Dans un ouvrage paru en 1914, le polémiste Robert de Jouvenel offre au public d’observer les ressorts de ce qu’il appelle la « République des camarades », pétrie de connivences et de collusions entremêlant éhontément les sphères du pouvoir politique, de la magistrature et du journalisme. À cette dernière il consacre notamment quelques chapitres instructifs, décryptant les liens d’intérêt et d’argent soudant la presse au gouvernement : un monde de copains et de coquins, sur fond de mercantilisme et de fabrication de l’opinion publique.
Le directeur d’un journal est rarement un journaliste, écrit Robert de Jouvenel : ce n’est presque jamais un homme politique ; c’est, le plus souvent, un entrepreneur de travaux publics : c’est toujours un industriel. Quelquefois, le journalisme constitue sa seule industrie, quelquefois il ne constitue que la branche annexe d’une industrie principale. Mais, dans l’un ou l’autre cas, le journalisme implique l’exploitation d’une grosse maison de commerce. Le chiffre d’affaires de certains journaux dépasse trente millions de francs. Une feuille quotidienne de troisième ordre exige un déplacement de fonds de quinze cent mille francs par an. On conçoit que, pour administrer de pareils budgets, il ne suffise pas d’avoir de la fantaisie, de l’esprit, ni même du talent.
UNE GRANDE INDUSTRIE
Le directeur d’un journal est donc, avant tout, un chef d’industrie. Il engage et il risque chaque jour des capitaux considérables. Il a des responsabilités vis-à-vis des actionnaires qui lui font confiance vis-à-vis des fournisseurs qui lui font crédit et même vis-à-vis des journalistes, qu’il fait vivre. Il est possible qu’il ait en outre des responsabilités morales, mais celles-ci ne viennent qu’après celles-là.
C’était jadis dans son indépendance qu’un directeur de journal mettait son honneur professionnel. Aujourd’hui, l’honneur professionnel repose sur le respect des échéances. En 1830, un journal paraissait sur quatre petites pages de papier à chandelles ; il contenait quelques articles peu ou point payés, pas de dépêches, pas d’informations coûteuses, pas d’illustrations. Il coûtait cinq sous. Aujourd’hui la plupart des journaux paraissent sur six, huit, dix et douze pages. Ils sont illustrés de clichés onéreux ; ils publient les articles chèrement payés d’académiciens ou de personnalités en renom, des colonnes de dépêches dont certaines au tarif de plusieurs francs le mot — et ils sont vendus trois centimes et demi aux entrepositaires.
Le journal du lendemain, ou les nouvelles anticipatives. © Crédit illustration : Araghorn
Comment vivent-ils donc ? Ils vivent de leur publicité — à moins, bien entendu, qu’ils ne vivent de leurs trafics. Un journal peut se passer de journalistes, il peut se passer même de paraître. Il ne peut pas se passer de publicité. Quant aux lecteurs, ils représentent à proprement parler une charge. Et je sais bien que les journaux sont faits pour les lecteurs, comme les députés sont faits pour les électeurs : mais journalistes et parlementaires endurent cette sujétion avec la même impatience.
Somme toute, le lecteur en lui-même coûte au journal plus qu’il ne lui rapporte. On est obligé de le rechercher cependant, parce que, malgré tout, le plus souvent, la valeur de la publicité est subordonnée au nombre des lecteurs. Ainsi s’explique l’immense effort des entrepreneurs de publicité, pour faire monter leur tirage. De là, les informations, les frais de toute sorte, voire même, de là, la littérature.
Mais, ne vous y trompez pas : il ne s’agit pas de vendre plus, pour gagner plus ; il s’agit de vendre plus pour accroître la valeur de ses placards de réclame. Petit axiome commercial à l’usage des lecteurs exigeants : les bénéfices nets d’un journal sont toujours inférieurs aux recettes de sa publicité.
Ainsi se définissent les nécessités auxquelles le directeur de tout journal ne saurait se dérober : des informations pour avoir de la publicité ; de la publicité pour payer les informations et distribuer des dividendes. Il peut, en dehors de cela, poursuivre les conceptions politiques les plus hautes, il peut nourrir les croyances les plus désintéressées. Mais il n’a le droit de risquer la faillite ni pour ses conceptions, ni pour ses croyances. Avant de prendre une détermination quelconque, le directeur responsable d’un journal — fût-il un apôtre, fût-il un saint — est contraint d’envisager ces deux termes : 1° Ne pas froisser ceux qui détiennent les informations, c’est-à-dire toutes les puissances politiques et administratives ; 2° Ne pas heurter ceux qui détiennent la publicité, c’est-à-dire toutes les puissances commerciales et financières. C’est à ce prix qu’un journal est indépendant.
Et je veux bien que ce soit la faute des journaux ; mais c’est avant tout la faute du public. Si jamais le bon public, l’excellent public, qui se gausse de ces servitudes, s’avise de vouloir lire un journal complètement indépendant qui n’ait besoin ni du pouvoir, ni de ses agents, ni du commerce, ni de ses représentants, il l’aura. Il lui suffira de payer ce qu’on lui vend, au prix de revient. S’il y avait en France dix mille personnes résolues à sacrifier chaque matin quatre ou cinq sous pour le seul plaisir de lire un journal qui ne soit le prisonnier ni de ses subventions, ni de sa publicité, ni de ses actionnaires, ce journal paraîtrait demain. Mais n’y comptons pas trop.
Il y avait une fois, voici quelques années, un journal qui avait tiré à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires et soulevé un tumulte inouï parmi les passions françaises. Cependant, dans la paix publique rétablie, ce journal voyait se calmer le zèle de ses lecteurs. Il fit un plébiscite pour demander à ses derniers fidèles s’ils seraient disposés à payer dorénavant deux sous leur journal, pour lui permettre de vivre et de rester fidèle à sa politique. Vingt mille lecteurs enthousiastes répondirent : « Deux sous, trois sous, cinq sous, si vous voulez. » On les crut. Moins d’un an après, le journal ne tirait même plus à six mille. Car personne ne se croit assez riche pour payer deux sous à ses partisans ce qu’il peut avoir pour cinq centimes chez l’adversaire.
QU’IL FAUT RESPECTER LES PUISSANCES POLITIQUES
On appelle les journaux gouvernementaux quand ils sont serviles. On les appelle indépendants, quand ils ne sont que gouvernementaux. On appelle journaux d’opposition ceux qui sont en coquetterie avec le pouvoir. Il existe encore quelques rares organes qui ne sont reliés au Gouvernement par rien, ni par personne. Mais il est entendu qu’on ne doit pas les prendre au sérieux. Grâce à cette disposition tutélaire, on peut ranger les journaux en deux catégories essentielles : 1° Ceux qui ne parlent pas ; 2° Ceux dont les propos sont sans importance. Corollaire : Dès que les opinions d’un journal commencent à compter, ce journal cesse d’avoir des opinions.
La presse a besoin du Gouvernement. Mais le Gouvernement a besoin de la presse. Il serait, dans ces conditions, absurde que l’on ne finît pas par s’entendre. Aussi s’entend-on assez facilement. Pour s’entendre avec la presse, le Gouvernement dispose de plus d’un moyen. « Et d’abord, dira-t-on, il y a les fonds secrets ! » Il est certain que quelques journaux officieux reçoivent de petits subsides et que quelques journalistes complaisants touchent de menues rentes. Mais c’est peu de chose au total. Tous les fonds secrets ne suffiraient pas à faire vivre six mois un journal de second ordre.
« Il y a aussi les concessions ? » Il est en effet frappant que tant d’entrepreneurs de travaux publics aient tant d’intérêts dans tant de journaux. Il y aurait une curieuse étude à faire sur la presse dans ses rapports avec la propriété bâtie. « Il existe aussi des moyens de coercition ? » Ceux-là sont réels. La presse est libre ; c’est-à-dire qu’un journaliste peut tout écrire, à charge, bien entendu, d’en répondre devant les tribunaux. Il ne doit en particulier ni injurier, ni diffamer. Urbain Gohier résume excellemment cette législation : « Un voleur, fût-il pris en flagrant délit, la loi interdit au journaliste : 1° d’appliquer à cet homme le nom de voleur ; 2° d’écrire que cet homme a volé. »
Quand le politique rend une visite de courtoisie
au directeur d’un journal. © Crédit illustration : Araghorn
La librairie également est libre. Cependant les kiosques de journaux sont la propriété des villes ; les kiosques des gares sont la propriété des grandes compagnies et de l’État : les camelots sont étroitement régentés par la police. Il devient, dans ces conditions, assez facile de supprimer la vente d’un journal qui gêne. Le Gouvernement peut donc faire poursuivre les journaux par le parquet, il peut plus facilement encore arrêter leur vente. Mais ce sont des moyens dangereux, dont il n’use qu’avec beaucoup de prudence.
Aussi bien le Gouvernement dispose-t-il d’armes autrement redoutables. Les journaux ont besoin d’informations : le Gouvernement qui, le plus souvent, détient les nouvelles, pourra les donner ou les refuser au gré de sa fantaisie, sans que nul n’ait le droit d’incriminer ses caprices. Les grands journaux sollicitent des fils télégraphiques spéciaux ou l’exclusivité temporaire d’une ligne de téléphone ; les feuilles les plus humbles fabriquent, au quai d’Orsay, une dernière heure, avec des télégrammes qu’ils n’ont jamais reçus ; tous ont besoin des nouvelles officielles et chacun recherche la primeur des informations sensationnelles.
Dès lors que le Gouvernement est si utile à la presse, on conçoit qu’il lui soit relativement facile de se la rendre favorable. Un jour, Waldeck-Rousseau, las des attaques, dont les journaux, chaque matin, l’abreuvaient, intima à l’attaché chargé du service de la presse l’ordre de faire cesser ces violences. L’attaché supplia les journalistes et n’obtint rien. Waldeck, mis au courant de ces démarches, lui interdit de les continuer et lui réitéra l’ordre de s’arranger. L’attaché comprit, cette fois. Le lendemain, les coupures de presse étaient de moitié moins nombreuses, mais toutes étaient favorables. On n’avait communiqué que des nouvelles heureuses.
Si un Charles X ou un Louis-Napoléon renouvelait aujourd’hui son coup d’Etat, il n’aurait plus besoin, comme jadis, de faire briser les presses, il lui suffirait de retirer aux journaux leurs moyens d’information. Le lendemain, ils seraient tous ralliés à sa cause. Un fait caractérise cette dépendance réciproque des pouvoirs publics et des journaux. Les reporters des journaux de toutes nuances, qui accompagnent le président de la République dans ses voyages officiels, reçoivent des places dans son train spécial et sont hébergés par lui. Par un juste retour de courtoisie, ils revêtent comme lui et, s’il le faut, dès huit heures du matin, l’habit noir, qui est l’uniforme des bourgeois. On les appelle encore journalistes, mais qui n’aperçoit que ce sont déjà presque des fonctionnaires : les fonctionnaires de la publicité. Ainsi lorsque Louis XIV se rendait à quelque guerre, il se faisait suivre d’écrivains, chargés de noter, au jour le jour, le détail de sa gloire. On les nommait historiographes. C’est en vain qu’on chercherait dans leurs écrits le récit d’une défaite. Autre trait : le président du Syndicat de la presse parisienne n’a de sa vie signé un article. Mais c’est un ancien ministre.
QU’IL FAUT MÉNAGER LES PUISSANCES COMMERCIALES
Lorsqu’un journal s’est préoccupé de ne point déplaire au Gouvernement, il doit s’inquiéter par surcroît de plaire : 1° aux pharmaciens et aux droguistes ; 2° aux maisons de banque et aux sociétés de crédit ; 3° aux marchands de modes et de nouveautés ; 4° aux industries alimentaires ; 5° aux constructeurs d’automobiles. Telles sont, en effet, à l’heure présente, les principales sources de publicité qui alimentent la presse. L’ordre dans lequel nous les classons est à peu près celui de leur importance. Il va de soi cependant que leur rang varie selon les journaux : la publicité financière, qui tient une place assez médiocre dans certains grands quotidiens, occupe un rang considérable dans la plupart des petits. La mode, les produits alimentaires et l’automobile ne recherchent pas nécessairement les mêmes clientèles. Pourtant les produits pharmaceutiques tiennent partout la première place.
Il va de soi qu’en dehors de ces industries principales, il importe d’en ménager un certain nombre d’autres, mais celles-ci ne viennent que très loin derrière celles-là. Les métallurgistes entretiennent surtout des journaux spéciaux et les grands magasins ont une tendance à faire de plus en plus eux-mêmes leur publicité, par la distribution des catalogues à domicile. Cependant ni les uns ni les autres ne peuvent être négligés. Les compagnies de chemins de fer n’accordent le plus souvent que des gratuités de parcours et les théâtres paient leur réclame avec des loges et des fauteuils d’orchestre. Mais ceci encore a son prix.
Un journal, qui n’arrêterait pas pour cent mille francs une campagne contre une société de crédit, évite d’entreprendre la même campagne parce qu’il a avec cette société un traité de dix mille francs, et ceci est deux fois à son honneur. On estime de bon goût, dans certains journaux, de ne point mettre trop en évidence la déconfiture d’un industriel, d’un banquier ou d’un charlatan, s’ils ont fait de la publicité dans vos colonnes. On évite de faire trop de bruit autour de l’accident survenu dans une compagnie de transports en commun et l’on redoute de susciter des paniques. On parle avec modération des spectacles et l’on oublie de rendre compte du plus beau livre, si l’éditeur n’a point avec le journal un traité de publicité.
Ajoutez à tout cela que certains distributeurs de publicité ont même des exigences d’ordre politique. On a vu des clientèles se détourner de magasins qui faisaient leur réclame dans certains journaux de parti, et l’on a vu des commerçants refuser de renouveler leurs contrats avec des feuilles qui s’étaient aventurées à de certaines campagnes.
Un industriel colérique fait irruption dans la salle de rédaction
d’un journal lui ayant causé du tort. © Crédit illustration : Araghorn
Il n’y a pour ainsi dire pas d’entrepreneur de publicité qui ne s’avise, à un moment donné, de vouloir jouer, au moins en passant, un rôle politique. On aurait tort de s’en étonner : dans tous les journaux il a ses grandes entrées et, quand il lui plaît de parler haut, il n’est personne qui s’aviserait de le faire taire.
Non seulement la presse est respectueuse des maisons de commerce mais il n’existe même pas un corps de métier, pas un groupe social, dont elle puisse parler avec indépendance. Depuis quelques années, les journaux ont fait un grand effort pour conquérir, non plus les lecteurs isolés, mais tout un groupement social ou professionnel à la fois. L’un a mené, à grand fracas, des campagnes en faveur des instituteurs, des voyageurs de commerce, des mutualistes... un autre consacre, une fois par semaine, une page à telle ou telle branche de l’activité humaine. Mais aucune critique ne doit se mêler à cette propagande. Un directeur de journal, auquel on apportait la protestation d’un groupe de médecins fort honorables contre les pratiques douteuses de certains confrères, refusait de la publier, en vertu de ce principe fort sage : « Ceux que je défendrais l’auraient oublié dans huit jours ; ceux que je combattrais se souviendraient toute leur vie. »
A plus forte raison, un journaliste ne doit-il point songer à s’insurger contre les intérêts d’un groupement corporatif général. M. Louis Latzarus rappelle, à ce propos, une anecdote saisissante : « Un journal, et le plus hardi, essaya, voici peu de temps encore, de mener la lutte contre l’alcoolisme, et d’obtenir l’interdiction de l’absinthe. Tous les médecins, tous les sociologues, l’élite du pays encourageaient son effort. On sait ce qui arriva, et que le journal dut céder, s’humilier, verser une indemnité à la Fédération des marchands de vins. Pourquoi ? Parce que cette fédération avait envoyé à tous ses adhérents une circulaire où elle les invitait à boycotter le journal gênant, et qui est, écrivait-elle, une marchandise comme l’absinthe. En six mois le journal perdit cent mille lecteurs. On pense bien qu’il ne s’obstina pas davantage à dénoncer le péril alcoolique. »
Il y a encore des journaux susceptibles de mécontenter délibérément toute une fraction de l’opinion publique ; il n’en est pas un qui se permettrait de mal parler d’une profession. En effet les passions politiques sont brèves, mais les intérêts matériels ont de longues rancunes.
ET PUIS, ON A DES RELATIONS...
Aucune profession n’est plus décriée que celle du journaliste. Aucune n’est plus flagornée. L’antichambre du directeur d’un grand journal est un lieu où toutes les hiérarchies et toutes les opinions se coudoient. Le rédacteur en chef de la moindre feuille serre la main à tout ce que Paris compte de plus notoire. Un journaliste, c’est un monsieur qui a son service aux répétitions générales, qui a ses entrées dans les deux Chambres et dans les coulisses des petits théâtres, qui fréquente les hommes au pouvoir et les actrices à la mode, qui soupe tous les soirs et possède, comme les ambassadeurs, un coupe-file pour éviter à sa voiture l’obligation d’attendre aux carrefours. Ces avantages sont universellement connus. Balzac, Maupassant, Daudet et tous les bons auteurs les ont vantés.
Et la question n’est évidemment pas de savoir si les journalistes en jouissent autant qu’on le croit, s’ils n’ont pas, en sortant du théâtre, des comptes rendus hâtifs à bâcler, si on ne les reçoit pas avec plus de crainte ou d’ennui que de joie, s’ils ne soupent pas généralement d’une choucroute et d’un « demi », et s’ils ne s’abstiennent pas d’utiliser leurs coupe-files, simplement parce qu’ils sont plus souvent en omnibus qu’en voiture. Ce que l’on sait, c’est qu’ils participent à la grande vie parisienne, qu’ils peuvent reconnaître toutes les personnalités illustres qui passent, et que la moitié de celles-ci les saluent.
Dans une époque où tout le monde vit de publicité, qui donc pourrait se dispenser d’entretenir des rapports de courtoisie avec ceux qui détiennent la publicité ? On leur fournit des informations pour obtenir d’eux des éloges. Et ils entrent orgueilleusement dans la grande camaraderie nationale. Le président du Conseil, quel qu’il soit, consacre, presque chaque jour, une partie de son temps à la réception de la presse. Pas un ministre n’oserait refuser une audience au reporter du moindre journal.
Au Palais-Bourbon, les hommes politiques les plus en vue s’attardent tous, de temps à autre, dans la salle des pas perdus, pour serrer les mains des informateurs parlementaires et leur raconter leurs travaux. Le rapporteur d’une grande commission, le député notoire, qui prépare une manifestation oratoire, le nouveau venu, qui médite de faire ses débuts à la tribune, tous viennent d’abord errer dans le salon de la Paix, en quête de mains à serrer et de confidences à distribuer. Tel parlementaire a su se ménager des amitiés, en apportant, le premier, aux journalistes anxieux, le résultat des scrutins, avant leur proclamation. Tel autre s’occupe de leur procurer des rapports épuisés. Un troisième les renseigne sur les rumeurs des groupes ou les fournit de formules ingénieuses et de nouvelles à la main.
Qui décrira le joyeux orgueil de ce journaliste qu’un homme d’État en renom entraîne dans la salle des Quatre-Colonnes, pour lui confier les secrets desseins, qu’il souhaite voir divulguer. Et lorsqu’un parlementaire notoire a trop longtemps négligé de fréquenter cette petite bourse de la confidence et de la diffamation, on le voit errer tristement, à travers les groupes, en quête du journaliste qui viendra solliciter enfin des confidences destinées au grand public.
Ne vous étonnez pas de rencontrer, aux heures de crise, tant de notables de la politique dans les couloirs du Palais-Bourbon, où nulle séance pourtant ne les appelle : ces messieurs font leur publicité. Les salles de répétitions générales fournissent l’occasion de manifestations analogues. Ici, tout le monde à peu près se connaît. La moitié des spectateurs est accoutumée à se retrouver, à l’inauguration de chaque pièce nouvelle. Directeurs, auteurs, acteurs et critiques échangent les potins du jour et se livrent au petit commerce des menues aménités. Là, les journalistes sont encore les invités de marque, que l’on choie. Ils tiennent, semble-t-il, entre leurs mains le destin de la pièce. Demain, ils en feront le succès ou la chute. En attendant, ils sont les hôtes de l’auteur dramatique ou de l’entrepreneur de spectacle. La moindre critique prendrait donc chez eux le caractère d’une inconvenance.
Un ministre accordant une interview à quelques journalistes en vue. © Crédit illustration : Araghorn
On les traite avec honneur, mais c’est afin d’obtenir d’eux une égale considération. Et comment se soucieraient-ils de parler sans complaisance de tant de gens qui seront à nouveau demain leurs voisins de fauteuil d’orchestre, ou qu’ils coudoieront dans les couloirs d’autres théâtres !
Et la justice à son tour est tributaire de la presse. C’est pour la presse que le président des assises ou le ministère public font des « mots » et c’est à elle que les avocats réservent leurs effets de plaidoirie. C’est la presse qui a fait la carrière de tel magistrat spirituel et la réputation de la plupart des maîtres du barreau. Le chroniqueur judiciaire, acharné à un affreux métier, obligé de courir d’audience en audience et d’arpenter, dix fois par jour, les couloirs de l’instruction, apparaît néanmoins comme un être puissant et providentiel. II tient entre ses mains la carrière des magistrats, la gloire des avocats et l’honneur des justiciables.
Que ne lui offrirait-on pas pour qu’il consacre l’habileté de ce juge instructeur, la finesse de ce président, l’éloquence de cet avocat ou simplement pour qu’il défigure le nom de ce prévenu ! Les avocats l’accablent de notes sur les affaires qu’ils plaident ; les greffiers lui laissent feuilleter les dossiers ; les magistrats l’entretiennent d’anecdotes. Il a avec les robes rouges des rapports courtois et tutoie la moitié des magistrats de l’ordre administratif. Un trait souligne cette touchante confraternité de la presse avec la justice : tous les journaux font un service gratuit aux quatre-vingts commissaires de police de la capitale.
Toutes les relations des journalistes ne sont d’ailleurs pas aussi avouables que celles-là. C’est rarement dans les salons que se font les enquêtes sur les grands crimes, qui passionnent les lecteurs. Un bon reporter doit savoir gagner l’estime et la sympathie des bas policiers, des domestiques, des commères et — autant que faire se peut — des criminels. C’est ainsi que les plus intimes mouchards deviennent de « fins limiers » ; la bonne de la victime est toujours « un modèle de dévouement ». Un journal qui a mal parlé des concierges est frappé d’infériorité dans toutes ses enquêtes criminelles et tous les journalistes s’accordent à écrire que « monsieur Pipelet, portier, a bien voulu leur déclarer... »
Il n’est personne qui, à un moment donné, ne détienne une information ; tout le monde, au moins dans une circonstance de sa vie, a besoin de la presse — et ceci est également fâcheux pour la quiétude des individus et pour la liberté des journaux. L’écrivain qui vend des idées ne saurait pas plus se passer de la publicité de la presse que le droguiste qui vend des pilules. Celui-ci la paie à beaux deniers comptants. Celui-là l’obtient à force de complaisances. Et qui pourrait dire, de leurs deux destinées, quelle est la plus enviable ?
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