Tantôt le nom d’épicier s’appliquait aux simples chandeliers ou fabricants de bougie, tantôt il s’étendait à cette classe intermédiaire entre les empiriques et les médecins, qu’on appelait les apothicaires. Rarement signifiait-il, au Moyen Age, le marchand de menus comestibles comme nous le comprenons de nos jours.
Nous retrouvons les épiciers fabriquant la bougie dans une ordonnance de 1312, où il leur est formellement enjoint de vendre de la bougie sans suif, à peine de confiscation de la marchandise. Ils doivent aussi se servir de balances justes et ne point tricher sur les poids. Nul ne pouvait peser les marchandises en gros s’il faisait lui-même commerce d’épicerie ; de même il était interdit aux courtiers de vendre pour leur compte les produits qu’ils étaient chargés de placer. Cette ordonnance un peu sévère s’étendit aux épiciers courant les foires de Champagne, par mandement spécial du roi.
Une boutique d’épicier vers 1780. D’après Adrien de Vriei. |
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Quelques années plus tard, nous les retrouvons, mêlés aux apothicaires dont ils suivront le sort pendant deux cents ans. En 1336, le prévôt de Paris rappelait aux apothicaires-épiciers qu’ils étaient forcés de soumettre aux maîtres de la médecine tous opiats ou autres drogues débitées dans leurs officines. On alla plus loin sous le roi Jean, et on prit ces marchands par leur côté honnête, ce qui était un peu simple pour le temps : on prétendit obtenir qu’ils ne falsifiassent point leurs marchandises, en réclamant d’eux un serment solennel ; l’histoire ne dit pas ce qu’il advint de cette mesure singulièrement naïve.
En 1450, voici à nouveau les maîtres épiciers devant la cour du prévôt. Cette fois ils sont censés réclamer un règlement de fabrication et de vente, et là encore nous retrouvons les anciens épiciers-chandeliers du XIVe siècle représentés par leurs maîtres Jean Chevart, Guillaume dit de Paris, Colin Laurens, Jean Bachelier et Jean Asselin. Le règlement qu’ils obtiennent porte sur la fabrication des bougies ou cierges et la vente des « saulces ou espicerie » qu’ils débitaient dans leurs « ouvroirs ». La bougie doit être faite moyennant dix bougies à l’once à peine de confiscation ; le fabricant devait de plus y imprimer sa marque personnelle préalablement déposée au bureau des jurés et chez le prévôt, pour qu’il fût très facile de retrouver les délinquants en cas de fraude.
Les épiciers tenant et vendant « saulces, comme canneline, saulce vert, saulce rapée, saulce chaude, saulce à composte, moustarde et aultres saulces », devront les composer de bonne qualité à peine de 10 sols d’amende, suivant les ordonnances « du mestier des saulces ». Les épiciers forains devaient faire visiter leurs marchandises par les jurés avant que de les mettre en étal. Ceux-ci étaient tenus de déférer à cette invitation d’examen dans la journée du lendemain au plus tard. Quant aux épiciers établis dans les villes, ils ne pouvaient rien acheter aux forains avant la visite des jurés.
Intérieur d’épicerie au XVIIIe siècle |
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Ces précautions, on est bien obligé de le reconnaître, avaient du bon, puisque l’ordonnance de 1450 régla longtemps le commerce d’épicerie chez nos pères, à des époques où, toute proportion gardée, la sophistication des denrées alimentaires ne laissait pas que de se faire aussi communément que de nos jours.
Il n’est point sans intérêt de rappeler ici que vers le milieu du XIVe siècle, grâce au négoce avec les pays du Levant, les épiciers se fournissaient plus facilement de drogues et produits levantins dont la mode s’empara. Il fut alors de bon ton de s’offrir réciproquement des « espices ou drogues » en cadeau, et il arriva souvent que pour hâter les juges somnolents, le client riche recourut à ces « blandices ».
Les magistrats acceptèrent d’abord timidement, puis ouvertement, si bien qu’en moins d’un demi-siècle les épices se payaient couramment en toutes causes. En 1483, les choses en étaient arrivées à un tel point que tout le monde des plaideurs réclamait à grands cris une taxe qui limitât un peu les extorsions des juges. Alors le nom seul était demeuré, mais les épices s’étaient changées en bons deniers comptants. De là le nom qui jusqu’en 1789 servit à désigner ce que nous appellerions volontiers le casuel des magistrats ; ce casuel avait été aboli au XVIe siècle ; mais, ayant reparu, on le régla en 1669, en faisant taxer les épices d’une cause par le président qui la jugeait.
Tombe d’un épicier du roi, à Paris D’après le recueil de Gaignières |
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Pour revenir aux épiciers, cause innocente de ces abus de justice, nous franchirons quarante années et nous les retrouverons, en 1514, aux prises avec les apothicaires. Ces derniers ayant fait quelque progrès dans « leur art », comme ils appelaient leur métier, réclamaient hautement leur séparation d’avec les épiciers, qui n’avaient ni leurs goûts ni leur science. « Car, qui est espicier n’est pas apothicaire, et qui est apothicaire est espicier » assuraient-ils, avec une certaine apparence de logique. Le roi écouta favorablement cet argument péremptoire, et les « espiciers simples », c’est-à-dire les marchands de « bougie de saulces et d’huile », eurent une existence à part.
Ce n’est pas que cette condition fût très brillante. Dans la plupart des cas, l’épicier du XVIe siècle courait les rues, offrant de ses denrées aux passants et heurtant aux portes des ménagères. Le nombre des épiciers tenant ouvroir était relativement restreint. Et puis, cette situation précaire, qui les forçait à empiéter toujours sur les métiers voisins, les plongeait dans la déconsidération. En 1620, ils obtinrent de vendre du fer forgé, des clous, et même du charbon, mais non sans provoquer des récriminations et des colères.
Le XVIIIe siècle les rattacha aux droguistes ou apothicaires. Ils vendent alors de la thériaque, des préparations de kermès, le mithridate, mais ils ne confectionnent pas ; un arrêt de 1764 leur prohibe essentiellement la manipulation et le mélange des drogues. Entre temps ils trouvent le moyen d’empiéter sur les charcutiers par la vente des jambons de Bayonne, de Bordeaux ou de Mayence.
Ils obtiennent contre les vinaigriers le droit de tenir jusqu’à trente pintes de vinaigre, mais sans parvenir à donner à leur infime métier l’ombre du prestige des autres corporations. Pourtant n’était point épicier qui voulait sous l’ancien régime ; et les conditions exigées chez l’apprenti étaient des plus sérieuses. Il fallait d’abord être Français, reconnu honnête, avoir compagnonné trois ans, après quoi les maîtres présentaient le candidat au procureur du roi.
Après le serment prêté devant le magistrat, les trois gardes de l’épicerie signaient le diplôme de réception qui devenait brevet de maîtrise. Toutes ces formalités donnaient au nouvel adepte droit de vendre où bon lui semblait drogues et épiceries, mercerie, clouterie, charcuterie et vinaigrerie, c’est-à-dire de vivre un peu aux dépens de tout le monde, de gratter sur tout, sans art et sans talent. Ainsi naquit ce type étrange si ridiculisé depuis, souffre-douleur des rapines et des étudiants.
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