Au lendemain de la mort du peintre Camille Pissarro survenue le 13 novembre 1903, le critique d’art Arsène Alexandre signe au sein du Figaro un billet nécrologique nous rappelant quelle œuvre considérable et d’une grande beauté fut celle de ce grand artiste s’éteignant à 73 ans
Un grand artiste et un puissant peintre vient de mourir après avoir bien rempli une longue et féconde carrière, écrit Arsène Alexandre. C’est le plus bel éloge que l’on puisse faire de Camille Pissarro, et cet éloge tient en peu de mots et vaut de longs et verbeux commentaires.
On savait depuis quelque temps que ce beau et frais vieillard, au sourire si vif et si fin, robuste encore comme un homme mûr, et enthousiaste comme un jeune homme, n’avait plus qu’une santé menacée. Mais l’on espérait que sa robustesse surprenante aurait encore le dessus comme elle l’eut maintes fois. Camille Pissarro s’est éteint dans son domicile du boulevard Morland. J’imagine que la mort eût été encore plus douce pour lui, entouré de l’affection des siens, dans sa maison d’Eragny, dans cette belle solitude rustique dont il aimait la fraîcheur et le calme, en face d’un magnifique automne dont sa vie était l’image.
Les Lavandières. Peinture de Camille Pissarro (1895) |
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Camille Pissarro laisse une oeuvre considérable et d’une grande beauté. Il a passionnément et loyalement aimé son art, et il n’est pas un jour qu’il n’ait consacré à l’étude ou à la production. Il a poussé cette loyauté jusqu’à interroger anxieusement tous les procédés, à consulter tous les maîtres, comme s’il se fût défié de sa propre valeur. Mais de chacune de ces explorations, il revenait plus fort, plus en possession de sa personnalité, plus amoureux de la nature qu’il savait sentir et rendre aussi bien que pas un. C’est ce grand respect de l’art, ce profond scrupule, qui a pu un instant dérouter les esprits sur la valeur et la portée de ce hautain talent.
Mais peu à peu on s’est rendu compte que même dans les pages où il s’était volontairement soumis à des expériences de ce genre, son originalité si tranchée éclatait aussi brillamment que dans celles où il se laissait aller, libre, vigoureux et heureux. Pour cette raison entre bien d’autres, il s’est attiré le respect et l’affection de la jeunesse artistique, car il a été pour elle en même temps un maître, dont la parole était pleine de beaux enseignements, et un camarade, qui ne dédaignait pas de se mettre à l’unisson des recherches les plus neuves et d’entrer dans les rangs de ceux même dont il était un des chefs.
Il était né en Amérique, à Saint-Thomas ; mais toute sa vie s’est passée en France, et il était vraiment un des nôtres puisqu’il était devenu un des plus importants représentants de l’école française indépendante. Corot avait été son maître, et était demeuré son exemple et l’objet de son admiration. C’était de Corot qu’il tenait sa science des valeurs qu’il pratiquait magistralement et qu’il enseignait lui-même avec la plus grande libéralité à tout jeune peintre qui voulait profiter de ses leçons. Ses premières oeuvres se ressentent directement de l’influence de Corot pour l’emploi des beaux gris argentés, le choix de motifs simples, l’entente de l’atmosphère.
Mais déjà sa note est à lui, et un Pissarro est bien un Pissarro, se reconnaît de loin entre toutes les autres peintures. En 1859, il envoie au Salon pour ses débuts un Paysage de Montmorency ; en 1864, des Bords de la Marne ; en 1865, une vue de Chennevières ; en 1866, des Bords de la Marne en hiver ; en 1869, l’Hermitage ; en 1870, l’Automne. Mais, bientôt Pissarro ne devait plus prendre part aux expositions officielles. Il se passionnait pour les nouvelles recherches de lumière qui devaient plus tard valoir à Renoir, à Monet et à Sisley une place si glorieuse, et dès les premières expositions du groupe, il était au nombre des plus beaux lutteurs et des plus puissants démonstrateurs.
Camille Pissarro. Autoportrait |
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Depuis, son œuvre s’est accrue dans des proportions admirables. Il a tout tenté et tout réussi dans la peinture de paysages. Il suffira de rappeler ses magnifiques séries de Rouen, des Tuileries, du Pont-Neuf, de Dieppe, sans compter les nombreux sites de Londres, de Sydenham, et les motifs de son cher Eragny, où il notait la verdure des champs, la fécondité enivrante des vergers, les effets des grands ciels nuageux ou empourprés, et souvent aussi, les neiges et les givres.
Dans toutes ces œuvres qui prendront de plus en plus de signification et de prix, se manifestent une profonde conscience, un rare sentiment rustique, une joie paisible devant la nature, une anxiété de bien et fortement exprimer, qui lui vaudront une place très importante dans l’art de ce temps où il sera considéré comme un des meilleurs peintres des champs que nous ayons eus depuis l’école de 1830. On voit partir avec un serrement de cœur ce beau maître dont un sourire illuminait la barbe blanche comme ses soleils du soir dorent et embellissent ses neiges.
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