LA FRANCE PITTORESQUE
Mariées de Saint-Denis, ou quand
la loterie s’invite au mariage
qui s’achève dans une crypte
(D’après « Musée des familles », paru en 1859)
Publié le lundi 8 juin 2015, par Redaction
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Une joyeuse histoire est la piquante tradition du vieux Saint-Denis, oubliée sans doute par ses habitants actuels, mais que ses doyens du milieu du XIXe siècle racontaient encore : c’est la coutume des Mariées de Saint-Denis, gai pendant des célèbres rosières de Nanterre, les secondes ayant survécu aux siècles cependant que les premières ont disparu ; du moins les mariées en loterie, car il s’agissait d’une loterie qui s’achevait dans la crypte royale de la basilique et dont voici la curieuse origine...
 

Sous le règne de Henri IV, vivait à Saint-Denis un gentilhomme original, le marquis de Bernac, qui s’était marié quatre fois, avec les plus grandes précautions, et qui avait toujours été malheureux en ménage. Il se vengeait en mariant les autres, et en les mariant à la loterie. Un jour, le comte du Bourget, son voisin, lui confiait le chagrin que lui causait son fils.

— Louis est jeune, beau, riche, intelligent, disait-il ; je lui ai proposé toutes les jolies héritières du voisinage ; impossible de lui en faire accepter aucune pour femme. Il mourra garçon et mon nom s’éteindra avec lui. J’en suis désespéré.

— Rassurez-vous, mon ami, répondit le marquis de Bernac ; le vicomte Louis a mille fois raison de repousser tous ces hymens absurdes, arrangés d’avance. La sympathie est une chose d’aventure et de hasard. Je me charge de marier votre fils, si vous voulez me laisser faire.

— Je vous donne carte blanche, répondit le comte du Bourget.

À huit jours de là, une fête avait lieu chez-le marquis de Bernac. Douze jeunes filles y étaient invitées au tirage d’une loterie. Après les courses dans le jardin, l’escarpolette, les jeux de bagne et tous les divertissements de l’époque, on rentra au château pour goûter et tirer la loterie. Les douze lots que devaient gagner les jeunes filles étaient exposés dans le salon. C’étaient des colliers, des bracelets, des aumônières, des ceintures, des colifichets élégants. Le gros lot, posé à l’écart, était une petite boîte, une chose inconnue, un mystère. Tous les yeux dévoraient cette nouvelle boîte de Pandore...

Un vieux chapelain de Saint-Denis tira les billets, et chaque jeune fille reçut le cadeau que lui adjugeait le sort. Toutes étaient ravies, sans doute ; mais toutes enviaient la boîte au secret. Le marquis de Bernac connaissait les filles d’Eve, pour en avoir expérimenté quatre en sa vie. Enfin sortit le dernier numéro, et la boîte échut à la plus jolie de toutes les invitées, à Mlle Jeanne de Loménie. Elle rougit et parut plus jolie encore ; puis elle ouvrit la boîte et y trouva deux choses, un anneau de mariage et un billet ainsi conçu :

Crypte de la basilique Saint-Denis

Crypte de la basilique Saint-Denis

« Les convives de la fête d’aujourd’hui sont priés de se retrouver ici, dans huit jours, pour assister aux fiançailles de... » Les deux noms étaient en blanc. Vous jugez de la curiosité générale ! Cette fois, les jeunes gens ne furent pas moins intrigués que les jeunes filles, et le comte du Bourget, qui était là avec son fils, remarqua sur les traits du vicomte une émotion qu’il n’y avait jamais vue. Le marquis de Bernac rit dans sa barbe, et chacun promit d’être exact au rendez-vous.

Pas un jeune cavatier ne dormit, à dix lieues à la ronde, et tous se seraient fait rompre les os pour savoir les noms laissés en blanc... Enfin le grand jour arriva, et tous les invités se retrouvèrent à leur poste. Chaque jeune fille portait le lot qu’elle avait gagné huit jours auparavant ; celle-ci le collier, celle-là le bracelet, celle autre l’aumônière, etc. Mlle de Loménie tenait à la main la petite boîte au grand secret... Elle la rouvrit et remit l’anneau de mariage au marquis de Bernac.

— Ouvrez-le aussi, dit le vieux gentilhomme en le lui rendant.

— Comment ! s’écria la jeune fille, cette bague s’ouvre ?

— Et elle contient les noms des deux fiancés que nous allons fêter aujourd’hui, reprit l’homme aux quatre femmes.

Mlle de Loménie divisa l’anneau, y lut les deux noms gravés dans l’or ; et de surprise, d’émotion, de saisissement, laissa choir l’alliance que le marquis fit passer de mains en mains. Quand elle arriva à celles du vicomte du Bourget, il se jeta aux pieds de Mlle de Loménie et lui tendit la bague avec des yeux suppliants. Elle renfermait ces deux noms : Louis du Bourget ; Jeanne de Loménie.

— Mariés par le hasard, s’écria M. de Bernac, c’est-à-dire par la Providence, qui a plus d’esprit que tous les pères et tous les enfants !

— Le gros lot de ma loterie était M. le vicomte, ajouta-t-il, et c’est vous qui l’avez gagné, mademoiselle. Si vous ne le gardez pas, vous pouvez le remettre en loterie.

Mais déjà l’alliance était passée au doigt de Jeanne, et le comte du Bourget, transporté, réunissait dans ses bras son fils et sa bru. Ils furent heureux sans nuage, comme disent les contes de fée, et eurent beaucoup d’enfants, comme l’espérait le comte. En souvenir de leur mariage et de leur bonheur, ils instituèrent et dotèrent les douze mariées de Saint-Denis.

Chaque année, douze jeunes filles et douze jeunes gens étaient réunis à leur château, et s’épousaient à la loterie, comme ils l’avaient fait eux-mêmes. Et la tradition affirme que, deux siècles durant — car l’institution survécut aux fondateurs —, pas un fiancé ne renia sa fiancée de hasard ; pas un père ne refusa son consentement, et pas un ménage ne tourna mal et ne démentit le marquis de Bernac.

Tout Saint-Denis, et même tout Paris accourait voir les douze mariées, dans leurs plus beaux atours, entrer à la vieille basilique, au bruit des mousquetades et des acclamations, s’agenouiller devant le même autel où s’agenouillaient les reines de France ; et après la bénédiction du chapelain, aller prier à l’entrée de la crypte où dormaient Saint-Louis, Philippe-Auguste et Henri IV. Telle est la tradition des mariées de Saint-Denis.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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