« La comtesse de Ségur est le Balzac de la jeunesse. Elle a composé la Comédie enfantine en vingt volumes, qui sont tous des chefs-d’œuvre. Comme Balzac, elle écrit à la lumière de deux flambeaux qui sont la religion et la monarchie », écrivait l’académicien Jean Dutourd en 1994 dans Domaine public. Russe de naissance et Française par son mariage, celle qui devint une figure littéraire de notre pays débuta son œuvre à 55 ans et n’oublia cependant jamais sa contrée natale, sa signature, « Comtesse de Ségur, née Rostopchine », le rappelant en figurant en tête de chacun de ses volumes de la Bibliothèque Rose.
Sophie Rostopchine, née le 1er août 1799 (le 19 juillet du calendrier julien alors en vigueur en Russie), était la seconde fille de la comtesse Catherine Protassova et du général comte Fiodor Rostopchine, le gouverneur de Moscou et le « héros » de l’incendie de 1812, intrépide soldat, farouche patriote, homme d’esprit, franc jusqu’à l’insolence, écrivain à ses heures, Russe jusqu’à la moelle des os, et qui savait le français comme un Parisien.
Sophie eut pour parrain le tsar Paul Ier (1796-1801), dont son père possédait l’intermittente amitié et dont il fut même le ministres des Affaires étrangères. De sept à douze ans, elle vécut heureuse et libre, dans le beau domaine de Voronovo (près de Moscou), où Rostopchine mit lui-même le feu à l’approche des Français, et, avec un inconscient héroïsme, la petite Sofaletta, comme on l’appelait, continua de manger tranquillement son gâteau, lorsque le comte, en courant, vint faire évacuer le château et annoncer l’arrivée de l’ennemi.
La comtesse de Ségur en 1823 |
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C’est aussi pendant son enfance, mais antérieurement, que s’était abattue sur le ménage Rostopchine une autre crise, qui devait dans la suite avoir sur sa propre vie spirituelle une importance décisive. Catherine Protassova, en 1806, abjura l’orthodoxie pour le catholicisme, et le général Rostopchine ne pardonna tout d’abord qu’à grand-peine cette conversion. Sophie, huit ans plus tard, suivit sa mère dans sa nouvelle religion. Elle devint dès lors une ardente catholique.
L’ardeur, la vivacité des sentiments, ce fut toujours le fond de sa nature. Les lettres que lui adressait, en ces années de jeunesse, sa cousine, la princesse Lise Galitzine, en un français d’une aisance à faire envie, éclairent d’une façon amusante son caractère. « Elle apparaît très franche, trop même, incapable, comme son père, de déguiser ce qu’elle ressent, et comme lui, prompte à la moquerie, un peu capricieuse, pieuse aussi », écrit Paul Acker en 1908 dans la Revue de Paris.
Le 23 octobre 1816, la princesse Galitzine écrit : « Je ne puis concevoir d’où l’on a pris que vous étiez fausse ; autant que j’en puis juger, vous êtes tout le contraire, et la franchise, selon moi, est votre caractéristique ; votre physionomie, vos discours, tout l’annonce. Vous me pardonnerez, j’espère, cette remarque ; j’ai l’air d’une vieille gouvernante qui trouve à redire à tout. Vos lettres sont charmantes, très drôles, mais, entre nous soit dit, elles ne sont guère charitables ; vous ne devriez vraiment pas vous moquer autant des personnes qui viennent chez vous. Que vous importe comment chacun est torché ? Ce n’est pas son habillement qui lui ouvrira les portes du Paradis. »
Et le 29 du même mois : « C’était une réponse à ce que vous disiez de votre fausseté qui procède de la contrainte qu’on est forcé d’avoir. Vous avez tort de vous reprocher cela ; votre contrainte, loin d’être blâmable, vous fait au contraire beaucoup d’honneur : par exemple, si vous vous sentez émue de colère, que vous réprimiez ce courroux et que vous n’en fassiez rien paraître, assurément, c’est très bien. Mon Dieu, où en serait-on si on se laissait aller à ses premiers mouvements ? Je crois que les malheureux mortels auraient des visages tout balafrés à force d’égratignures... Encore une chose ! Vous dites qu’il faut faire une mine agréable à une personne qui vient vous voir, lorsque bien souvent on est furieux de sa venue... c’est un devoir de charité. »
Et le 3 octobre 1817, la princesse donne encore de sages conseils : « Chère Sophie, j’ai reçu avant-hier vos deux lettres de Francfort et d’Ems ; il paraît que vous n’en avez reçu qu’une seule de moi à Francfort ; c’est singulier, vous auriez pu, il me semble, en avoir davantage. J’admire que vous ne vous soyez pas courroucée contre moi de ma paresse, je suis charmée de vous voir d’un caractère aussi accommodant. Apprenez, mon enfant, que votre lettre m’a très fort intéressée, seulement je tremblotte tant soit peu pour vous. Il me semble que vous êtes bien prompte à prendre feu et flamme, tâchez donc de tempérer cette imagination ardente, et de faire un peu la sourde oreille à tout ce que vous entendez dire sur le tapis, car vous pourriez bien laisser prendre votre petit cœur à pure perte, ce qui ne laisserait pas que d’être fort piquant et fort mortifiant. »
Comme on le voit par le début de cette lettre, la famille Rostopchine était alors hors de Russie. Elle était en route pour la France. Le comte Rostopchine, en effet, après 1814, s’était jugé, non sans quelque raison, sacrifié et méconnu. Ses propres compatriotes lui reprochaient la destruction de Moscou. Alexandre Ier ordonna une enquête sur l’événement. Rostopchine quitta le service de l’empereur et rentra dans la vie privée, à quarante-neuf ans. La lettre qu’il adressa à sa fille, au lendemain de la mort d’Alexandre survenue le 1er décembre 1825, est révélatrice de ses sentiments à l’égard du souverain qu’il avait fidèlement servi et jamais aimé :
« J’ai tardé, ma chère Sophie, à te donner de mes nouvelles, non que je fusse plus malade, mais par le changement qui s’est fait pour toute la Russie ; c’est un événement qui doit vous être parvenu à l’heure que je vous écris, et vous me ferez plaisir de me faire savoir au juste quand la nouvelle de la mort de l’empereur Alexandre est parvenue à Paris. Il a fini sa vie à 47 ans 11 mois et 7 jours après un règne de 24 ans 8 mois et 7 jours. Le 30 du mois passé, la ville de Moscou a prêté serment à l’héritier légitime, l’empereur Constantin [on sait qu’il ne voulut pas régner et abandonna le trône à son frère cadet, Nicolas Ier], que l’on attend à Pétersbourg de Varsovie. Vieux, usé et dégoûté, je regarde cet événement important en père qui pense au sort futur de ses enfants. Je suis fâché de ne pouvoir accorder aucun regret au défunt, ni comme Russe, ni comme un dévoué à son père, ni comme un serviteur. Il a été injuste envers moi, je pouvais attendre quelque autre chose que l’indifférence et le sacrifice de mes services à la basse envie de ses affidés, que je n’ai jamais pu, ni su, ni voulu ménager. »
On ne s’étonne pas, après avoir lu cette oraison funèbre, que le général Rostopchine, une fois terminée la lutte contre Napoléon, se soit éloigné pour un temps de la Russie, où il était un mécontent, mais, singularité de cette nature originale, il l’abandonna pour le pays qu’il avait tant détesté, et il vint se fixer à Paris. Il n’y devait point rester toujours mais sa famille vint l’y rejoindre en 1817, et c’est à Paris que, peu après, il mariait deux de ses filles.
Sophie, qui s’était d’abord montrée désolée de partir de Moscou, épousa le comte Eugène de Ségur, petit-fils du grand-maître des cérémonies de Napoléon Ier, arrière-petit-fils, par sa mère, du chancelier d’Aguesseau et du président de Lamoignon, et, par son père, du fameux maréchal de Ségur sur lequel il est rapporté une si plaisante anecdote dans Les Vacances. Le mariage fut célébré par le cardinal de la Luzerne le 14 juillet 1819.
Le ménage eut huit enfants : quatre fils et quatre filles. « Les Eugène de Ségur n’avaient point de terre, et le domaine qu’ils désiraient acheter, la propriété des Nouettes, en Normandie, le lieu d’origine de ce compagnon de l’empereur, Lefebvre-Desnouettes, ne pouvait être acquise qu’argent comptant ; les jeunes mariés n’avaient point assez de capitaux disponibles. Le comte Rostopchine les tira d’embarras au premier jour de l’année 1820, il vint embrasser Mme Eugène de Ségur et, lui tendant un portefeuille que gonflaient cent billets de mille francs : Tiens, lui dit-il, voilà tes étrennes. Les Nouettes étaient à eux. », rapporte Maurice Dumoulin en 1910 dans la Revue hebdomadaire.
C’est dans cette jolie propriété des Nouettes, où elle a placé, sans la nommer, l’action de plusieurs de ses livres, que Mme de Ségur devait vivre une grande partie de sa vie. « Elle y vécut en vraie grande dame, c’est-à-dire avec simplicité. Cette simplicité dans la mise et dans les manières, cette totale absence de prétentions, ce savoir-faire avec lequel elle ne négligeait point ses devoirs de maîtresse de maison, cette bonne humeur avec laquelle elle s’amusait d’une visite à ses fermes ou d’une cueillette de champignons étaient vraiment d’un bel exemple », relate André de Maricourt dans le Correspondant du 25 juin 1910.
Elle se passionne pour des embellissements qu’elle fait faire dans son domaine : « J’ai passé la matinée d’hier, qui était superbe, mon cher ami, écrit-elle à son fils Mgr Gaston de Ségur, à tracer ton chemin dans le bois de bouleaux ; il part du grand chêne qui est presque au coin du bois de bouleaux et du chemin d’arrivée, il longe le bois de bouleaux en dehors sur l’herbe, il rentre dans le bois qu’il contourne et, après avoir coupé l’ancien chemin du bois que nous avons tant arpenté cette année, il continue le bois, entre dans les sapins et va rejoindre le chemin de la sapinière pas loin du banc de la vue ; l’année prochaine, je ferai la continuation du chemin vert qui longera tous les sapins, entrera derrière la chaumière dans le bois du Chalois planté par moi et reviendra joindre le chemin de la glacière, après avoir traversé le grand bois avant ta descente rapide qui sort du bois. Que Dieu m’accorde la grâce de te faire voir tout cela et j’aimerai mes chemins plus que tous les autres. Le chemin de cette année s’appellera Chemin de Gaston. » On sent, dans ces derniers mots, et sa profonde tendresse pour son fils et la douleur que lui causait l’infirmité cruelle dont il venait d’être frappé — il avait été frappé de cécité. Aussi bien, dans sa propre vie à elle, les souffrances ne manquèrent pas.
« Pendant treize ans elle fut clouée sur une chaise-longue, victime d’un mal de reins qui l’immobilisait en la torturant. Elle éprouva en outre les angoisses d’un mutisme forcé par suite d’une maladie du larynx qui la contraignit pendant longtemps à écrire sur une ardoise lorsqu’elle voulait communiquer ses pensées. Dans cet état si pénible, elle gardait toujours sa gaieté, sa douceur inaltérable. Et, ne se plaignant jamais, elle s’oubliait elle-même pour se préoccuper uniquement de la santé, des joies ou des tristesses de ses enfants. Cette mère excellente fut une exquise aïeule. Des chagrins successifs que la vie ne lui épargna point, Mme de Ségur, dans ses quinze dernières années, chercha à se consoler en travaillant pour ses petits-enfants. Elle écrivit. Avant même de s’immortaliser en créant un genre, le roman enfantin, elle possédait un talent remarquable d’épistolière », écrit encore André de Maricourt.
Sa cousine Lise Galitzine avait beau lui reprocher de ne point répondre assez régulièrement et morigéner amicalement sa « sainte paresse », il n’en est pas moins vrai que la comtesse de Ségur écrivait beaucoup, et de la plus agréable façon. Ce sont ses lettres qui font peut-être le mieux connaître sa physionomie morale. La verve naturelle, qui est un de ses traits distinctifs, y éclate à chaque instant. Le projet « de t’amener aux Nouettes l’année prochaine, écrit-elle à Mgr de Ségur le 1er novembre 1854, m’a fait bondir de joie, a fait crier Olga et rougir Sabine ; voilà les différents effets de la joie, l’une bondit, l’autre crie, la troisième rougit. J’ai connu en Russie une personne que la joie faisait vomir ; une autre devenait un réceptacle de gaz ; on est encore bien heureux de n’être pas de ceux-là. »
Les Petites filles modèles (éditions Les Presses de la Cité, 1965) |
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« La pauvre femme, dit-elle dans la même lettre en parlant d’une parente, s’en donne d’inquiétudes et de douleurs depuis le siège de Sébastopol. Elle veut que tous les boulets soient pour Louis, toutes les douleurs pour elle, et enfin, elle s’est si bien battu les flancs pour s’inquiéter et se tracasser qu’elle a le flanc droit entrepris, que son foie lui donne des inquiétudes et des douleurs très réelles et qu’elle est enchantée de pouvoir se répéter tout bas et crier tout haut à tout venant que cette somme de douleur est trop pour sa frêle nature, que Dieu n’est pas juste dans ses répartitions, que jamais il ne créa créature plus malheureuse, etc. »
Quelle mère elle était, c’est ce que révèle toute sa correspondance avec ce fils, « son bon Gaston », comme elle aimait à le nommer. Sa peine profonde de le voir devenir aveugle y transparaît plusieurs fois, mais aussi, comme chez la victime du mal elle-même, la plus chrétienne et vaillante résignation. C’était une femme forte. Ne l’apparaît-elle pas aussi dans cette lettre à une de ses filles, qui attendait un nouvel enfant et qui s’en plaignait un peu : « Nous ne sommes pas dans ce monde pour nous amuser, mais pour souffrir. Pense à ta tante Galitzine, qui en a eu dix-sept, et qui a commencé à quatorze ans, la malheureuse ! C’est bien contrariant, mais il faut aimer ce que l’on a. »
Après la mort de son mari (1863), avec un très haut sentiment des obligations que lui impose son rang d’aïeule, elle répondra à sa fille qui lui offrait l’hospitalité chez elle : « Une fois par semaine, je donnerai à dîner à tous les membres de notre famille, petits et grands. Je considère cette réunion comme un devoir maternel et ce serait mal débuter que l’éviter une année entière. »
Elle accepte la vieillesse comme les épreuves physiques et les chagrins de famille. « Si Dieu m’accorde la grâce de marier Olga, écrit-elle le 15 mars 1854 à Gaston, j’aurai bien assez vécu. A quoi sert une vieille femme dans ce monde ? Une fois passée à l’état de grand-mère pour tous ses enfants, son rôle est fini. Elle n’est indispensable à personne. Je ne suis pas même grand-mère utile, puisque chacun de mes jeunes ménages sait parfaitement diriger la vie animale de ses enfants et a son système quant à la vie intellectuelle. » L’année où elle s’exprimait ainsi, la comtesse de Ségur n’avait que 55 ans, et trois ans après elle allait commencer de se démentir de la plus charmante façon en écrivant son premier livre pour ses petits-enfants.
Elle devait encore entretenir avec eux, comme avec leurs parents, une correspondance qui suffirait à prouver combien elle s’était calomniée en déclarant son rôle fini. L’esprit s’y montre aussi alerte à près de 75 ans que vingt ou vingt-cinq ans plus tôt, cependant que l’auteur assure se sentir vieillir de plus en plus. « Je vieillis terriblement et sensiblement, dit-elle dans une lettre du 4 mai 1872 à sa petite-fille Henriette Fresneau. Tout s’en va chez moi, le corps et l’âme. Tout sommeille. Tout me fatigue. Tout m’attriste. C’est le plomb de la vieillesse qui me domine et m’écrase. C’est pourquoi grand-mère est muette ».
Et dix-huit mois après : « Merci de ta bonne longue lettre, ma bonne petite Henriette. Moi aussi, j’ai été bien longtemps sans t’écrire, vu que chaque année ma besogne de correspondance augmente et que chaque année mes facultés diminuent ; la vue baisse, la main s’alourdit, les doigts se raidissent, la pensée s’embrouille, la mémoire diminue, toutes les facultés baissent et, faute de moyens suffisants, ma volonté spirituelle baisse pavillon devant la volonté charnelle, les prétextes du corps, fatigue, faiblesse, besoin de repos, dominent et écrasent les sensations de l’âme et du cœur. Et voilà pourquoi je n’ai pas écrit depuis si longtemps à mes jeunes créanciers et que moi, grand-mère au premier, au second, au troisième degré, je dois des excuses profondes et recueillies dans le silence du repentir, à toi, à mon bon Dinet, etc. »
La comtesse de Ségur devait vivre jusqu’à l’année suivante. Elle mourut en effet le 9 février 1874, d’une maladie de cœur dont elle avait ressenti les premières atteintes un an auparavant. Ses derniers jours furent très pénibles : des crises d’étouffement se succédèrent pendant plusieurs semaines, jusqu’à celle qui l’emporta. Au milieu de ses souffrances, et toute occupée de son salut, elle n’en continuait pas moins de penser aux autres ; c’est ainsi qu’un soir, revenant à elle après un assoupissement, on l’entendit murmurer : « Je ne suis pas morte ? » Et, avec une expression de tristesse : « Encore une nuit pour mes pauvres enfants !... C’est terrible. »
Jusqu’au bout elle avait gardé ce caractère qui se retrouve dans ses œuvres, fait de hauteur et de fermeté d’âme, d’aménité naturelle et d’enjouement malicieux.
Les Malheurs de Sophie (éditions Alfred Mame et fils, 1933) |
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Ignorante jusqu’à près de quarante ans d’une de ses qualités les plus marquantes, la comtesse de Ségur devait dépasser la cinquantaine avant d’en faire profiter les autres et d’en tirer parti, sans d’ailleurs l’avoir souhaité, pour sa propre réputation. Son premier livre date de 1857, et toute sa production littéraire tient entre 1857 et 1871. C’est donc presque entièrement une œuvre de vieillesse mais, si quelques-uns de ces récits, et non pas, chose remarquable, les derniers, portent quelques traces de ce qu’il serait du reste excessif d’appeler sénilité, quelle jeunesse d’âme et quelle vie n’y a-t-il pas dans la plupart d’entre eux ?
C’est qu’elle en prenait les personnages autour d’elle, parmi ses voisins ou ses petits-enfants, et qu’elle ne songeait, en les écrivant, qu’à amuser ces derniers, à chacun desquels, ou peu s’en faut, un volume fut successivement dédié. On retrouve, dans des lettres de l’auteur ou de ses proches, des épisodes de la vie des Nouettes dont tel ou tel livre devait perpétuer la mémoire. « Je suis bien fâchée, écrit-elle à son petit-fils Pierre le 21 octobre 1857, que cette sotte Anglaise ait repris ton petit Noirot ; je suis sûre qu’il était plus heureux chez toi que chez elle, et la preuve, c’est qu’il s’est sauvé de chez elle pour accourir chez toi. » Or, le livre des Bons Enfants se termine par l’histoire d’un chien perdu, recueilli par les enfants réunis au château de Rouville, puis repris par son maître, mais revenant ensuite au château où il était mieux traité et aux habitants duquel il s’était attaché.
Une autre lettre nous apprend que certain âne avait tenu une grande place dans les affections des petits-enfants de la châtelaine des Nouettes : c’est une lettre en date du 18 juin 1858 de Gaston de Ségur, écrite aussi à Pierre de Ségur, son neveu, et qui se termine ainsi : « Ta grand-mère, ton oncle et ta tante, le gros petit Jacques, ton âne et moi t’embrassons tendrement. » On devine le plaisir que devait éprouver tout ce petit monde, en relisant des aventures dont on avait été les héros, ou même les victimes, dans les volumes roses de la grand-mère.
Mais pourquoi celle-ci les racontait-elle et pourquoi surtout les publia-t-elle ? Conter était chez elle un goût inné. Fillette, elle aimait à raconter maman et grand-maman, elle avait continué. Dans le Figaro du 19 mai 1907, Marcel Prévost offre une explication séduisante : « Les enfants ont des mémoires extraordinairement fidèles. Quand on leur redit un conte qu’ils ont aimé, il faut se garder d’y changer le moindre épisode. Mais, grand-mère, ça n’est pas ça du tout ! Peut-être, pour éviter ces rectifications passionnées, la grand-mère se décide un jour à fixer sur le papier la leçon définitive des récits. Elle note d’abord des contes de fées, puis des historiettes. »
Les Vacances (éditions des Enfants de France, 1938) |
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On dit qu’Eugène Sue, qui venait souvent aux Nouettes et y composa même une partie du Juif Errant, conseilla à la comtesse de Ségur de rédiger ses histoires. L’académicien Émile Faguet imagine que ce fut pour elle une façon de se réunir encore à ses enfants et petits-enfants un peu dispersés. Ce fut très tard, en tout cas, vers 1856, qu’elle s’y décida. Les hôtes des Nouettes lurent le manuscrit, des hommes dont le jugement était précieux, et, par exemple, Eugène Sue, Louis Veuillot — « mon grand ami, » disait de lui la vicomtesse de Pitray, et qui appelait Mme de Ségur « maman Ségur ». Tous engagèrent l’auteur à publier. Sophie de Ségur remit son manuscrit à l’éditeur, qui l’accepta et le fit illustrer par Gustave Doré. Un traité fut bientôt conclu avec M. Hachette, et à partir de ce moment les volumes se succèdent avec une étonnante rapidité.
La comtesse de Ségur avait débuté par les Nouveaux Contes de Fées, en même temps que par un traité tout pratique, aujourd’hui peu connu, La santé des enfants. L’année suivante (1857), elle publia Les Petites filles modèles ; puis venaient, en 1858, Les Malheurs de Sophie ; en 1859, Les Vacances ; en 1860, Les Mémoires d’un âne ; en 1861, La Sœur de Gribouille ; en 1862, Les Bons Enfants, Les Deux Nigauds et Pauvre Blaise ; en 1863, L’Auberge de l’Ange Gardien ; en 1864, Le Général Dourakine et François le Bossu ; en 1865, Un bon petit diable, Jean qui grogne et Jean qui rit et Comédies et Proverbes ; en 1866, La Fortune de Gaspard et Quel amour d’enfant ! ; en 1867, Le Mauvais Génie ; en 1868, Diloy le Chemineau ; et enfin, en 1871, Après la pluie le beau temps ; tous agrémentés des expressives gravures de Bertall, Castelli, Bayard, Ferogio, Foulquier, Gelier, qui restent associées dans le souvenir de tous à la lecture du texte captivant qu’elles illustraient. Entre temps, la comtesse de Ségur s’élevait au rang d’apôtre de l’enfance en écrivant l’Évangile d’une Grand-Mère (1865), les Actes des Apôtres racontés aux enfants (1867) et la Bible d’une Grand-Mère (1869).
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