En 1963, Louis Quesnel, psychosociologue passé de la recherche universitaire à la recherche publicitaire, analyse sans détour le problème « moral » de la TV dans toutes ses implications : responsabilités vis-à-vis du public, de l’annonceur, de soi-même. Redoutant le sacrifice de l’éthique sur l’autel de l’efficacité commerciale, s’interrogeant sur les notions de propagande et de totalitarisme de la publicité télévisée, et entrevoyant les inconvénients de la « publicratie », il propose la mise en œuvre de quelques garde-fous, dont certains ont depuis... volé en éclats.
Avançant que la pression potentielle de la « télé-publicité » sera certainement plus fréquente, plus intense et plus massive que la publicité véhiculée par les autres media, le chercheur rappelle l’effet spécifique de l’information visuelle, et invoque l’étude menée par Cohen-Seat et Fougeyrollas dans L’action sur l’homme : cinéma et télévision : « L’attitude des individus soumis à l’information verbale est une attitude de réception. Cela signifie qu’ils reçoivent les messages verbaux auxquels ils doivent et peuvent répondre par des conduites appropriées, verbales ou agies.
« L’attitude des individus soumis à l’information visuelle est une attitude de participation. Cela veut dire que les représentations ne sont pas simplement reçues et qu’elles sont à proprement parler vécues par ceux à qui elles parviennent. L’information visuelle déclenche immédiatement non des conduites de réponse mais des conduites d’empathie. La participation est un mode de compréhension dans lequel l’affectivité l’emporte d’une manière décisive sur l’intellectualité. »
Autrement dit, la télévision accroît l’influence de la propagande sur l’homme. L’image audiovisuelle attire, endort le sens critique et hypnotise. C’est que l’image — surtout « en direct » — a toujours l’air d’être plus concrète, plus authentique que n’importe quel symbole du langage écrit ou parlé. Cette « illusion d’objectivité », dont on sait qu’elle sera encore améliorée par l’utilisation de la couleur, augmente la crédibilité du message — ce qui est appréciable ; mais elle permet aussi plusieurs formes nouvelles du mensonge — ce qui, peut-être, est inquiétant, souligne Quesnel, qui observe en outre que le pouvoir de suggestion de la télépublicité — quelle que soit la véracité du message — est renforcé par l’irréversibilité de l’impact. Il n’y a jamais de « seconde lecture ». Bon gré, mal gré, mi-conquis, mi-contraint, le téléspectateur est entraîné par le flux animé des images, des paroles, des visages et des objets.
De surcroît, note notre chercheur, la force de la télépublicité est également due à la faiblesse relative du téléspectateur qui, souvent, est atteint par le message après une journée de travail, dans un état de moindre résistance physique et mentale. Enfin, dans les foyers équipés, on regarde, en général, la télévision quotidiennement. Il est donc facile de répéter le message et d’atteindre le téléspectateur autant de fois qu’il est nécessaire, en très peu de temps.
Ainsi, plus fréquente que le film publicitaire « administré » au cinéma, plus captivante que la radio, plus contraignante que l’annonce-presse, la télépublicité apparaît comme d’autant plus dangereuse, si elle est utilisée à des fins immorales, qu’elle semble plus efficace.
Plus loin Louis Quesnel aborde la question de l’éthique publicitaire. Car si selon lui cette forme de publicité doit se plier aux règles élémentaires de la vie commerciale : ne pas tromper sur la marchandise, la quantité, le prix, la marque, etc., l’annonceur, en tant que tel, n’exige que l’efficacité, le rendement, l’influence positive de la publicité sur la courbe des ventes. Mais d’un point de vue éthique, extra-économique, ce résultat ne peut être obtenu par n’importe quels moyens, dans n’importe quelles conditions.
L’éthique doit donc surtout se préoccuper des thèmes et des formes de la télépublicité. Ainsi l’auditoire naturel du « téléspectacle » n’est autre que le groupe familial : homme, femme et enfants, rassemblés autour du récepteur. Une sommaire analyse du contenu de n’importe quelle campagne montrerait que la publicité fait aussi souvent appel aux « mauvais » qu’aux « bons » sentiments : égoïsme, agressivité, paresse, vanité, intempérance, cupidité, etc. Il se peut que, dans ces conditions, la télépublicité offre aux enfants et aux jeunes des « modèles de comportement » psychiquement et pédagogiquement nocifs.
Plus loin, Quesnel s’interroge sur la forme totalitaire de cette publicité télévisuelle. Car abstraction faite de ses incidences politiques — la TV est un puissant moyen de propagande, donc de gouvernement — l’utilisation publicitaire de la télévision implique un examen du statut des émetteurs, en fonction de certains critères d’ordre éthique. On peut, explique-t-il, à la lumière du concept de démocratie économique, se demander quelles seront les incidences de la télépublicité sur l’évolution et la structure des entreprises et des marchés. Il est, en effet, probable et, en un sens, préférable que le temps consacré à la publicité soit et reste limité. L’offre étant inélastique, le prix de la télépublicité sera élevé, sans commune mesure avec le coût réel du service rendu.
Fascinés par la télévision. © Crédit illustration : Araghorn
Dans ces conditions, l’accès à la télévision sera réservé aux annonceurs les plus importants financièrement — à moins que d’autres critères d’admission, de nature non commerciale, ne soient pris en considération. Ainsi, une organisation oligopolistique de la télépublicité pourrait faire obstacle à l’innovation en matière de produits et contribuer au malthusianisme de certains secteurs d’activité économique, fait observer notre chercheur pour qui, quelle que soit la future formule d’organisation de la télépublicité en France — nous sommes en 1963 —, il est à souhaiter, d’un point de vue éthique, qu’elle facilite la commercialisation de produits garantis et contrôlés, qu’elle favorise la compétition et les innovations valables, qu’elle contribue à l’amélioration des conditions de vie.
Sinon, conclut-il sur ce chapitre, on pourrait craindre que la télévision française, étrangère aux besoins et au dynamisme de l’économie contemporaine, ne devienne l’instrument de corporations conservatrices, à peine rajeunies sous le nom de technocratie.
Avant de livrer quelques propositions pratiques, il met en lumière les inconvénients de la publicratie. La satisfaction des consommateurs constitue, en principe, l’un des signes importants de la démocratie économique. Signe ambigu, en fait, affirme Quesnel. « Monsieur Tout le Monde », représentant qualifié de la majorité des téléspectateurs consultés par interviews, ne brille ni par l’intelligence, ni par la conscience morale, ni par le sens civique.
Soumettre la publicité au règne des sondeurs d’opinion est, sans aucun doute, normal et inévitable. Le vendeur doit plaire, flatter, amuser. C’est un opportuniste, un conformiste par obligation, sinon par goût. La meilleure émission sera toujours, pour lui, celle qui obtient le maximum d’audience et de suffrages exprimés. Cette méthode, admissible en publicité — encore que tous les snobismes soient minoritaires, avant d’être majoritaires — peut devenir sclérosante, appliquée aux programmes. C’est pourquoi, d’ailleurs, la notion d’émission patronnée est si pleine de périls.
Autrement dit, poursuit notre chercheur, le contrôle de la télépublicité par le public, au moyen du courrier, des enquêtes ou des groupements de consommateurs ne doit pas aboutir au testing systématique des programmes près de la masse des téléspectateurs, car ce serait renoncer, par là même, au rôle éducateur et créatif de la télévision dans la vie culturelle de la nation.
En matière de publicité, écrit Quesnel, la majorité n’a pas toujours raison. Beaucoup de produits nouveaux sont d’abord achetés par une minorité de gens composée de « leaders d’opinion ». Et de rappeler que la DS 19 n’a pas été, en ses débuts, un succès populaire. La plupart des snobismes sont adoptés par des groupes restreints — la jeunesse citadine et de classe aisée, le plus souvent — avant de s’étendre au « grand public ».
Il est donc difficile de proposer une méthode et une institution de contrôle de la télépublicité. La publicité, pour progresser, se perfectionner et se renouveler, a besoin d’un climat de liberté dans la recherche, la création, l’expression du télégénique. Il ne faut pas installer le censeur au milieu des studios, ni confier le pouvoir de contrôle à des fonctionnaires non qualifiés ou à un organisme irresponsable.
Un organisme étatique ou un service public serait fatalement colonisé par les « familles spirituelles » du pays. De purement économiques, les critères de sélection des produits et des annonceurs deviendraient plus ou moins idéologiques, c’est-à-dire arbitraires. La politique y gagnerait sans doute, la morale y perdrait sûrement ; quant à la publicité, qui s’en soucierait encore ? s’interroge Louis Quesnel.
Au terme de ces réflexions, nécessairement schématiques, quelques suggestions lui viennent à l’esprit :
1° Donner au téléspectateur français la liberté de choisir entre une chaîne sans et une chaîne avec publicité commerciale ;
2° Insérer judicieusement la télépublicité dans la grille des programmes : admettre la publicité aux heures d’audience maximale, à condition que la durée en soit limitée, et que le moment en soit opportun (ne pas admettre les interruptions d’émissions) ;
3° Garantir l’indépendance du téléaste. Eviter les « émissions patronnées » et, d’une façon générale, l’influence officielle ou officieuse de l’annonceur sur les programmes ;
4° Définir les critères d’accès à la télépublicité, et dresser la liste des produits et des services exclus pour raisons morales ; organiser un contrôle de la qualité des produits et de la véracité des messages ;
5° Définir la qualification professionnelle, les qualités intellectuelles et morales exigibles des téléastes chargés de la publicité ;
6° Encourager les campagnes télévisuelles remarquables par leur qualité humaine, culturelle ou esthétique.
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