la nature des livres dont ils avaient accepté le dépôt, de sévères châtiments et parfois même la mort.
Pendant la cruelle répression qui fut faite de l’hérésie huguenote à Paris, sous le règne de François Ier et de Henri II, il y eut plusieurs libraires qui furent brûlés de ce chef. Ce fut le cas du malheureux Étienne Dolet, qui, comme beaucoup de libraires de ce temps, était à la fois auteur, imprimeur et éditeur.
Galerie du Palais au XVIIe siècle, où l’on distingue le libraire sur la gauche. D’après Abraham Bosse.
Les libraires avaient déjà comme concurrents les bouquinistes. Un écrivain du début du XVIIIe siècle nous apprend que c’étaient de pauvres libraires qui, n’ayant pas le moyen de tenir boutique ni de vendre du neuf, étalaient de vieux livres sur le Pont-Neuf, le long des quais et en quelques autres endroits de la ville. Ils n’étaient pas plus riches alors qu’au XVIIe siècle, si l’on en juge par la plaisante description que l’on trouve de ces pauvres gens dans un de ces pamphlets du temps de Mazarin, qu’on appelle à cause de cela des Mazarinades. L’auteur les plaint d’avoir été chassés de ce Pont-Neuf dont, suivant lui, ils étaient un des ornements.
Ces pauvres gens chaque matin
Sur l’espoir d’un petit butin
Avecque toute leur famille,
Garçons, apprentifs, femme et fille,
Chargé leur col et pleins leur bras
D’un scientifique fatras,
Venaient dresser un étalage
Qui rendait plus beau le passage.
Mais les libraires étaient impitoyables ; à maintes reprises, ils exigèrent des édits du roi pour chasser du Pont-Neuf et des quais ces misérables concurrents, qui ne tardaient pas d’ailleurs à venir reprendre possession de l’étalage dont ils avaient été chassés par la cupide jalousie de leurs puissants adversaires.
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