Si l’on admet qu’avant le XVIe siècle, il y eut « un métier » de la guerre, plus ou moins habilement pratiqué selon les temps, les circonstances, les aptitudes des chefs d’armée, le caractère physique et moral de leurs troupes, longtemps on affirma qu’aux temps ayant précédé la Renaissance, il ne fallait point chercher d’autre tactique que la force matérielle et l’adresse personnelle des combattants, d’autre stratégie que l’emploi de ruses et de feintes assez élémentaires, avec les inspirations subites du champ de bataille. Ce qui est bien loin de la vérité historique.
Le XIIIe siècle fut loin d’être aussi novice dans l’art de la guerre que l’on n’eut un temps de cesse de l’affirmer. Les chevaliers, pense-t-on, habitués dès l’enfance au maniement des armes, n’eurent communément d’autre science militaire que celle de marcher à l’ennemi par le plus court chemin ; de fournir, fer contre fer, des sortes de tournois ordinairement peu meurtriers, vu le perfectionnement des armes défensives, à moins que leur folle témérité ne les livrât en masse, et presque sans défense, aux coups de l’ennemi. Quant à l’infanterie du Moyen Age, on juge, sans hésitation, qu’elle ne doit pas compter comme élément sérieux.
Insuffisamment armées, dépourvues de toute instruction professionnelle, sans habitude de formations et de manœuvres, les troupes à pied servaient tout au plus à égorger ceux que jetaient à terre la lance des chevaliers ou bien, devenues embarrassantes par leur masse confuse, elles se voyaient délaissées sur le champ de bataille, quand elles n’étaient pas foulées aux pieds par leur propre cavalerie.
Baron en costume de guerre d’environ 1200 |
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En 1886 l’historien Henri Delpech, cherchant la vérité en dehors de ces affirmations que l’on pouvait lire dans la plupart des historiens modernes, la trouva au moyen du procédé éminemment scientifique : l’étude et l’examen des faits par les sources. A ceux qui, se faisant l’écho des partialités antipathiques au Moyen Age, vont répétant qu’avant le XVIe siècle il n’y eut ni théorie de l’art des combats, ni véritable intelligence de la guerre, il répondit par la restauration de quatre-vingt-quinze faits d’armes des XIe, XIIe et XIIIe siècles, tous retracés d’après le rapport de témoins oculaires, ou au moins avec la scrupuleuse étude des récits contemporains. Il publia ainsi La tactique au XIIIe siècle, deux volumes dont l’exposé clair et méthodique, la forme précise, pleine de mouvement et d’intérêt, servent de point d’appui à la conclusion du savant et judicieux chercheur.
Ce qu’il s’attache surtout à mettre en lumière, c’est la tactique ordinaire des armées au XIIIe siècle, la plus brillante période militaire du Moyen Age, tactique vraiment passée à l’état de loi et de science, et qui consiste dans l’étroite solidarité des deux armes infanterie et cavalerie. C’est là un fait historique dont Henri Delpech peut légitimement revendiquer la découverte. C’est ainsi qu’il l’expose lui-même dans les conclusions générales qu’il a formulées sur la fin de son second volume :
« Cette tactique ne possédait que deux armes : la cavalerie et l’infanterie. Dans l’art de la guerre, elle distingua deux rôles : celui de l’offensive et celui de la défensive. Le premier appartint aux troupes à cheval ; le second aux troupes à pied. La cavalerie fut préférée pour l’offensive, parce qu’elle avait plus de vitesse et de choc. Mais on sut observer que cette arme faisait, dans les charges, une si grande dépense de forces, qu’après un petit nombre d’engagements, il lui fallait de toute nécessité prendre un temps de repos, pour laisser souffler les chevaux et se reformer. Aujourd’hui, ces entractes peuvent être remplis par l’artillerie ou la mousqueterie, laquelle tient en respect, avec ses projectiles, la cavalerie adverse. Le XIIIe siècle, n’ayant pas d’armes à feu, imagina de protéger ses troupes à cheval, dans l’intervalle des charges, en les ramenant derrière des masses de fantassins.
« Ce fut ainsi qu’on en vint à combiner les deux armes. Le mécanisme de cette combinaison fonctionna de la manière suivante :
« Au début des combats, on rangeait les troupes à pied en avant des troupes à cheval. L’infanterie se formait, les piquiers au premier rang, croisant la pique et accroupis derrière leurs targes ; les arbalétriers au second rang, debout et tirant par dessus les piquiers. Quand les cavaliers ennemis prenaient l’offensive, ce mur de fer recevait et rompait leur premier choc. Puis l’on profitait du désordre que ce choc produisait parmi les assaillants pour les faire assaillir à leur tour par la cavalerie, jusqu’alors abritée derrière les fantassins. Celle-ci, pour intervenir, se déployait par les ailes. Tantôt chargeant en avant de son infanterie, tantôt reprenant des forces en arrière de cette ligne, la cavalerie pouvait perpétuer sa résistance, grâce à l’appui que lui prêtait son retranchement humain.
« Si les cavaliers ennemis, non contents d’assaillir l’infanterie en face, tentaient de la tourner, celle-ci allongeait ses ailes, en dédoublant ses files, et les repliait en arrière, de manière à entourer sa propre cavalerie. Ce cercle, faisant front de tous les côtés, arrêtait de nouveau le choc de l’assaillant. Puis, la cavalerie abritée dans cette enceinte en sortait quand elle trouvait l’occasion de charger avec avantage.
Sergent en costume de guerre d’environ 1200 |
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« Parfois on avait à combattre une cavalerie d’une mobilité supérieure, telle que celle des Musulmans, et qui se tenait à distance, attendant que l’armée se mît en marche pour l’assaillir à l’improviste. Dans ce cas, l’infanterie menacée de cette surprise cheminait rangée, non pas en cercle, mais en carré. Le carré se formait, la tête et la queue en bataille, la droite et la gauche en colonne. Chaque carré, entourant sa cavalerie, pouvait ainsi avancer sans cesser de protéger les troupes à cheval.
« Enfin, si l’attaque de l’ennemi, tout en étant possible, n’était pas imminente, l’infanterie marchait en tête, la cavalerie en queue. Au cas où les troupes à pied étaient menacées les premières, elles s’arrêtaient et en attendant l’arrivée de leurs troupes à cheval, elles opposaient à l’assaillant une résistance passive, au moyen des mêmes formations défensives que nous venons de décrire. Quand c’était, au contraire, la cavalerie qui était la première inquiétée, elle devait rejoindre au plus tôt son infanterie, en ralentissant, avec son arrière-garde, la marche de l’ennemi. Ce n’était que dans les cas où il lui était impossible d’éviter la bataille immédiate, qu’elle rappelait à elle ses troupes à pied, au lieu d’aller les joindre.
« Quant aux armes de jet, on peut résumer leur tactique dans les termes suivants. Au XIIIe siècle, leur tir n’était pas assez puissant pour qu’elles pussent affronter à découvert le choc de la cavalerie. Les archers faisaient, d’ordinaire, office de tirailleurs en avant du front de bataille et se dérobaient par les ailes ou par les intervalles, aussitôt que commençait le choc. Pour les arbalétriers, leur poste de combat normal était en arrière des piquiers accroupis ; ils tiraient par dessus leur tête. Par exception, les armes de jet s’avançaient en potence, en avant du front de bataille, pour prendre en écharpe le front ennemi, quand la nature du terrain leur permettait de s’abriter derrière un obstacle.
« En résumé, la manière dont la cavalerie se combinait avec l’infanterie peut être comparée à la combinaison du levier avec son point d’appui. Les masses de combattants à pied étaient le pivot fixe sur lequel s’appuyaient les combattants à cheval pour prendre l’offensive.
« Ce rôle modeste des fantassins était le seul que l’on pût leur assigner, vu l’état social du Moyen Age et l’imperfection de son outillage militaire. D’une part, la plus grande partie de l’infanterie se recrutait parmi les classes laborieuses, lesquelles, n’étant pas, comme la noblesse, vouées depuis leur naissance à la défense du territoire, ne possédaient qu’une éducation militaire incomplète. Il avait donc fallu, pour pouvoir les utiliser, n’exiger d’elles qu’un rôle peu mobile : une tactique de positions plutôt qu’une tactique de marches. A ce titre, la défensive de pied ferme leur convenait mieux que l’offensive, dont le rôle est toujours plus agissant.
« D’autre part, on observera que les armes de jet du XIIIe siècle n’avaient pas assez de puissance pour permettre au combattant à pied d’avancer sur le combattant à cheval. Il ne l’a pu que lorsque les projectiles à feu lui ont donné le moyen de foudroyer la cavalerie à distance. Au Moyen Age, la cavalerie pouvait toujours, en perdant du monde, joindre l’infanterie. Si les fantassins avaient continué d’avancer au moment du choc des chevaux, ils auraient été infailliblement enfoncés, par suite du flottement de leur marche. Il n’y avait donc qu’un moyen, pour les troupes à pied, de résister aux troupes à cheval, c’était de les attendre, la pique croisée, dans une immobilité absolue. On voit, au demeurant, que la répartition de l’offensive et de la défensive entre cavaliers et fantassins était le seul système militaire praticable au XIIIe siècle. Si élémentaire que fût ce système, il reposait sur le principe de la solidarité des armes, principe que l’invention de la poudre a grandement élargi, mais qui est demeuré la base de notre tactique et qui nous vient directement du Moyen Age.
« Dans les combats où l’infanterie n’avait à lutter que contre des fantassins, n’étant plus aux prises avec les mêmes difficultés, sa tactique était une franche offensive, mais par grandes masses. Les piquiers se postaient alors, de préférence, au sommet d’une pente douce, où ils se rangeaient en forme de coin, dans un ordre profond et serré. De là, ils s’élançaient, la pique en avant, de manière à enfoncer l’ennemi par son centre. Les deux fronts obliques du coin, poussés par les masses d’hommes qui remplissaient la queue de cette formation, produisaient un effet de tranchant. Cette double pression latérale ouvrait par son milieu la ligne de bataille de l’infanterie adverse, écartait ses deux ailes en éventail et déchirait ainsi le rideau de fantassins derrière lequel s’abritait la cavalerie ennemie. »
Les choses ne se sont point passées autrement à Jaffa (1191-1192), à Arsur (1191), à Bombrac (1192), à Navas de Tolosa (1212), à Bouvines (1214), à Damiette (1242), à Mansourah (1250), à Evesham (1265), à Saint-Omer (1303), à Mons-en-Pevèle (1304), à Rosebeecke (1382) et dans maints autres combats célèbres, livrés à la même époque, sur des champs de bataille bien différents, en Europe, en Asie, en Egypte et ailleurs.
Partout où l’infanterie se laisse surprendre sans l’appui de ses troupes à cheval, elle ne tarde pas à succomber sous les assauts redoublés de la cavalerie ennemie mais en retour, les chefs les plus habiles sont d’accord pour reconnaître que la plus brillante chevalerie est absolument hors d’état de vaincre, ou du moins de donner le maximum de son effort, si elle n’est point soutenue par des troupes à pied. Cela est si habituel, si régulier, si prévu, que les capitaines les plus en renom refusent d’engager leurs cavaliers, s’ils n’ont pas sous la main une infanterie capable de les protéger dans l’intervalle des charges ; ils font combattre à pied la plus grosse portion de leur bouillante chevalerie plutôt que de se priver de l’appui si nécessaire des fantassins ; et si, par une manœuvre habile, ils parviennent à séparer sur le champ de bataille les deux armes de leurs adversaires, ils crient aussitôt victoire, assurés qu’ils sont de les écraser l’une et l’autre, dès qu’elles ne se prêteront plus leur mutuel concours.
Bataille de Bouvines (1214) |
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A ces faits si nombreux et si précis, et dont tous les préjugés sont impuissants à amoindrir la force probante, ne pourrait-on pas opposer au moins quelques objections de détail ? Ce n’est point sur le champ de bataille que l’on a coutume d’improviser des manœuvres tactiques ; cette cavalerie, cette infanterie surtout qui se masse ou se déploie selon l’occurrence, où donc a-t-elle fait l’apprentissage de ces méthodiques formations ?
A l’endroit des troupes à cheval, la difficulté est de facile solution. On sait que l’étude des combats formait l’occupation principale de la noblesse au Moyen Age ; parfaitement exercés et rompus au maniement personnel des armes, les jeunes seigneurs profitaient de l’expérience des vieux chevaliers, des écuyers, des sergents d’armes ayant blanchi sous le harnais, pour en apprendre les meilleures méthodes et les formations les plus décisives ; le champ de bataille de tous les jours n’avait pas de peine ensuite à compléter leur instruction.
Quant à l’infanterie, méprisée d’abord, il est vrai, et laissée dans un état d’infériorité qui la rendait absolument inefficace, elle se perfectionna peu à peu dans son organisation, son armement, sa solidité. Accordons qu’il n’y eut au Moyen Age ni casernes régulières, ni manœuvres de corps ou de division pour l’instruction des hommes et des chefs. Mais pourquoi l’infanterie féodale, par exemple, n’aurait-elle pas reçu préalablement, du seigneur dont elle suivait la bannière, les enseignements généraux, pouvant lui permettre de joindre son effort aux troupes à pied à côté desquelles elle était appelée à combattre ?
Les archers, les arbalétriers savaient tirer un parti souvent fort meurtrier de leurs armes de jet : ils s’étaient donc auparavant familiarisés avec le fonctionnement, la portée, le maniement des arcs et arbalètes, et aussi avec les dispositions les plus favorables à prendre et à garder sur le champ de bataille. Incontestablement l’infanterie de ligne, les piquiers, ceux qui formaient la principale masse des troupes à pied, eurent préalablement de leur côté des exercices convenables. Les grandes communes qui envoyaient leur contingent, et qui avaient soin, plusieurs d’entre elles au moins, de les pourvoir d’armes offensives et défensives redoutables, de les revêtir même d’un costume régulier et uniforme, de les distribuer en unités tactiques bien déterminées, commandées de très près par des chefs hiérarchiques, avaient évidemment songé à leur faire donner à l’avance une connaissance suffisante, pour trouver sur le champ de bataille autre chose qu’une impuissante et inutile boucherie.
Il y avait alors, selon Henri Delpech, un véritable enseignement de guerre : c’est la loi des Siete Partidas de 1260, dans laquelle le roi Alphonse X de Castille énumère les manœuvres qu’il prescrit d’enseigner à son infanterie. Il donne leur nom technique et décrit leur procédé de formation avec la même précision de langage que l’on trouvera plus tard dans la Théorie de nos sous-officiers instructeurs. Sur la manœuvre du Coin, par exemple, la loi s’exprime ainsi : « On a donné le nom de Coin (Cuñol) aux soldats qui s’agglomèrent en une seule masse dont la formation est aiguë du côté de la tête et large du côté de la queue. Pour composer le Coin, il faut procéder de la manière suivante : on place au premier rang trois combattants, derrière eux, six ; à la suite douze, puis vingt-quatre, et en doublant ainsi on accroît la formation, suivant l’importance de la compagnie. »
Si l’on veut une théorie complète, il n’y a qu’à en référer à l’auteur latin Végèce, qui fut certainement connu et pratiqué au XIIIe siècle : en retraçant les manœuvres des armées romaines du IVe siècle, il fut cause qu’on en reprit au Moyen Age les puissantes et régulières formations.
Vassal de l’abbaye de Saint-Vaast d’Arras, d’après son sceau pendu à un acte de 1257 |
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Quant à la grande tactique, celle qui prépare et gagne les batailles en déjouant les desseins de l’ennemi, en l’attirant sur un terrain défavorable, en lui faisant payer cher ses imprudences et ses fautes, en frappant en temps opportun le coup décisif, point n’est besoin de la trouver écrite avec la précision d’un traité didactique. Au Moyen Age, on agissait plus et mieux qu’on n’écrivait : l’école de la grande guerre fut donc surtout traditionnelle et expérimentale. Combien de nos généraux les plus renommés et les plus habiles n’offrent qu’une ou deux campagnes à leur livret d’honneur. Au Moyen Age, les chefs d’armée passaient littéralement leur vie sur les champs de bataille ; ils s’y heurtaient à des ennemis de tout genre ; ils s’y composaient, souvent à leurs dépens, une expérience complète des choses de la guerre, des méthodes à suivre, des ordres à garder, des précautions à prendre, de tout ce qui avait produit sous leurs yeux les plus grands résultats.
Et cette science, ils la transmettaient à leurs jeunes compagnons d’armes, quand il ne leur arrivait pas d’en instruire leurs ennemis eux-mêmes à force de les vaincre : science, disons-nous, qui ne nous paraît pas plus indigne du nom du stratégie ou de grande tactique que les méthodes inaugurées depuis, ou plutôt reconnues elles-mêmes efficaces à la lumière de l’expérience. Si, pour ne citer qu’un exemple, la campagne de vingt jours, conduite par Richard Cœur de Lion et qu’il termina par la victoire d’Arsur n’est pas un spécimen de grande tactique, d’admirable et solide organisation, il faut renoncer à donner, comme preuves certaines, des faits évidents.
L’art militaire eut donc le long des siècles un développement progressif ; il s’est perfectionné, ou du moins, il s’est modifié à mesure que l’invention d’armes nouvelles rendait les méthodes précédentes inutiles ou dangereuses. Mais la Renaissance n’a absolument rien inventé en fait de théories tactiques ; les procédés du XVIe siècle sont sortis de ceux du XIIIe sans solution de continuité. Notre art militaire a moins changé de principes qu’il n’en a modifié l’application, selon les exigences d’un outillage de plus en plus meurtrier.
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