Considéré comme l’un des précurseurs de la science du comportement animal, ce fils de paysans peu aisés débuta ce qui allait être l’oeuvre de sa vie tout en enseignant la physique et la chimie au collège d’Ajaccio, puis d’Avignon. Ses Souvenirs entomologiques sont l’occasion de découvrir un scientifique précis, attentif et ingénieux, mais également un homme de lettres traduisant ses découvertes en exposés clairs et piquants. Nul n’a débrouillé avec plus de perspicacité, de fine pénétration, la psychologie des insectes, étudiant leurs moeurs en savant, goûtant leurs formes en artiste, les dépeignant en poète.
Le monde des insectes est un monde merveilleux, où, sous la seule impulsion de l’instinct, inconscient dans sa multiforme activité, se réalisent les industries les plus diverses, les plus ingénieuses, les plus complexes.
Il y a là des chasseurs agiles, qui forcent leur gibier à la course ; des brigands rusés qui creusent des trappes sous les pas de leurs proies sans défiance ; des chirurgiens expérimentés qui savent anesthésier leurs victimes, afin qu’elles soient livrées vivantes à leurs enfants ; des tisserands d’une habileté extrême, des maçons, des terrassiers, des architectes, et jusqu’à des croque-morts qui, sous une livrée funèbre et bien adaptée à leurs fonctions, inhument allègrement les cadavres qu’ils trouvent sur leur chemin.
A toute époque, des hommes ont trouvé plaisir à contempler de près ces bestioles laborieuses, à noter les détails de leurs mœurs, à enregistrer leurs guerres, leurs travaux, les ressources qu’elles mettent en œuvre pour se procurer leur nourriture, éviter leurs ennemis, assurer l’avenir de leur descendance.
Faut-il rappeler, parmi les plus notables de ces observateurs, les noms de Peiresc, gentilhomme d’Aix-en-Provence, trouvant la cause d’une prétendue pluie de sang dans les déjections d’un prolifique bombyx ; de l’abbé Nollet, habile à observer les mœurs des mégachiles, ces abeilles qui découpent pour leur nid des ronds dans des feuilles de rosier ; de Parseval-Deschênes, heureux d’avoir renoncé aux mathématiques pour étudier les fourmis, « qui connaissent le levier d’Archimède » ; du genevois Charles Bonnet, qui découvrit l’étonnant phénomène de la parthénogenèse des pucerons ; de François Huber, l’inimitable historien des abeilles, qu’il ne voyait cependant que par les yeux de son domestique Burnens, d’abord, puis par ceux de sa femme ; et enfin de Réaumur, qui, non content d’être le premier physicien de son époque et d’inventer la graduation du thermomètre, écrivit encore les Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, dont on a pu dire qu’ils suffiraient à illustrer plusieurs entomologistes ?
Mais pour surprendre les secrets de la vie de l’insecte, il faut de bons yeux et beaucoup de patience. C’est pour cela que Buffon, qui était myope et n’apercevait que les sommets de l’histoire naturelle, a dédaigné ce domaine. Les Peiresc, les Nollet, les Parseval-Deschênes, les Bonnet, les Huber, les Réaumur, avaient la persévérance nécessaire et les yeux qu’il fallait, même Huber, encore qu’il dût emprunter ceux d’autrui.
C’est de cette lignée scientifique que descend Jean-Henri Fabre. Sa belle carrière s’est déroulée en dépit de difficultés sans cesse renaissantes ; elles auraient pu entraver son développement, elles n’ont été pour lui qu’une épreuve dont il est sorti plus fort.
Il est né en 1823, dans un village de l’Aveyron, à Saint-Léons. Son enfance ne fut pas gâtée : fils de paysans peu aisés, courant aux champs nu-pieds, il n’apprit à lire et à écrire qu’au hasard. « Marmouset de six ans, encore vêtu de sa petite robe de bure », les insectes l’attiraient déjà ; les reflets métalliques d’une aile de carabe l’enthousiasmaient, et rien ne l’intéressait comme les évolutions des phalènes autour de la lampe.
Cependant, il était laborieux, et une école de Rodez s’ouvrit à lui pour lui permettre de commencer ses études, à la condition d’y être bon élève et d’y remporter des prix. Tout allait bien ainsi, quand la pénurie où se trouvait sa famille le força à sortir du collège. Doué d’une persévérante énergie, il continua, seul, à étudier ; puis il put entrer, grâce à une bourse, à l’École normale de Vaucluse, et en sortit, pourvu de son brevet, vers l’âge de dix-huit ans. Peu après, il était nommé directeur de l’École primaire supérieure annexée au collège de Carpentras.
Singulière école, malgré son titre pompeux. Le local était une sorte de vaste cave, où une fontaine adossée au mur, en dehors, dans la rue, entretenait une humidité permanente. Le jour n’y entrait que par la porte, qu’on laissait ouverte en été, et par une étroite fenêtre garnie, comme celle d’une prison, de barreaux de fer. Pour mobilier, un banc, une chaise, un tableau noir, un bâton de craie. Chaque jour, on lâchait dans cette cave « une cinquantaine de galopins, qui, n’ayant pu mordre au De viris et à l’Epitome, étaient voués, comme on disait alors, à quelques années de français ». Le rebut de rosa, la rose, allait chercher chez le jeune professeur un peu de grammaire.
Jean-Henri Fabre, naturaliste, entomologiste et écrivain, en observation dans son laboratoire |
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La science était alors fort peu en honneur au collège de Carpentras. Le directeur, abandonnant à quelqu’un de sa parenté le commerce de la soupe, enseignait la physique, — qu’il ignorait d’ailleurs profondément. Il faut lire, sous la plume de Fabre, l’inénarrable scène où le professeur, ayant oublié si la longue branche du baromètre est ouverte ou fermée, charge un élève de vérifier ce détail sur l’instrument appendu au mur. L’élève est malicieux ; il a lu son livre, il est au courant du baromètre, et il sait à quoi s’en tenir. Il monte sur une chaise, agite fallacieusement son index sur le haut du tube, et dit, au milieu des rires étouffés des camarades complices : « Oui, c’est bien cela. La longue branche est ouverte par le haut. Voyez, je sens le creux ».
Les choses, cependant, s’améliorèrent, et le directeur de l’école primaire supérieure obtint pour ses élèves des tables où ils pouvaient écrire. Parmi les matières qu’il était chargé d’enseigner, une surtout plaisait au maître, ainsi qu’aux enfants : c’était la géométrie en plein air, l’arpentage sur le terrain. Le professeur s’était procuré — à ses frais ! — les instruments indispensables : jalons, chaîne d’arpenteur, boussole, équerre, graphomètre. Et chaque année, dès que revenait le mois de mai, une journée par semaine était consacrée à une promenade ayant pour objet des exercices pratiques d’arpentage.
On opérait dans une plaine inculte et caillouteuse, un harmas, en langage du pays : désert aride, où nul arbuste n’empêchait la surveillance et où n’était pas à craindre l’irrésistible tentation de l’abricot vert. Sur le sol de cailloux roulés, que décoraient seules les fleurs roses du thym, les polygones les plus compliqués pouvaient se dérouler et s’enchevêtrer à l’aise ; il y avait large place pour les distances inaccessibles ; « et même une vieille masure, autrefois colombier, y prêtait sa verticale aux exploits du graphomètre ».
Cependant, sur ce théâtre, des phénomènes étranges, et qui n’avaient rien de commun avec la géométrie, se déroulaient, intriguant le professeur. Tel écolier, envoyé pour planter un jalon, oubliait tout à coup alignement et signaux, s’arrêtait, se baissait, ramassait, faisait quelques pas, et se baissait encore ; tel autre, chargé de relever les fiches, prenait un caillou au lieu de la brochette de fer ; tel autre encore laissait les mesures d’angles qu’il devait exécuter, et se mettait à émietter une motte de terre. Quelques-uns léchaient un bout de paille. Le maître posa des questions, et le mystère fut éclairci. L’écolier fureteur savait depuis longtemps ce qu’ignorait encore le professeur. Sur l’harmas, une grosse abeille noire bâtit ses nids en terre, où se trouve un miel pour la récolte duquel une paille est l’instrument de choix. Voilà le professeur qui prend goût au miel, et se mêle aux chercheurs de nids, remettant à plus tard les leçons géométriques.
Cet oubli temporaire du devoir professionnel va être cruellement puni, car il inspirera à Jean-Henri Fabre une passion pour l’entomologie qui ne lui laissera plus de repos, qui sera l’aiguillon de sa vie entière, qui le condamnera à un travail permanent et acharné dont l’exécution exigera le sacrifice du bien-être matériel. Dès que les écoliers lui eurent révélé l’ « abeille maçonne de Réaumur », le chalicodome, dont il ignorait à la fois l’histoire et l’historien, il voulut faire plus ample connaissance avec cet hyménoptère magnifique, « portant ailes d’un violet sombre et costume de velours noir ». Une occasion se présentait : son libraire avait justement en vente un très bel ouvrage d’entomologie, l’Histoire naturelle des animaux articulés, par Castelnau, Blanchard et Lucas.
Le livre était abondamment illustré, mais aussi d’un prix élevé. Le jeune professeur touchait alors 700 francs de traitement annuel ; ce traitement devait suffire à la nourriture de l’esprit comme à celle du corps. Celui-ci fut négligé au profit de celui-là, et l’ouvrage si impérieusement désiré passa de la boutique du bouquiniste sur la table de Fabre. Quelles privations payèrent cette prodigalité ? Il est facile de l’imaginer ; mais la révélation des mœurs du chalicodome transforma ces souffrances en joies. Et puis, à distance, avec le recul du temps, quelle satisfaction, quelle tranquille fierté d’avoir su vaincre des obstacles qui paraissaient insurmontables !
Tout en enseignant le français et l’arpentage au collège de Carpentras, Fabre y poursuivait, toujours seul, l’étude des mathématiques. Dès qu’il eut le grade de licencié, il fut nommé professeur de physique et de chimie au collège d’Ajaccio, puis au lycée d’Avignon, où il passa une trentaine d’années. Il commença alors à écrire ; ses premiers travaux, publiés dans les Annales des sciences naturelles, attirèrent sur lui l’attention des savants, et lui valurent en particulier l’estime et les encouragements de Darwin, alors à l’apogée de sa vogue. Suivirent de nombreux ouvrages classiques, où l’anguleuse sécheresse des programmes se voilait sous des développements attrayants.
Cependant l’aisance matérielle ne venait pas, et Fabre la souhaitait, parce qu’il pensait qu’elle lui eût fourni des moyens de se consacrer plus exclusivement à sa science favorite. Pour fixer la richesse, il eut l’idée de se livrer à des recherches de chimie industrielle ; il imagina un procédé pour obtenir avec une pureté inconnue jusque-là l’alizarine, substance tinctoriale. Déjà il pouvait entrevoir le succès financier de son invention ; son espoir fut tué en germe par la découverte de la fabrication artificielle de l’alizarine.
Jean-Henri Fabre comprit qu’il ne serait pas le favori de la fortune. Il reprit sa plume, et, mettant en œuvre tous les matériaux scientifiques qu’il avait accumulés par de longues années d’observations, il écrivit de nouveaux livres, en particulier ses Souvenirs entomologiques qui constituent son œuvre principale, son titre essentiel à l’admiration que le public instruit ne lui marchanda pas.
Ces Souvenirs sont — l’auteur a soin de nous en prévenir lui-même — des études sur l’instinct et les mœurs des insectes. C’est un ensemble de faits et d’idées, d’observations et de théories ; les traits qui y sont dépeints paraissent au premier abord sans lien et comme groupés au hasard. En réalité, une préoccupation générale les domine, celle de l’instinct, dont la nature reste pour Fabre identique à elle-même dans la diversité de ses manifestations. Tout cela — l’exposition des faits comme la trame philosophique qui les enserre — est enveloppé d’un style original, pittoresque, lumineux, varié, où se reflètent les paysages et le ciel du Midi, et plein d’aperçus qui se fixent en tableaux dans l’imagination et dans le souvenir.
Avers et revers de la plaquette offerte à Jean-Henri Fabre à l’occasion de son jubilé, en 1910 |
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Fabre n’est pas seulement un observateur précis, attentif et ingénieux, un artiste qui sait traduire ses découvertes en exposés clairs et piquants ; il est aussi un philosophe qui, en étudiant des points épars de la biologie, ne quitte jamais le fil conducteur par lequel il les sait logiquement reliés. Nul n’a débrouillé avec plus de perspicacité, de fine pénétration, la psychologie de l’insecte.
Voilà, par exemple, un de ces scarabées aux instincts stercoraires. Il roule, laborieusement, patiemment, sa pilule de bouse. La besogne est ardue, car la boule sans cesse retombe, comme le rocher de Sisyphe : vous plaignez de tout cœur le travailleur. Heureusement, un bon camarade se présente pour porter assistance. Ne serez-vous pas tenté de voir dans cette communauté d’action un cas exemplaire de fraternelle solidarité, et peut-être la révélation d’un ménage bien assorti, où les deux conjoints se donnent affectueusement l’aide mutuelle qu’ils se doivent ? Tant pis pour l’idylle ; mais Fabre, soucieux avant tout de la vérité, va détruire impitoyablement votre généreuse illusion.
Le rôle du complaisant compagnon, il le définit sans hésiter, et témoignages en main : tentative de rapt. Le collègue empressé n’est qu’un vulgaire larron, qui, « sous le fallacieux prétexte de donner un coup de main, nourrit le projet de détourner la boule à la première occasion. Faire sa pilule au tas demande fatigue et patience ; la piller quand elle est faite, ou du moins s’imposer comme convive, est bien plus commode. Si la vigilance du propriétaire fait défaut, on prendra la fuite avec le trésor ; si l’on est surveillé de trop près, on s’attable à deux, alléguant les services rendus ».
Fabre n’a guère conduit sa curiosité d’observateur au delà du monde entomologique. C’est à ces bestioles qu’il revient toujours ; ce sont leurs mœurs qu’il étudie en savant, leurs formes qu’il goûte en artiste et dépeint en poète. Et dans ce monde il limite encore ses préférences. Les espèces sociales, aux essaims nombreux, vivant docilement sous un régime monarchique ; celles qui, comme les papillons, n’ont d’autre mérite que leur beauté, excitent peu son intérêt. Il est surtout attiré par les aptitudes spéciales et en apparence sans affinités, par les industries habiles, les travaux difficiles et qu’un instinct merveilleusement réglé conduit cependant à bien, les constructions où l’opérateur est tout à la fois l’architecte et l’artisan.
Les types qui rentrent dans ce cadre, il les suit longuement, patiemment, pendant des années s’il le faut, dans la nature comme dans le laboratoire ; et il ne les quitte que lorsqu’il a suffisamment élucidé les problèmes de leur nutrition et de leur reproduction. Alors il est content, il fixe sur le papier, en n’omettant aucune des circonstances de la découverte, ce que lui ont révélé l’observation et l’expérience ; et le lecteur n’a plus qu’à savourer paisiblement ce fruit dont la maturation a coûté tant de soins.
La philosophie biologique de Jean-Henri Fabre repose sur un principe auquel ses nombreuses et persévérantes recherches ne lui ont pas montré d’exception, celui de l’irréductible fixité de l’instinct. L’insecte, même celui qui paraît le plus apte à des manifestations d’intelligence, n’obéit, pour lui, qu’aux impérieuses et inéluctables sollicitations d’une aptitude innée, qui dirige tous ses actes et les fait converger vers un but dont l’animal n’a pas conscience.
De là naît à ses yeux une objection irréfutable à la doctrine de l’évolution. L’instinct, affirme-t-il au nom de sa science, est un caractère absolument spécifique, immuable comme l’anatomie de l’espèce où on le considère, apparu de toutes pièces et dans son plein développement au jour où elle est née, et destiné à disparaître avec elle sans avoir subi au cours des âges la moindre modification. Ainsi en a décidé le Créateur, auquel Fabre croit fermement.
Statue de Jean-Henri Fabre à Sérignan-du-Comtat (Vaucluse) |
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Voulez-vous un exemple, entre tant d’autres qu’a vus Fabre, à l’appui de cette aveugle fixité de l’instinct ? Le sphex à ailes jaunes est une grande guêpe du midi de la France, qui alimente son nid, où s’abrite une larve, avec des grillons vivants, seulement paralysés par une goutte de venin. Quand le sphex a capturé sa victime, il l’apporte à proximité de son terrier et la dépose sur le sol, la tête tournée vers l’ouverture, puis, avant de l’y traîner par une antenne, il opère dans le nid une visite domiciliaire pour s’assurer qu’un parasite ne s’y est point insidieusement glissé.
Or, si l’observateur éloigne le grillon du nid tandis que le sphex opère sa perquisition, celui-ci, après avoir ramené la victime dans la position voulue, recommence la même préalable inspection. L’expérience, indéfiniment répétée, donne indéfiniment un résultat identique. Et si l’on soustrait complètement le grillon, le sphex, après quelques recherches infructueuses, revient à son nid et se met consciencieusement à le boucher, comme s’il renfermait une proie. L’intervention expérimentale de l’homme est un cas que son instinct n’a pas prévu.
Fabre se retira de l’enseignement ayant femme et enfants, et vécut d’une modeste retraite. Les insectes le consolèrent de ne point posséder les biens matériels. Certaines natures se stimulent par les obstacles : peut-être sans ces obstacles l’entomologiste de Sérignan-du-Comtat (Vaucluse) — où il possédait une propriété depuis 1879 — n’eût-il point produit ses beaux livres, et qui sait si la fleur subtile de son talent n’était pas, comme le thym parfumé de l’harmas, astreint à ne s’épanouir que sur un sol aride ?
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