Le plus intéressant spectacle de la fin du XVe siècle est sans contredit celui de la lutte de Louis XI contre Charles le Téméraire ; du génie politique naissant en Europe contre l’orgueil féodal, dont le duc de Bourgogne fut le dernier représentant. Jamais peut-être on ne vit aux prises de si divers caractères, des esprits si opposés : l’un, rempli de fierté et d’ardeur, marche à son but avec violence, sans calculer aucune chance ; l’autre, courageux au fond, n’estime véritablement que la prudence. Lors du siège de Beauvais, qui dura presque un mois et au cours duquel on put louer le courage d’une certaine Jeanne « Hachette », Charles subit une véritable humiliation. Le démembrement de la France est évité...
Les liens qui avaient autrefois uni le roi de France au comte de Charolais, né en 1433, ajoutent encore à l’intérêt de ce débat, dans lequel se trouva si fortement engagée la grandeur de la France. Avant même que la mort de Philippe le Bon, son père, livrât à Charles le Téméraire, comte de Charolais, le duché de Bourgogne, il s’était déclaré contre Louis XI ; dans la guerre du Bien Public, il avait été un des chefs les plus actifs de la ligue féodale formée contre le nouveau roi de France.
Lorsqu’il prit enfin le gouvernement du duché de Bourgogne, en 1467, sa haine éclata tout entière ; et jusqu’à sa mort les guerres se succédèrent presque sans interruption entre la France et la Bourgogne : celle qui suivit la mort du duc de Guyenne, frère du roi, est l’une des plus importantes par les desseins menaçants du duc de Bourgogne, par les rigueurs qu’il exerça contre la France, et surtout par la résistance héroïque des habitants de Beauvais, qui arrêtèrent Charles dans sa course victorieuse et l’empêchèrent d’échanger contre une couronne de roi sa couronne ducale.
Le siège de Beauvais, par Clément-Pierre Marillier |
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En 1472 une ligue nouvelle avait réuni contre le roi de France le roi d’Angleterre, le roi d’Aragon, le duc de Bretagne, le frère même de Louis XI, le duc de Guyenne, et enfin le duc de Bourgogne, qui était l’âme de cette coalition, dont le but n’était pas un mystère. On avait résolu le démembrement de la France : « J’aime mieux le bien du royaume qu’on ne pense, disait Charles ; car pour un roi qu’il y a, j’y en voudrais six. » Le partage était fait : Charles le Téméraire prenait la Picardie et la Champagne ; le roi d’Angleterre, la Guyenne et la Normandie, et Charles de France, duc de Guyenne, devait ceindre la couronne à demi brisée de son frère.
Jamais la situation n’avait été plus désespérée pour Louis XI : « Personne ne veut plus de lui, disait-on ; Anglais, Bourguignons et Bretons vont lui courir sus. » La mort imprévue du duc de Guyenne vint heureusement rompre cette menaçante union et rétablir ses affaires, ou du moins en diminuer les périls ; il s’empara rapidement de l’apanage fraternel ; le roi d’Angleterre hésita ; et de tous ses ennemis, le duc de Bourgogne fut le seul dont la résolution ne fut pas ébranlée. Il avait rassemblé une armée considérable sur la frontière de Picardie ; aussitôt qu’il apprit que le duc de Guyenne venait de succomber, il pénétra en France, s’empara de Nesle, publia un manifeste dans lequel il accusait Louis XI d’avoir empoisonné son frère ; il poursuivit sa route vers la Normandie, où il voulait se réunir au duc de Bretagne.
La courageuse défense des habitants de Beauvais changea l’issue de cette guerre et assura le succès de la politique de Louis. Charles le Téméraire avait espéré surprendre Beauvais : la ville n’avait pas de garnison et il pensait n’avoir qu’à se présenter pour la soumettre ; mais on n’était plus au temps des luttes funestes, où les divisions intérieures aidaient au triomphe des Anglais. La France avait retrouvé le sentiment de sa nationalité ; elle commençait à rattacher ses intérêts à ceux de la royauté, et les diverses provinces se sentaient unies par ce lien commun qui fondait l’unité du royaume.
Jeanne Laisné dite Jeanne Hachette. Illustration extraite de Portraits des grands hommes, femmes illustres et sujets mémorables de France : gravés et imprimés en couleurs. Dédié au Roi, d’Antoine Sergent (1786) |
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À l’approche des Bourguignons, le 27 juin 1472, les citoyens de Beauvais, livrés à eux-mêmes, fermèrent leurs portes, montèrent sur les remparts et résolurent de résister à cette armée si belle et si nombreuse que conduisait Charles le Téméraire. Les soldats du duc de Bourgogne s’emparèrent aisément des faubourgs ; mais lorsqu’ils furent en face des murailles, ils s’aperçurent que ce siège présenterait plus de difficultés qu’on ne l’avait supposé : les postes étaient gardés ; les arquebusiers, les couleuvrines amenées par les gens de la ville garnissaient les remparts, et tout annonçait une ferme résistance. Chacun se disposait à payer de sa vie, s’il le fallait, le salut de tous, et cette milice bourgeoise réunie à la hâte se tenait aussi fièrement aux plus périlleux endroits que les meilleurs soldats.
Cependant Charles donna le signal de l’assaut et l’armée s’élança contre la ville : les échelles manquaient aux assiégeants, et celles mêmes qu’ils avaient étaient trop courtes ; mais le succès semblait si facile que ces obstacles ne les arrêtèrent pas, et, s’aidant les uns les autres, animés par la présence du duc de Bourgogne, ils essayèrent de forcer la porte où se dirigeait leur attaque et d’escalader les murs.
C’est alors que, partageant héroïquement les dangers de leurs époux et de leurs frères, les femmes de Beauvais donnèrent l’exemple d’un courage inattendu. Conduites par l’une d’entre elles dont l’intrépidité dépassait encore celle de ses compagnes, par Jeanne Hachette, car nous conserverons à Jeanne Laisné le surnom que lui valut l’arme dont elle fit si glorieux emploi, elles arrivent sur les remparts et se mêlent aux combattants. Sans crainte, sans trouble au milieu du tumulte, des éclats du canon, des flèches qui de toutes parts tombent sur les assiégés, elles s’emploient selon leurs forces, apportent des pierres pour charger les couleuvrines, des traits pour les arquebusiers ; versent sur les assiégeants l’eau chaude, l’huile bouillante, la graisse fondue.
Cependant les Bourguignons ne se décourageaient pas : l’un d’eux même avait atteint le sommet du rempart, sur lequel il allait planter l’étendard de Bourgogne, lorsqu’une femme, c’était Jeanne Hachette, s’élance vers lui, saisit son drapeau, le lui arrache ; et tandis que le soldat, rudement repoussé, roule au pied de la muraille, la jeune héroïne échauffe encore le courage des défenseurs de Beauvais en élevant au-dessus d’eux le trophée de sa victoire. Ce combat, dans lequel Beauvais montra tant de fermeté et de constance, durait depuis neuf heures, quand tout à coup, vers le soir, on entendit un grand bruit ; c’était la garnison de Noyon qui venait au secours de Beauvais. Le peuple l’accueillit aux cris joyeux de : « Noël ! » et sans même prendre de repos, après une marche de quatorze lieues, la milice de Noyon monta aux remparts.
Jeanne Laisné dite Jeanne Hachette enlève un étendard aux Bourguignons. Illustration extraite de Portraits des grands hommes, femmes illustres et sujets mémorables de France : gravés et imprimés en couleurs. Dédié au Roi, d’Antoine Sergent (1786) |
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Le lendemain et les jours suivants, d’Amiens, de Senlis, de Paris, arrivèrent de nouvelles troupes, et en même temps des farines, du vin, de la poudre, des outils, qui multiplièrent les moyens de résistance. Cependant Charles, après des assauts inutiles, ne pouvait se résoudre à céder, il voyait son honneur engagé à la prise de Beauvais. Son artillerie battait incessamment la ville, les bombardes y allumaient à chaque moment l’incendie ; mais les bourgeois voyaient brûler leurs maisons avec cette fermeté inébranlable qu’ils avaient montrée sur les remparts.
Une dizaine de jours s’écoula ainsi, sans que Charles eût obtenu d’avantage décisif ; et la garnison, qui s’augmentait constamment, rendait son entreprise chaque jour plus incertaine. Enfin il ordonna, contre l’avis de tous les capitaines, de tenter encore une fois l’assaut. Le 9 juillet 1472, à sept heures du matin, les soldats bourguignons se présentaient de nouveau devant les remparts de Beauvais ; tout avait été préparé pour cette attaque : on avait jeté un pont sur le fossé, les eaux qui l’emplissaient avaient été détournées ; les assaillants étaient pleins de hardiesse et d’ardeur.
Mais les assiégés n’en avaient pas moins, et leur énergie d’ailleurs s’augmentait encore par le succès de leur résistance. Les femmes, toujours dirigées par leur glorieuse Jeanne Hachette, revinrent au combat avec autant d’empressement qu’au premier assaut : elles apportaient les traits et les pierres, distribuaient aux combattants des brocs de vin, se montraient partout où il y avait du danger, ramassaient les flèches qu’envoyaient les Bourguignons pour les donner aux archers qui défendaient Beauvais. Tous les efforts des Bourguignons furent vains ; trois fois ils plantèrent sur la muraille l’étendard de Bourgogne, et trois fois ils furent repoussés et rejetés au bas des remparts. Après quatre heures d’une rude mêlée, Charles le Téméraire dut, avec une colère qu’il ne savait plus contenir, donner le signal de la retraite.
L’étendard pris sur les Bourguignons en 1472 par Jeanne Laisné |
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Plusieurs tentatives suivirent, toujours fatales aux assiégeants, et le 22 juillet, après presque un mois de siège, pendant la nuit et dans un profond silence, l’armée abandonna Beauvais et se dirigea vers la Normandie ; mais Louis XI avait eu le temps de préparer la défense du royaume et de négocier grâce à la résistance de Beauvais. Sa couronne était sauvée.
Aussi il témoigna royalement sa reconnaissance : la ville, par lettres patentes, fut déclarée exempte de tout impôt et reçut le privilège d’élire son maire et ses échevins. Jeanne Hachette, qui parmi les bourgeoises de Beauvais est demeurée la plus célèbre, fut anoblie et mariée par les soins du roi ; et l’étendard qu’elle avait enlevé aux Bourguignons, longtemps conservé dans l’église des Jacobins, fut par la suite déposé aujourd’hui à l’hôtel de ville de Beauvais.
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