A la toute fin du XIXe siècle, un chroniqueur du Petit Parisien observe qu’à la campagne sur tous les chemins, en ville dans toutes les rues, le haut du pavé appartient aux vélocipédistes, aux cyclistes, faut-il dire désormais. A ses yeux, la bicyclette, sortie de l’oubli 35 ans plus tôt et comptant un nombre croissant d’adeptes, constitue le moyen de locomotion le plus rapide et le plus personnel que l’homme ait jamais ambitionné. A l’époque, on se prend à rêver de Parisiens ne circulant plus qu’en tricycle, ce dernier étant semble-t-il promis à détrôner le fiacre et conférant ainsi à la ville une tout autre physionomie...
Cyclistes : ils n’ont pas convoqué les académiciens pour créer et introduire dans notre langue ce nouveau vocable, écrit Jean Frollo en 1893 dans Le Petit Parisien. Ils ont fait leur referendum tout seuls, entre eux. Qu’avaient-ils besoin de notre avis ? Libres, indépendants, fédérés, une nation dans la nation, ils ont voté qu’ils s’appelleraient cyclistes. Ils procèdent d’un mot grec qui signifie cercle. S’ils avaient voulu se donner un nom français équivalent, ils se seraient appelés cerclistes. Comme eux j’aime mieux cyclistes. C’est plus distingué, bien mieux à l’oreille, c’est grec, partant aussi élégant qu’euphonique.
Nous n’entendrons donc plus parler du vélocipède, ainsi nommé d’un latin déraisonnable et lourd pour dire pied rapide. Si le nom doit être autant que possible l’image de la chose, c’était un barbarisme. Un aveugle comprendra qu’il y a deux cercles mariés dans un bicycle. Vélocipède ne lui dit rien de pareil et vélocipédiste est un mot qui n’en finit plus pour désigner un marcheur qui passe comme un éclair. Va donc pour cycliste. Comme quoi le referendum manié par des gens intelligents peut n’être pas toujours une mauvaise chose.
Le Vélocipède. Illustration de Jean Delpech en date de 1983,
pour l’émission d’un timbre à l’occasion du centenaire de la mort de Pierre Michaux,
inventeur de la pédale de bicyclette
Mais puisqu’on y était, poursuite le journaliste, je risque timidement qu’on aurait bien fait de réformer en même temps le dialecte étrange et étranger qui s’introduit dans le monde cycliste. Si l’on n’est initié, ni Anglais, ni Américain, à entendre parler de performances, de records, de matchs et de tant d’autres mots qui ressemblent à des éternuements, on ne sait plus ce que parler veut dire. Est-ce que notre bonne langue française n’est pas assez riche pour fournir à tous les besoins des cyclistes ? Qu’ils prennent, en cas extrême, quelque appoint au grec, à la bonne heure. A l’anglais, non.
Ils feraient croire que l’instrument est d’invention anglaise et que ce sont nos voisins qui en ont vulgarisé la pratique. Or cela n’est pas. Le premier vélocipède connu parut à Paris, monté par un Parisien, au début des années 1860 — en 1861, le serrurier Pierre Michaux, natif de Bar-le-Duc inventa la pédale et améliora ainsi le vélocipède qui était apparu au début du siècle puis tombé dans un relatif oubli. Certes, il n’était ni aussi leste ni aussi élégant que la gracieuse bicyclette qui coupe l’air à côté de nous comme une étoile filante.
J’accorde, écrit le journaliste du Petit Parisien, que les Américains et les Anglais, qui sont des maîtres mécaniciens, y aient apporté des perfectionnements bien entendus et dont tout le monde fait sagement son profit. Mais l’idée primitive de cette machine originale est exclusivement française. Quand nous en parlons, quand nous parlons de la manière de s’en servir, que ce soit en français, du moins en France.
Vers la fin du XVIIIe, rapporte notre chroniqueur, il y eut une première apparition, à Paris, d’une sorte de bicycle. Deux roues étaient accouplées par un ais sur lequel l’amateur se mettait comme en selle, les pieds touchant à terre. En réalité, il marchait, faisant de grands pas et se donnant autant d’élan qu’il voulait. Les roues et l’assemblage étaient en bois. On ne tarda pas à s’en dégoûter, et sans doute quelques accidents ridicules y aidèrent.
J’ai ouï dire qu’un tricycle plus ou moins bien ordonné, mais à pédales, qu’un ingénieux promeneur avait imaginé, donna l’idée qu’avec de l’exercice on pourrait se bien tenir sur un bicycle, également à pédales. On fabriqua l’instrument, en bois naturellement. L’apprentissage ne fut pas long, La découverte était faite. On remplaça peu à peu le bois par du fer, puis le fer par l’acier et enfin l’acier plein par des pièces tubulaires et l’on arriva à faire les machines légères et solides que nous voyons circuler, relate le journaliste.
Il y eut des bicycles et des tricycles de toutes les formes. De hardies amazones s’y aventurèrent. La cause était gagnée. Je passe sur tous les détails de perfection et de génie, s’il est permis de dire, qui ont préparé l’avènement de la bicyclette à bande de caoutchouc, le chef-d’œuvre. Français, Anglais, Américains, tout le monde y a mis du sien. Il en est de cela comme de tous les instruments d’un usage universel que chacun s’applique à faire de mieux en mieux, de plus en plus délicats, de plus en plus aisés.
Désormais, l’homme est en possession du moyen de locomotion le plus rapide et le plus personnel qu’il ait jamais ambitionné. Jusqu’à ce qu’il se soit adapté des ailes faisant partie de lui-même, comme dans l’oiseau, obéissent directement à sa volonté, comme ses bras et ses jambes, la bicyclette sera l’idéal désirable.
Il est bien singulier que l’humanité ait passé tant de myriades de siècles sur la terre avant de trouver ce mécanisme si simple, qu’elle ait dompté le cheval, inventé les huit-ressorts et la locomotive avant le bicycle. Il y a des réfractaires. De graves personnes croiraient déchoir en se mettant à califourchon sur cette machine. Concevez-vous le Président de la République faisant sa promenade matinale au Bois de Boulogne en bicyclette, comme quelques députés fantaisistes ? s’interroge notre chroniqueur Il serait aussitôt dénoncé à l’Europe comme un chef d’État peu sérieux. De l’empereur d’Allemagne, cela étonnerait moins. C’est bien de lui, dirait-on.
En attendant, on en use officiellement dans quelques administrations. On rencontre des facteurs des postes, des estafettes de ministère en bicycle. Dans les régiments on emploie des fantassins ainsi montés, bien mieux que des cavaliers, pour porter des ordres. Qui sait si l’on ne verra pas avant la prochaine guerre des régiments entiers préparés de cette manière à franchir en un clin d’œil de grandes distances ? Dix mille hommes en vélocipède courant au canon sur un champ de bataille, tantôt à droite, tantôt à gauche, partout où l’on aurait besoin d’eux, compteraient pour cinquante mille hommes. Dix mille vélo-zouaves, pour les grandes reconnaissances ou les grandes charges décisives, question à étudier.
Réclame pour les cycles Hurtu (1890)
Les cyclistes se plaignent des députés qui ont voté la capitation de 10 francs. Que les intéressés avisent. La corporation est nombreuse et un cycliste vaut dix courtiers électoraux pour battre. la campagne. Déjà ils manifestent des intentions hostiles. Il faut élargir la vieille arène des partis pour ces nouveaux lutteurs. Il est heureux pour les candidats mis au ban du cyclisme que les fabricants de bicyclettes tiennent la dragée haute aux bourses modestes. Sept à huit cents francs pour une machine dont le prix de revient est tout au plus de deux cents et même moins, ce n’est pas donné.
Quelqu’un se trouvera qui les vendra très avantageusement à moitié prix et alors tout le monde sera cycliste. A. Paris et autour de Paris on peut croire qu’il y en a des légions. On les rencontre jusque dans la foule par centaines et, dans les grandes avenues, par milliers. Que sera-ce quand la bicyclette se sera démocratisée comme il est légitime de le prévoir ?
Il paraît que cette gymnastique violente développe grandement les muscles et mérite d’être recommandée à la jeunesse pour le développement des forces physiques, et à l’âge mur pour le maintien de l’élasticité des membres et de la santé. Voilà qui nous femme génération d’hommes forts pour inaugurer le siècle nouveau. Ainsi soit-il !
Mais auparavant le cyclisme aura réalisé un grand bien plus prosaïque. Je dis en effet dans une feuille volante qu’une Société se forme à Milan pour substituer le tricycle aux fiacres ordinaires. Il y aura des stations de tricycles à deux places qui transporteront le client pour quelque menue monnaie. Comment ne s’est-il pas trouvé à Paris un industriel jaloux de faire une rapide fortune et de ne pas laisser la gloire de cette innovation à une autre ville qui n’est même pas une capitale ?
J’espère qu’il n’en faut pas davantage pour susciter les initiatives intelligentes et que nous allons voir des files de tricycles s’établir partout où nous avons coutume de trouver des voitures de place traînées par des haridelles. A dix sous la course, à un franc l’heure, il n’y aura plus personne sur les trottoirs. Tout Paris en tricycle. Quelles brillantes affaires va faire le fortuné entrepreneur de ce service ! La ville aura une autre physionomie. On ne circulera plus, on courra, on volera. Et les pauvres chevaux se reposeront enfin !
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