Dans les années 1880, le journaliste Gustave Geffroy, critique d’art et l’un des futurs cofondateurs de l’Académie Goncourt, nous explique en quoi l’habit noir dont aiment à se parer les hommes est indémodable, irremplaçable, et constitue l’auxiliaire indispensable pour exprimer la négation d’une vaine extériorité. Par-delà les contrées, par-delà les classes sociales, par-delà les soubresauts politiques, comportant à la fois le deuil et le sarcasme, incarnant l’élégance ou la frivolité grave, il est en outre « l’accessoire forcé des fêtes » où figurent les femmes, « le contraste obligé de leurs toilettes ».
S’il y a quelque chose d’immuable et d’éternel en ce temps, écrit Gustave Geffroy, c’est probablement cet irremplaçable habit noir contre lequel il est bien inutile de vouloir édicter des lois somptuaires. Il est plus fort que la mode, il est au-dessus d’elle. Non seulement il se raille des révolutions, mais encore il ne supporte pas de réformes. Il est parce qu’il est, et cette existence se réclame de raisons si profondes, qu’elle en devient invincible, au milieu du vacillement universel.
On a essayé de modifier la forme de l’habit, de varier quelques détails de sa coupe. Toutes les innovations possibles ont dû se restreindre à l’écartement des revers, à la longueur des basques, au nombre des boutons. On l’a trempé dans des teintures hardies. Il y a eu, il y a toujours, l’habit rouge, l’habit bleu, l’habit prune ; et même l’habit blanc a été essayé. Ni celui-ci, ni celui-là, ni l’épiscopal violet, ni la superbe écarlate, n’ont eu raison de la funèbre enveloppe dont nous nous revêtons en signe de joie, aux soirs de plaisir. Il faut donc croire que l’homme d’aujourd’hui a trouvé, pour sa vie provisoire, sa définitive apparence, et que rien ne prévaudra contre ce morceau de drap irrégulièrement coupé, qui tient de la veste et de la redingote.
C’est un symbole comme le chapeau haut de forme. Il est à tout le monde, sa tache sombre apparaît à toutes les hauteurs sociales, il revêt en même temps l’homme du monde le plus raffiné et le gérant d’hôtel cosmopolite. Toutes les conquêtes des révolutions successives se résument peut-être dans cet habit noir au delà duquel tous les d’Orsay et tous les Brummell du dandysme sont aujourd’hui impuissants à découvrir du nouveau.
Lui seul est permanent, lui seul résiste à tous les efforts des partis, rétrogrades et avancés. Ou plutôt, personne ne songe à le défendre, car personne ne songe à l’attaquer ! Il fait corps avec les masses, il est au-dessus des constitutions politiques et des lois du code. La liberté de la presse peut sombrer et renaître, les associations peuvent être dissoutes et reconstituées, on entend la voix des clubs où l’on passe dans le silence de la rue, les populations sont croyantes ou sceptiques devant l’agitation des politiques, ce sont là des incidents qui ne touchent en rien à la permanence indiscutée de l’habit noir, à son caractère invioable.
Les chapeaux à plumes et les toques de velours ont cédé la place au dur, oblong et sombre chapeau haut de forme. Les pourpoints, les justaucorps, toute la soie et tout le velours qui pouvaient s’orner de dentelles et se passementer d’or devaient aussi disparaître, rentrer dans l’harmonie générale du gris et du noir.
Aujourd’hui, toutes les couleurs vives sont reléguées au théâtre, dans les pièces à costumes. L’habit rouge, on peut le prévoir, reprendra sa véritable fonction, qui est de courre le cerf, le renard et le sanglier. Là, il est à sa place, il est à l’unisson de la voix des chiens et de la sonnerie des cors, et les honneurs du pied, sans lui, manqueraient de la solennité nécessaire.
Il est probable que tout est bien ainsi, et que la couleur de nos vêtements est en rapport exact avec la couleur de notre vie et la couleur de notre esprit. Ce siècle des locomotives, des becs de gaz, des lampes électriques, des constructions de fer, ne pouvait comporter, même aux jours de fête, une population enrubannée et parée de nuances chatoyantes. Il fallait se mettre en harmonie avec les appareils et les produits de l’industrie contemporaine.
On l’a fait instinctivement. L’homme des grandes villes s’est logiquement revêtu de draps qui ne créaient aucune dissonnance dans l’atmosphère des gares de chemins de fer, des fabriques de banlieue, sous les cieux chargés de pluie et de boue. Le civilisé obéit ainsi aux lois d’existence qui se manifestent dans tous les milieux, pour toutes les espèces. Dans les pays de glace et de neige, les oiseaux blancs seuls échappent aux rapacités ennemies. C’est peut-être une sélection et un accord du même genre qui ont exercé, aux lointaines époques sans histoire, leur influence sur les hommes désarmés, luttant pour l’existence. Cette influence s’est perpétuée héréditairement alors que les causes immédiates allaient s’affaiblissant. Mais vraiment, encore aujourd’hui, les vêtements du civilisé sont en harmonie avec la nature ou la cité qu’il habite.
Jeune homme conversant avec une jeune fille. École anglaise
Devant les tableaux de Jean-François Millet, les Goncourt ont fait cette juste remarque, et ils l’ont transcrite dans un chapitre de Manette Salomon, que les paysans étaient habillés de la déteinte des deux éléments où ils vivent, « du brun de la terre, du bleu du ciel ». Leur rigoureuse économie, leur volonté de tout user, font aussi qu’ils sont rapiécés et multicolores comme la terre de leurs champs. L’observation est vraie, probablement pour tous les êtres. Les tricots des pêcheurs, d’un bleu qui passe au vert, prennent la nuance de la vague. Les ouvriers veulent nécessairement des blouses de la couleur de leur métier. Il en est de blanches comme le plâtre, de roses comme le feu. Tous les hommes sont ressemblants à leurs occupations, à leurs maisons et à leurs nuages.
Ici, à propos de l’habit noir, lorsqu’il s’agit du code de l’élégance et de la frivolité grave, dans un monde où la réflexion doit s’être ajoutée à l’instinct, les résultats sont les mêmes. Les architectures colorées et fleuries ont disparu. La vie sociale a perdu les parures de ses monuments et de ses rues. Il a donc fallu se mettre à l’unisson des bâtisses modernes, des constructions d’ingénieurs.
Il a fallu subir aussi les influences intellectuelles. Lorsque Barbey d’Aurévilly écrivait une préface pour la seconde édition de son livre sur le dandysme, il ne cherchait pas à expliquer sa dépense d’éloquence et à excuser la futilité du sujet. Bien au contraire : « Que voit-on ici, disait-il, à la clarté de cette bluette ?... L’homme et sa vanité, le raffinement social et ses influences très réelles, quoique incompréhensibles à la raison toute seule, cette grande sotte, mais d’autant plus attirantes qu’elles sont plus difficiles à comprendre et à pénétrer. Or, quoi de plus grave que tout cela, même au point de vue supérieur de ceux-là qui se sont le plus détachés et détournés du monde, de ses pompes et de ses oeuvres, et qui en ont le plus méprisé le néant ?... Interrogez-les. Est-ce que, à leurs yeux, toutes les vanités ne se valent pas, quelque nom qu’elles portent et quelque simagrée qu’elles fassent ?... »
Il existe donc, certes, une philosophie de l’habillement, dont on pourrait écrire le traité, et cette philosophie, actuellement, se trouverait conforme à la philosophie générale du dix-neuvième siècle. Celle-ci, après tant de siècles d’expériences et de métaphysique, n’est pas précisément tissue de lis et de roses. Elle a des rigueurs de constatation et une telle sérénité de tristesse dans la logique de ses recherches et le prononcé de ses conclusions, qu’elle devait forcément amener les cerveaux de ce temps à chercher les symboles nouveaux de leurs idées et de leurs acceptions, C’est, évidemment, une philosophie en habit noir que celle de Schopenhauer. L’habit noir est à la fois mortuaire et gai, il comporte le deuil et le sarcasme. On peut, sous un frac, être sérieux comme un maître de cérémonies et gracieux comme un Arlequin. Ce frac est de mise pour marcher derrière un corbillard et pour donner le bras, au bal masqué, à la Folie en quête d’un souper.
C’est cette double signification qui est importante. Le pessimisme qui est, quoiqu’on en dise, une doctrine assez souriante, a véritablement trouvé là son enseigne. C’est le costume d’Alceste, aujourd’hui, et c’est aussi et surtout celui de Philinte. Le monsieur qui a pris son parti de la vie s’en va, sous cette souple- armure, et sait faire figure dans toutes les circonstances, quelles qu’elles soient. Il n’a pas trouvé d’emblème préférable pour indiquer le décès de ses illusions, et c’est encore à lui qu’il a recours, lorsqu’il lui est enjoint d’apporter quelque solennité dans les actes de la puérile existence. Et l’on songerait à supprimer cet auxiliaire indispensable, cette négation de la vaine extériorité, cette suprême parure, ce masque ! Quelle aberration, et quelle fausse nouvelle !
Il y a, d’ailleurs, en dehors de toutes ces raisons, une raison définitive, qui doit suffire à établir la vérité dans un si grave débat ! Jamais les femmes ne consentiront à l’abrogation de l’habit noir. S’il est indispensable à l’homme, il leur est bien plus indispensable encore, à elles. Il est l’accessoire forcé des fêtes où elles figurent, le contraste obligé de leurs toilettes.
Ces toilettes, elles les ont choisies à leur guise, colorées, éclatantes ; elles peuvent, à leur gré, vouloir les robes éblouissantes, de celles qui font mal aux yeux, qui évoquent le plumage de l’oiseau du paradis, les apothéoses de feu d’artifice, les couchers de soleil qui incendient la mer. L’habit noir est nécessaire à ces manifestations. Il rend plus lumineuses les soirées, plus blanches les épaules et les gorges. Les orgueilleuses qui savent la nécessité de leur beauté garderont ce servant de leur règne, ce complaisant de leur splendeur.
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