A voir cette face réjouie, cette prestance qui sera bientôt de l’obésité, ces mains croisées sur cet estomac visiblement satisfait, qui ne devinerait un gourmand ou un cuisinier ? En effet, écoutez parler le personnage :
« Je vis avec raison le plus heureux des hommes,
Puisque dans les malheurs où l’on dit que nous sommes,
Sans me rien ressentir des injures du temps,
Plus qu’à l’âge d’or je me trouve contant.
Depuis que je suis né je chéris la cuisine,
Comme témoigne bien ma grosse et grasse mine.
Le ciel, à mes plaisirs pour ne rien dénier,
M’a fait dès le berceau un très bon cuisinier. » |
Robert Vinot, maître cuisinier.
Dessin de Bocourt, d’après une estampe du XVIIe siècle. |
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Cette « grosse et grasse mine » appartenait à maître Robert Vinot, compositeur de sauces, comme on disait en son temps. Est-ce à maître Robert Vinot qu’on doit l’invention de la sauce-robert, cette fameuse sauce à laquelle l’ogre mange les petits enfants, dans les Contes de Perrault ? Il nous a été impossible de le découvrir. Nous ne savons rien de plus sur notre personnage que ce que les vers précédents nous en apprennent. En revanche, nous avons peut-être quelques détails à donner au sujet du métier qu’il exerçait.
Les sauciers ou compositeurs de sauces joignaient d’ordinaire à cette profession celle, plus lucrative et plus étendue, de marchands vinaigriers. Ils étaient aussi plus connus sous ce nom que sous celui de sauciers.
La corporation importante qu’ils formaient à Paris, et dont nous avons eu lieu de parler ici même, portait les titres de maîtres vinaigriers, moutardiers, sauciers, distillateurs en eau-de-vie, buvetiers de la ville, faubourgs, banlieue, prévôté et vicomté de Paris. Elle était d’une ancienneté respectable, puisqu’elle datait du quatorzième siècle : ses statuts, qui dans leur première forme, remontaient à 1394, furent révisés en 1657, après avoir été assez longuement contestés dans quelques-uns de leurs articles par la corporation des maîtres tonneliers.
On se demande d’abord ce que pouvaient avoir de commun le commerce des tonneliers et celui des vinaigriers compositeurs de sauces, et comment ils pouvaient avoir querelle ensemble. L’explication, c’est que le trente-huitième article des statuts des vinaigriers défendait aux tonneliers d’acheter des futailles où il y aurait des lies et des baissières. Avec ces lies, en effet, ne pouvait-on pas faire du vinaigre, et empiéter gravement sur le domaine des vinaigriers-sauciers ?
Cette défense n’en était pas moins très gênante pour les tonneliers, à qui elle interdisait indirectement tout commerce sur les vieilles futailles. Aussi récriminèrent-ils. Ils demandèrent qu’on interdît aux vinaigriers d’avoir chez eux des doloires, maillets, sergents et autres instruments de tonnellerie, en sorte que les vinaigriers ne pussent pas raccommoder eux-mêmes leurs barriques. Ce procès peint au naturel l’esprit de jalousie extrême qui animait les corporations. Au reste, la justice du temps, qui entrait dans les même préjugés, accorda à chacune des corporations ce qu’elle demandait.
Les vinaigriers avaient quatre gardes jurés qui les inspectaient six fois par an. L’apprentissage dans cette corporation était de quatre ans, et le service chez les maîtres en qualité de compagnon, de deux ans. Apprenti ou compagnon, on était singulièrement lié dans ce métier-là : nul maître ne pouvait prendre à son service le compagnon ou l’apprenti d’un autre maître, à moins que celui-ci n’eût donné congé par écrit à son ouvrier, ou à moins que le temps du compagnonnage ne fût expiré. Ainsi, l’ouvrier s’engageait à rester, mais le maître ne s’engageait pas à garder. Une absence de huit jours sans permission de la part de l’apprenti pouvait le faire chasser, non seulement de chez son maître, mais du métier, qui lui était interdit à tout jamais.
A l’époque où leurs statuts furent renouvelés, c’est-à-dire en 1658, il y avait à Paris deux cents maîtres vinaigriers environ, dont chacun employait en moyenne trois garçons. En général, deux de ces garçons travaillaient dans la maison, tandis que le troisième parcourait les rues, pour le compte de son maître, avec une brouette chargée de fioles de vinaigre et de petits boisseaux en bois remplis de moutarde, et criant à tue-tête ses deux marchandises. Sauval et d’autres ont pris soin de nous apprendre quelles sauces vendaient les vinaigriers, et la composition de ces sauces. Elles étaient fort simples et en petit nombre. Il y aurait lieu de penser, d’après cela, que la cuisine de nos ancêtres était bien moins compliquée que la nôtre ; mais c’est qu’il y avait autre chose que les vinaigriers-sauciers.
« Autrefois, dit Delamare, nous ne connaissions à Paris d’autres cuisiniers que les vinaigriers pour les sauces, les pâtissiers pour les volailles et le gibier, les rôtisseurs et les charcutiers pour la grosse chair, et les cabaretiers pour le vin. » Ainsi, à moins d’avoir un cuisinier à soi, on était obligé d’aller chercher chez l’un la sauce, chez l’autre le poisson. « Ce partage n’était pas commode. » Je le crois bien. « Cela fit naître l’envie à quelques particuliers élevés dans ces professions d’en réunir les fonctions et d’entreprendre des repas. Ils y réussirent, et cela fut applaudi. »
Henri IV réunit ces industriels en communauté, sous le titre de maîtres-queux, cuisiniers porte-chapes, de la ville, faubourgs, etc., de Paris. Le nom de porte-chapes, qu’on voit ici entre les autres, leur venait du chapeau de fer-blanc dont ils couvraient leurs plats en les portant dans la ville. Comme le chapeau est encore en usage, on pourrait encore appeler MM. les restaurateurs et pâtissiers porte-chapes, ce qui les flatterait assurément ; mais il est à parier qu’on ne s’en avisera pas. Au dix-septième siècle, le nom de maître-queux était remplacé généralement par celui de maître traiteur, lequel a cédé décidément à celui de restaurateur, mais depuis bien peu de temps. Encore, dans certaines villes du Midi, le mot de traiteur lutte-t-il avec avantage.
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