Peu avant la signature du traité de Brétigny qui, outre le fait de donner notamment aux Anglais la Guyenne, la Gascogne, Calais, le Poitou, le Périgord, le Limousin, l’Angoumois, le Quercy ou encore le Rouergue, mettait fin moyennant une rançon de 3 millions d’écus d’or à la captivité à Londres du roi Jean II le Bon depuis la bataille de Poitiers en 1356, les farouches résistances locales et populaires étaient parfois plus dangereuses pour le roi d’Angleterre que les grandes batailles. Ainsi d’un des plus curieux incidents émaillant cette lutte, raconté par un chroniqueur du temps, le continuateur de Nangis, et mettant en scène le grand Ferré.
Ce récit est composé par Jean de Venette, continuateur des Chroniques de Guillaume de Nangis, dans un langage qui n’est point sans charme, malgré tous ses barbarismes latins (ses écrits couvrent les années 1340 à 1368) :
« Il y a un lieu assez fort dans le petit village de Longueil, près de Compiègne. Les habitants, voyant qu’ils seraient en péril si l’ennemi s’en emparait, demandèrent au seigneur régent et à l’abbé de Saint-Corneille, dont ils étaient les serfs, la permission de le fortifier. Après l’avoir obtenue, ils y portèrent des vivres et des armes, prirent pour capitaine un d’entre eux, grand et bel homme, appelé Guillaume des Alouettes, et jurèrent de se défendre jusqu’à la mort. Dès que cela fut fait et connu, beaucoup accoururent des villages voisins, afin de s’y mettre en sûreté.
« Le capitaine avait pour serviteur un autre paysan très grand, très vigoureux et aussi brave qu’il était fort : c’était le grand Ferré (magnus Ferratus). Malgré sa haute taille et sa force, le grand Ferré n’avait de lui-même que petite opinion, et le capitaine en faisait tout ce qu’il voulait.
« Les voilà donc là environ deux cents, tous laboureurs et habitués à gagner leur pauvre vie avec le travail des mains. Les Anglais, qui occupaient un fort près de Creil, en apprenant ces préparatifs de défense, furent pleins de mépris pour de telles gens. Allons chasser ces manants, dirent-ils ; le lieu est bon et fort, occupons-le. Et il fut fait comme il avait été dit. Deux cents Anglais y marchèrent. On ne faisait pas bonne garde ; les portes mêmes étaient ouvertes ; ils entrèrent hardiment. Au bruit qu’ils firent, ceux du dedans, qui étaient dans les maisons, coururent aux fenêtres, et, voyant tant d’hommes bien armés, tombèrent en grand effroi.
« Le capitaine descendit toutefois avec quelques-uns des siens et se mit à frapper bravement sur les Anglais ; mais, bientôt entouré, il fut blessé mortellement. A cette vue, les autres et le grand Ferré se dirent : Descendons et vendons chèrement notre vie, car il n’y a pas de miséricorde à attendre. Ils se rassemblèrent, et, sortant soudainement par diverses portes, se précipitèrent à coups redoublés sur les Anglais ; ils frappaient comme quand ils battent le grain sur l’aire... Les bras se levaient, puis s’abattaient, et à chaque coup un Anglais tombait.
« Quand le grand Ferré arriva près de son capitaine expirant, il fut pris d’une vive douleur et se rejeta avec furie sur l’ennemi. Comme il dépassait tous ses compagnons de la tête, on le voyait brandir sa hache, frapper, redoubler les coups, dont pas un ne manquait son homme. Les casques étaient brisés, les têtes fendues, les bras coupés. En peu de temps il fit place nette autour de lui, en tua dix-huit, en blessa bien plus. Ses compagnons, encouragés, faisaient merveille, si bien que les Anglais quittèrent la partie et se mirent à fuir.
« Les uns sautèrent dans le fossé plein d’eau et se noyèrent ; les autres se pressèrent aux portes, mais les traits y pleuvaient drus et serrés. Le grand Ferré, arrivé au milieu de la rue où ils avaient planté leur étendard, tue le porte-enseigne, se saisit du drapeau et dit à un des siens d’aller le jeter dans le fossé. Celui-ci lui montre avec effroi la masse encore épaisse des Anglais : Suis-moi, lui dit-il ; et prenant sa grande hache à deux mains, il frappe à droite, il frappe à gauche et se fait un chemin jusqu’au fossé, où l’autre jette dans la boue l’enseigne ennemie.
« Le grand Ferré se reposa alors un moment, mais retourna bientôt contre ce qui restait d’Anglais. Bien peu de ceux qui étaient venus pour faire ce coup purent s’échapper, grâce à Dieu et au grand Ferré, qui en tua, ce jour-là, plus de quarante.
« Les Anglais furent bien confus et irrités de voir que tant de leurs braves hommes d’armes avaient péri par les mains de ces vilains. Le lendemain ils revinrent en plus grand nombre, mais les gens de Longueil ne les craignaient plus. Ils sortirent à leur rencontre, le grand Ferré marchant à leur tête. Quand ils le virent et qu’ils sentirent le poids de son bras et de sa hache de fer, ils auraient bien voulu n’être pas venus de ce côté-là. Ils ne s’en allèrent pas si vite que beaucoup ne fussent mortellement blessés, tués ou pris. Parmi ceux-ci se trouvèrent des hommes de haut lignage. Si les gens de Longueil avaient consenti à les mettre à rançon, comme font les nobles entre eux, ils se fussent enrichis. Mais ils n’y voulurent pas entendre et les tuèrent, disant qu’ainsi ils ne leur feraient plus tort.
« A ce dernier combat, la besogne était rude, et le grand Ferré s’y était fort échauffé. Il but de l’eau froide en quantité, et fut aussitôt pris par la fièvre. Il retourna alors à son village, rentra dans sa cabane et se mit au lit, mais en plaçant près de lui sa bonne hache, une hache de fer, si lourde qu’un homme de force ordinaire pouvait à peine, à deux mains, la soulever de terre.
« Quand les Anglais apprirent que le grand Ferré était malade, ils furent en liesse, et, pour ne pas lui laisser le temps de se guérir, ils lui dépêchèrent douze soldats avec ordre de le tuer. Sa femme les vit venir de loin et lui cria : Oh ! mon pauvre Ferré, voici les Anglais, que vas-tu faire ? Lui, oublie son mal, se lève vivement, et, prenant sa lourde hache, sort dans sa cour. Quand ils entrèrent : Ah ! brigands ! vous venez pour me prendre au lit ! Vous ne me tenez pas encore. Il s’adossa au mur pour n’être pas entouré, et jouant de la hache, les mit à male mort. Sur douze, il en tua cinq, le reste se sauva.
Défense du château de Longueil-Sainte-Marie en 1359 |
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« Le grand Ferré retourna à son lit ; mais il s’était échauffé à donner tant de coups ; il but encore de l’eau froide ; la fièvre redoubla, et peu de jours après, ayant reçu les sacrements, il trépassa. Le grand Ferré fut enterré au cimetière de son village ; tous ses compagnons, tout le pays le pleurèrent, car, lui vivant, les Anglais n’auraient jamais osé en approcher. »
On sent, à l’abondance des détails dans lesquels entre le chroniqueur, la sympathie du vieux moine pour ces braves paysans. Au fond des monastères on contait leurs prouesses contre les pillards des églises ; on les contait bien plus encore aux veillées, dans les villages. Ces récits se répandaient lentement, mais allaient loin. Ils relevaient le cœur des manants ; ils leur prêchaient un exemple qui était de jour en jour plus suivi ; et peu à peu s’amassaient, au fond du cœur du peuple, cette haine de l’envahisseur, cet amour du pays dont l’explosion s’appelle Jeanne d’Arc.
Edouard III d’Angleterre lui-même se fatigua de cette résistance inerte, mais invincible. On dit que le roi anglais et les siens, cheminant, fatigués et tristes, à travers les plaines de la Beauce, furent assaillis par un orage terrible qui leur parut un signe d’en haut, et que le roi fit vœu à Notre-Dame de Chartres de mettre tous ses soins à rétablir la paix entre les deux peuples. Ce n’était pas la tempête qui avait changé subitement le cœur du roi, c’était la lassitude d’une guerre qui ne finissait pas, et où on ne trouvait plus de gloire, puisqu’il n’y avait plus de bataille ; plus de butin, parce que tout était pris ou caché dans les innombrables forteresses dont la France se hérissait.
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