Lorsque l’aristocratie fut vaincue par les armes, il restait à la soumettre aux lois communes ; dans cette seconde phase de sa lutte avec la royauté, les huissiers ou sergents formaient, pour ainsi dire, la milice du roi, et il y avait pour eux danger de blessures et même de mort.
Vers 1323, un gentilhomme du Languedoc, nommé Jourdain de Lille, tua un huissier, ou sergent, avec la masse d’argent aux armes du roi qu’il lui arracha des mains. En 1399 ou 1400, Edouard, baron de Beaujeu, fit jeter par la fenêtre un huissier qui lui signifiait un ajournement. Quelques gentilshommes du Poitou, de l’Anjou, du Maine et de la Saintonge, avaient l’habitude, vers l’année 1532, de noyer dans les fossés de leurs châteaux ou d’assommer les sergents qui se hasardaient à leur porter des assignations. Les lois anciennes prouvent que les faits de cette nature étaient dans le train ordinaire des choses.
Charles VI, « considérant que les sergents et huissiers étaient moult de fois injuriés et villénés, et très extrêmement battus, mutilés et navrés, et les aucuns morts et occis » ordonna, en 1388, à toutes personnes de leur prêter main forte lorsqu’ils exerceraient leurs fonctions. Mais cette disposition, plusieurs fois renouvelée depuis, restait toujours sans effet. « Si les sergents veulent aller exécuter ou faire aucun exploit de justice contre un gentilhomme ou autre riche et puissant, dit le commentateur de l’ordonnance de 1560 (Joachim du Chalard), ils sont contraints mener leurs recors de bien loin, à grands frais, d’autant que les voisins se cachent et n’y osent aller de peur d’encourir leur inimitié, d’être battus et intéressés en leurs biens. »
Ceux qui injuriaient ou battaient les sergents étaient censés injurier et battre le roi lui-même ; et par suite de cette fiction, la peine de mort fut portée contre eux par l’ordonnance de Moulins en 1566, et par l’édit d’Amboise en 1572. Toutefois, on se bornait à condamner les coupables à la prison et à des peines pécuniaires ; les lois anciennes, qui prodiguaient la peine de mort, s’appliquaient rarement dans toute leur rigueur.
Dans cette espèce de guerre que les sergents ou huissiers avaient à soutenir, tous les torts n’étaient pas d’un seul côté : eux-mêmes, très fréquemment, agissaient avec une violence brutale, injuriaient les parties et commettaient des actes d’improbité ; ce qui leur a valu ce passage de Rabelais : « A Rome, gens infinis gagnent leur vie à empoisonner, à battre et à tuer. Les chicanous la gagnent à être battus. De mode que si par long temps demeuraient sans être battus, ils mourraient de male faim, eux, leurs femmes et leurs enfants. Quand un moine, prêtre, usurier ou avocat veut mal à quelque gentilhomme de son pays, il envoie vers lui un de ces chicanous. Chicanous le citera, l’ajournera, l’outragera, l’injuriera impudentement, tant que le gentilhomme sera contraint lui donner bastonnades et coups d’épée sur la tête, ou mieux le jeter par les créneaux et fenêtres de son château. Cela fait, voilà Chicanous riche pour quatre mois. Car il aura du moine, de l’usurier ou avocat salaire bien bon, et réparation du gentilhomme, aucunes fois si grande et si excessive que le gentilhomme y perdra tout son avoir, avec danger de misérablement pourrir en prison, comme s’il eût frappé le roi. »
Cette classe était tellement malheureuse et si méprisée qu’elle ne pouvait se recruter que parmi les individus incapables de gagner leur vie autrement. Au quinzième siècle, et même au seizième, ils étaient encore, en grand nombre, complètement illettrés. Les Etats-Généraux de 1484 exprimèrent, dans leurs cahiers, le voeu que l’on ne pût être reçu huissier sans savoir lire et écrire ; modeste degré d’instruction rendu obligatoire par un édit de l’année suivante pour la prévôté de Paris, et le 4 octobre 1550, par une décision du parlement de la même ville.
Enfin l’ordonnance de Roussillon (1563), applicable à tout le royaume, se borna à exiger qu’ils sussent écrire leur nom. Notons que pendant longtemps il ne fut pas indispensable de savoir écrire pour exercer le métier, les significations pouvant se faire de vive voix ; et c’est ce qui explique ce brocard du jurisconsulte Rebuffi : « Cette lie du peuple n’est ordonnée que pour servir de va-lui-dire. » Dans l’intention de faire respecter les sergents, l’édit d’Amboise, renouvelant un article de l’ordonnance d’Orléans, leur enjoignit de porter sur l’épaule, en manière d’égide contre le bâton, un écusson de trois fleurs de lys.
Le législateur s’ingéniait en vain ; les gentilshommes, qui n’avaient pas oublié que leurs ancêtres avaient été de petits souverains dans leurs seigneuries, résistaient toujours, derrière leurs tourelles, à l’action de la justice royale, lorsque Henri III, tournant pour ainsi dire la position de l’ennemi, décida, en 1580, par l’édit de Melun, que toutes personnes qui avaient seigneuries ou maisons fortes seraient tenues d’élire domicile en la ville royale la plus voisine, et que les exploits signifiés au domicile élu auraient le même effet que s’ils eussent été à la partie elle-même on à son domicile réel. L’édit ajoutait que si la partie n’élisait pas domicile, les significations pourraient se faire à un de ses officiers, baillis, prévôts, serviteurs, domestiques, etc.
Mais ce fut seulement sous Richelieu, après la défaite de la haute aristocratie et le triomphe définitif du pouvoir central, que le sort des huissiers s’améliora d’une manière bien sensible. Délivrés alors de leurs ennemis les plus redoutables, et plus rarement maltraités, eux-mêmes sortirent plus rarement aussi des bornes de la modération. Toutefois, aux deux derniers siècles, ils avaient fait peu de progrès dans l’estime publique, comme en témoigne notre ancien répertoire théâtral, où ils sont souvent mis en scène pour essuyer des injures et recevoir des coups.
Les officiers ministériels qui ont remplacé les anciens sergents sont les huissiers ; nos huissiers audienciers correspondent aux anciens huissiers. Sous ce dernier titre on désignait les sergents attachés au service des audiences, parce qu’ils ouvraient et fermaient l’huis (la porte) du tribunal ; huissorius signifiait portier dans la basse latinité. Cependant les sergents prenaient volontiers, comme plus honorable, la qualification d’huissiers, malgré la défense qui leur en avait été faite, notamment en 1405 par arrêt du parlement.
Les préventions contre cette classe d’officiers publics sont presque effacées aujourd’hui, et il est fort rare que l’on se porte à leur égard à des voies de fait. Ce changement dans leur condition provient sans doute de ce qu’il se trouve chez eux plus d’instruction et de probité que chez leurs devanciers, mais surtout de ce que les nécessités de l’ordre social sont mieux comprises. Sans les huissiers, il n’y aurait pas de justice possible, et l’estime publique est acquise désormais à tout citoyen qui exerce honnêtement d’utiles fonctions.
Bas-relief en pierre de liais, représentant
une réparation publique faite à l’Université
et aux religieux Augustins par trois huissiers. |
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Nous joignons à cette étude, bien qu’il ne s’y rattache pas directement, le récit d’un fait non moins célèbre dans l’histoire de l’Université de Paris que dans celle des huissiers. En 1440, un maître ou docteur en théologie, poursuivi par trois sergents qui avaient charge de l’arrêter, se réfugia dans le couvent des Grands-Augustins. Les sergent veulent y pénétrer avec leurs recors, mais ils rencontrent une rude résistance, et l’un des religieux augustins est tué dans le tumulte.
Plainte devant le prévôt de Paris ; on invoque l’inviolabilité des asiles, les privilèges de l’Université ; l’Université profère sa grande menace de fermer les écoles si elle n’obtient pas satisfaction ; les trois sergents sont condamnés à faire amende honorable, en chemises, sans chaperons, jambes et pieds nus, ayant chacun à la main une torche ardente de quatre livres pesant.
La cérémonie eut lieu au Châtelet, puis à l’endroit où le meurtre avait été commis, et encore à la place Maubert. Les coupables furent bannis à perpétuité, et l’on confisqua tous leurs biens, dont une partie servit à faire exécuter une croix en pierre, et un bas-relief destiné à perpétuer le souvenir de cette éclatante réparation. Ce bas-relief était placé jadis au coin de la rue des Grands-Augustins, sur le quai de la Vallée.
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