LA FRANCE PITTORESQUE
Charlemagne vu par les chansons
de geste et notre poésie primitive
(D’après « Les épopées françaises : étude sur les origines
et l’histoire de la littérature nationale », paru en 1868)
Publié le mercredi 12 avril 2023, par Redaction
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Peindre le portrait de Charlemagne est une tâche peu aisée : il s’agit de rendre une physionomie auguste, mais singulièrement mobile et complexe. C’est la figure de l’empereur d’Occident et roi des Francs, de celui-là même qui est au coeur de notre épopée nationale, qui est la raison d’être, la cause de toutes nos chansons de geste, sans lequel nous n’aurions jamais possédé cette poésie forte et primitive, honneur de la France.
 

Il faut commencer par peindre le corps des héros, avant de songer à leur âme. Les peuples jeunes, en effet, attachent à la force et aux proportions du corps une importance qui est attestée par toutes les poésies sincèrement primitives. Aux yeux du peuple de ce temps, la vigueur matérielle, les muscles puissants, les gros membres, les poings rudes une haute taille lui semble presque une des conditions du génie. Pépin le Bref n’eût jamais pu atteindre à la popularité de son fils, par cela seul qu’il était de petite taille. Cependant la légende exagéra de bonne heure la taille de Charles, que l’histoire, d’ailleurs, atteste avoir été des plus étonnantes.

Représentation de Charlemagne

Représentation de Charlemagne

Girard d’Amiens, compilateur contemporain de Philippe le Bel, donne à Charlemagne sept pieds de haut ; il ajoute qu’il ployait sans difficulté trois fers à cheval réunis, et que, sur ses deux fortes mains, il élevait aisément un chevalier tout armé :

VII piez avoit de lonc comme piez marchéanz,
Et un chief tout roont à uns cheveus pendans,
Aussi comme brunez, I poi recercelans,
Et uns yex bien fenduz gros et moult bien rians.
Mès quant courociez iert, escharboucles luisans
N’iert tant, com il estoient rouges et flamboians...

Mès tant ot le cors fors et de membres poissans
Qu’ainssi com j’ai esté autre foiz recordans,
III granz fers de cheval sans moufles et sanz gans,
Ploiast et redresçat, jà n’i fust arestans,
Et levast sus ses paumes, si haut comme il ert grans,
I chevalier armé jà ne fust si pesans.

Mais Girard ne fait ici que traduire la Chronique de Turpin, et il la traduit en l’atténuant : car le faux Turpin donne à son héros une hauteur de huit pieds, et ne craint pas d’affirmer « qu’il brisait sans effort quatre fers à cheval », et non pas trois. Girard vivait au commencement du XIVe siècle : il a eu peur de la légende.

Quoi qu’il en soit, toutes nos chansons de geste sont d’accord sur la taille et la force véritablement colossales de l’oncle de Roland. Charles nous apparaît comme un géant de génie, et c’est pourquoi le peuple a tant aimé sa physionomie poétique. Rien n’est plus puissant, en effet, sur l’esprit du vulgaire, qu’un Hercule mettant sa force au service de la vertu, et il est aisé de s’en convaincre en assistant à la représentation de quelque drame. Mettez en scène un géant vertueux, s’opposant au traître et faisant triompher l’innocence il sera couvert des plus unanimes, des plus sincères applaudissements. Toutes les mythologies nous offrent un Hercule purgeant la terre de ses monstres, et délivrant la justice à coups de poing : Charles est un de ces demi-dieux.

Il a des traits distinctifs et qui le placent au-dessus de la plupart des géants légendaires. Tandis qu’Hercule dans la Fable et Samson dans l’histoire nous apparaissent brillants de jeunesse, dans tout l’épanouissement de leur adolescence ou de leur virilité, Charles est resté dans la mémoire du peuple avec la physionomie d’un vieillard. On ne lui connaît de jeunesse que dans le récit de son exil en Espagne et de ses charmantes amours avec Galienne ; il semble qu’il ait eu vingt ans le jour de son premier mariage, et que le lendemain il ait atteint cent ans.

Dans tous nos romans, on ne voit guère le grand Empereur dans la période intermédiaire entre son premier printemps et son hiver. Il a de la barbe blanche dès qu’il est sur le trône ; il n’a jamais eu ni trente ni quarante ans : il a été centenaire le jour même où se termina son enfance. Dans la Chanson de Roland, il n’a pas moins de deux cents années : « Mien escient, dous cenz ans, ad passet » ; dans Huon de Bordeaux, il est tout cassé, et le poète affirme qu’il est chevalier depuis soixante ans : « Seriez-vous quarante ans malade, lui dit débonnairement le duc Naimes, vous serez toujours redouté ».

L’auteur de Gaidon lui donne un âge encore plus avancé que celui de la Chanson de Roland : « Il y a deux cents ans passés que je fus adoubé chevalier, s’écrie Charlemagne dans ce poème de la seconde époque, et depuis lors je n’ai pas conquis moins de trente-deux royaumes. » (II C ans a acomplis et passez que je fui primes chevaliers adoubez ; puis ai conquises XXXII roiautez, dont je sui sires partout et rois clanmez)

Charlemagne, d'après une représentation d'Albrecht Durer (1512)

Charlemagne, d’après une représentation d’Albrecht Durer (1512)

Vous pouvez penser si nos trouvères se sont donné des libertés sur la barbe blanche d’un héros de cet âge. La longue barbe de Charlemagne est célèbre dans la légende, et cette épithète homérique : « l’emperere à la barbe florie » restera toujours attachée à son nom. « Par grant irur chevalchet li reis Charles ; de sur sa brunie li gist sa blanche barbe ». C’est par cette belle image que le désigne l’auteur de la Chanson de Roland, lorsqu’il nous le montre à la tête de la grande armée. Et c’est la première fois peut-être que tant de vieillesse se concilie si bien avec tant de courage. Sous ces cheveux blancs, l’âme est restée toute jeune. La tête est centenaire, le cœur a vingt ans.

Mais qu’est-ce que la barbe, alors même qu’elle est blanche, et l’âme se peint-elle dans ce poil grossier ? Non l’âme se peint dans les yeux, et les yeux de Charlemagne, par bonheur, ont eu plus de célébrité que « ses grenons ». Il avait, dit le faux Turpin, « des yeux de lion qui étincelaient comme charbons ardents ». Et le prétendu historien, qui sans doute en ce moment prêtait l’oreille à la tradition populaire, ajoute que « ses sourcils mesuraient une demi-palme ». Ce sont bien là les sourcils de Jupiter, c’est ce redoutable froncement décrit par Homère ; c’est, pour en revenir à notre héros, la terrible regardéure dont parlent les Reali et Philippe Mouskes.

Le regard de Charlemagne ! Tout le Moyen Age a frémi à cette seule pensée, tout le Moyen Age a eu peur ; semblable à cet évêque dont parle le moine de Saint-Gall, sur lequel l’Empereur jeta seulement un coup d’œil mécontent, et l’évêque fut étendu à terre comme frappé par la foudre : Homère et Virgile ne donnent de ces regards-là qu’à Jupiter. Voyez encore, dans le Voyage de Charlemagne, les vers 131 et suivants, qui s’appliquent au grand Empereur lorsqu’à Jérusalem il est entré dans une église avec ses douze pairs :

Uns Judeus i entrat ki bien l’out esgardet.
Cum il vit Karlemaine, cumençat à trembler.
Tant out fier le visage, ne l’osast esgarder.A poi que il ne chiet, fuant s’en est turnet.

Il est temps de laisser ces détails et d’examiner, en une belle synthèse, toute la physionomie de notre Empereur. En d’autres termes, ne nous contentons plus du buste et faisons une « statue en pied », ou plutôt laissons-la faire à l’auteur de la Chanson de Roland, qui a de rudes coups de ciseau : « Sous un pin, tout près d’un églantier, est un fauteuil, un trône d’or massif ; c’est là que s’assoit le roi qui tient douce France. Son corps est beau, sa contenance est fière. Si quelqu’un le demande, pas n’est besoin de le montrer » Telle est la majesté pacifique du roi de France ; et seule, la vue de ce beau visage suffit pour convertir les païens.

Charlemagne recevant le serment de fidélité et l'hommage d'un baron

Charlemagne recevant le serment de fidélité et l’hommage d’un baron
Gravure du XIVe siècle colorisée

Il est une scène admirable au commencement de notre Chanson d’Aspremont : c’est celle où l’ambassadeur d’Agolant, le Sarrasin Balant, vient fièrement défier Charlemagne au nom de son maître. Après un torrent d’insolences, le messager païen consent à s’asseoir à la table du roi chrétien. Mais il ne peut manger, tant il est absorbé dans la contemplation de Charlemagne : « Balanz menjue et regarde souvent com Karlemaine a fier contenemant. La loi Mahom ne pris-je mais un gant. Cil qui le croit, je le tieng por noient. A Damedeu son cors et s’arme rent. » Voilà une conversion bien rapide.

Et notez bien que nous avons affaire ici à Charlemagne dans son état anormal, à un Charlemagne vulgaire, presque trivial. Mais si Charlemagne à table convertit un infidèle, que dirons-nous de Charlemagne à cheval ? Voyez-le le matin d’une grande bataille ! Il a une majesté supérieure à celle dont un de ses égaux devait être un jour revêtu, au matin d’Austerlitz : Après avoir prié, Charles se relève et signe son front de la vertu puissante de la croix. Puis, il monte sur son coursier rapide ; Naimes et Josserant lui tiennent l’étrier. L’Empereur prend son écu et sa lance acérée. Il a le corps superbe, gaillard, bien séant. Son visage est clair, et belle est sa contenance. Puis il chevauche, avec quelle ardeur ! » (Chanson de Roland)

Ainsi, les chansons de geste dépeignent-elles ce géant sublime, ce roi de France, cet empereur chrétien, au moment où il va se jeter sur les Sarrasins, au moment où il va venger Roland, venger la chrétienté, venger la France ; les yeux ardents, les narines dilatées, le corps tremblant d’une sainte colère ; sentant qu’il a Dieu pour soutien et les anges pour alliés tranquille et fier, plus beau qu’Agamemnon, aussi beau que saint Louis et que Godefroi de Bouillon.

Et, le soir d’une bataille, le grand Empereur ne revient ni moins beau, ni moins superbe à son camp : témoin ces deux admirables vers de l’Entrée en Espagne, qui ne sont inférieurs à aucun de ceux de notre Roland :

Carles au primer cef, cum hom entalentés,
Le branc tient en son poing roge et ensanglentés.

Or, ce branc, cette épée de l’Empereur, c’est la célèbre Joyeuse, dont le seul reflet a causé tant de terreurs aux Sarrasins ; c’est ce glaive qui lance de si terribles lueurs : « Si geteit grand clarteit comme dui cierges i fuissent embraseit » (Enfances Guillaume). « Unkes ne fut sa per, ki cascun jur muet trente clartez » (Chanson de Roland) ; c’est ce fer presque surnaturel, qui avait d’abord appartenu à Clovis qui fu levés en fons et creï Damedé (Mainet, dans la Romania) et dans le pommeau duquel Charles, vainqueur des païens, avait voulu incruster la pointe même de la sainte lance portant encore les traces du sang de Jésus-Christ. Idée sublime et qui fait reculer les Sarrasins, moins devant le courage et le génie d’un grand chrétien que devant les instruments de la passion d’un Dieu. L’épée Joyeuse avait mille vertus : elle jetait notamment une clarté incomparable et préservait de l’empoisonnement son heureux possesseur.

Étendard de Charlemagne

Étendard de Charlemagne

Mais, pour compléter ce portrait, il faudrait encore parler de l’enseigne de l’Empereur : cette enseigne, cette oriflamme n’était autre que la bannière de saint Pierre, ou des papes ; de là, son nom de Romaine. Et c’était en même temps l’oriflamme, le drapeau national, qui s’appelait aussi Monjoie ou Monjoie la Charlon. En sorte que, sous le règne de Charles, le drapeau de France et celui du pape semblaient ne faire qu’un seul et même drapeau. Un Français, Roland, était le capitaine général des troupes de l’Église romaine.

La plus ancienne représentation de cette oriflamme nous est offerte par les mosaïques du triclinium de Saint-Jean de Latran à Rome (IXe siècle). Sur l’une de ces deux mosaïques, on voit Charlemagne recevoir des mains de saint Pierre une bannière verte qui est l’étendard de la ville de Rome ou des papes. Dans la seconde mosaïque, le même Charlemagne reçoit des mains du Christ une bannière rouge qui est l’étendard de l’Empire.

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