Pierre Curie, le grand savant, l’inventeur du radium, meurt à quarante-six ans, victime d’un accident épouvantable et absurde : il traversait, vers le milieu de l’après-midi, la rue Dauphine ; il glissa sur le macadam que la pluie avait mouillé, un camion hippomobile le renversa et l’écrasa. Ainsi disparaissait l’une des plus nobles et puissantes pensées contemporaines.
Jusqu’à la fin de 1903, Pierre Curie n’était connu que des savants ; ses travaux de physicien, déjà nombreux et importants, n’étaient point allés jusqu’au grand public. Soudain, la découverte du radium fut presque un événement parisien ; elle fut mieux : un renouvellement de la science. Curie était alors préparateur à l’École de physique et de chimie. Il avait publié de belles études relatives aux phénomènes de la cristallisation ; mais, comme il n’était pas le moins du monde ambitieux, il ne s’étonnait pas d’être laissé en si modeste place : et même, il ne désirait pas mieux.
Je l’ai vu, à cette époque, un, après-midi de décembre, écrit dans Le Figaro le romancier et critique littéraire André Beaunier (1869-1925). Il travaillait, dans son laboratoire de la rue Lhomond. C’était un grand garçon timide, silencieux et doux, au visage méditatif jusqu’à la tristesse. Il semblait un peu effaré de tout le bruit qui se faisait autour de ses recherches ; il n’avait pas souhaité cette gloire : il ne demandait pour lui que le calme nécessaire à son étude. Minutieux et prudent, il avait peur des conclusions hâtives et trop hardies que l’on tirait, ici ou là, des faits constatés. Lui, veillait à ne jamais aventurer d’hypothèses trop vastes : son génie n’était point hasardeux.
Pierre et Marie Curie dans leur laboratoire |
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Une sorte de hangar, éclairé passablement. Des tables, des fourneaux, des flacons de verre, des éprouvettes, un matériel succinct. Tel était le laboratoire de Pierre Curie, rue Lhomond, derrière le Panthéon, dans ce quartier quasi monacal. Une pauvre rue, peu alignée, qui zigzague et ressemble à quelque coin de province endormie. De vieux bâtiments, des cours humides, des couloirs sombres, des escaliers étroits. La Science n’est point orgueilleuse ; elle se contente d’un tel logement. Mais elle ennoblit ses entours et ce hangar est consacré, qui a vu naître le radium.
Une jeune femme blonde était là. Un grand tablier couvrait sa robe. Elle était fort occupée, devant ses réchauds, à faire cuire, dans de petits godets, divers liquides très précieux, qui ne devaient pas entrer en ébullition, mais atteindre une certaine température précise, s’y maintenir et ne la point dépasser. C’était, écrit André Beaunier, Madame Sklodowska-Curie (Marie Curie), veuve aujourd’hui de ce collaborateur et de ce compagnon génial.
Pierre Curie avait rencontré à la Sorbonne, aux cours et au laboratoire, Mlle Sklodowska, fille d’un professeur de physique dans un gymnase de Varsovie et qui, ayant passé déjà presque tous ses examens, continuait à travailler. Un pareil dévouement à la science les rapprocha ; ils se marièrent. Mlle Sklodowska, la première, avait étudié les phénomènes de radioactivité de certains corps. Ils mirent en commun leurs découvertes, les résultats de leurs expériences, firent de nouvelles expériences ; un jour, ils eurent découvert le radium.
II leur fallut, pour cela, dépenser une étonnante énergie. Après des mois d’effort continuel, ils possédaient seulement quelques décigrammes de ce métal singulier. Encore ne le virent-ils jamais : ils en avaient trop peu pour pouvoir l’isoler, et c’est un chlorure de radium qu’ils employèrent à leurs recherches. Ces quelques décigrammes, ils les avaient obtenus en traitant des tonnes entières d’une terre rare que l’on trouva d’abord en Bohême : cela passait par l’usine et subissait d’extraordinaires manipulations avant d’aboutir, parcelle infiniment précieuse, au fond d’un creuset minuscule. Même en son état de mélange, le radium révéla ses qualités déconcertantes. Il émet de la chaleur, il émet de la lumière, il produit de l’électricité, tout cela sans déperdition de volume ni de masse, au moins en apparence.
Et alors, un problème se posa. Est-ce-que les lois premières de la physique, les axiomes mêmes de la science n’allaient pas être bouleversés par cette étrange découverte ? Le principe de l’identité de la substance à travers ses modifications phénoménales fut révoqué en doute. « Rien ne se perd, rien ne se crée », disait-on ; la matière se transforme en mouvement, en chaleur, en lumière, etc. ; elle se transforme, mais la somme d’énergie reste la même. Or le radium, en devenant lumière, chaleur et mouvement, ne bougeait pas, lui, ne diminuait pas. Donc, quelque chose était créé, non obtenu par la transformation d’un corps, mais ajouté à ce corps et de par son activité propre, sans qu’il en fût aucunement appauvri. Alors, le vieil axiome ne valait plus !
Ces conclusions, Pierre Curie ne se dépêcha point de les formuler. On les formula pour lui et il en était épouvanté. Les philosophes ne suivirent pas l’exemple de sa précaution scientifique ; et l’on vit alors se multiplier les systèmes intrépides. Partisans de la génération spontanée et clergymen audacieux pensèrent utiliser le radium ou bien à démontrer que le non-être produit l’être, ou bien à mettre la Bible d’accord avec la science moderne. Pierre Curie continuait à enregistrer des faits exacts, à les contrôler les uns par les autres, à les classer et à ne point conclure prématurément.
Depuis cette découverte, explique André Beaunier, plusieurs des données de la science furent remises en question, enrichies comme elles ne l’avaient pas été, depuis longtemps, par aucune autre découverte, et fécondées de telle sorte qu’elles mènent la pensée à une nouvelle vision de la réalité, de l’être et de la vie. Curie, dans son petit laboratoire de la rue Lhomond, n’avait pas l’air d’apercevoir ces grands horizons qu’il venait de dévoiler. Plutôt, il s’efforçait de ne pas se laisser éblouir par eux. Attentif à ses creusets, il épiait, constatait, notait.
En le voyant si modeste et si volontairement confiné dans son étude, poursuit Beaunier, je me rappelais une phrase de Darwin qui, écrivant à l’un de ses amis, disait à peu près : « On philosophe beaucoup autour de mes livres. Mais je ne suis qu’un naturaliste et c’est une hypothèse d’histoire naturelle que j’ai formulée. Je n’ai pas d’aptitude pour les idées générales ; mes seules qualités sont d’un observateur scrupuleux. »
Quand on voulut décorer Pierre Curie, il refusa cet honneur inutile. S’il accepta d’entrer à l’Institut, c’est que l’Académie des sciences est un grand laboratoire de commun dévouement à la recherche de la vérité. Quand il eût obtenu quelques décigrammes de radium, des Américains voulurent les lui acheter pour un demi-million, qu’il refusa, parce qu’il avait besoin de son radium pour travailler. S’il accepta le prix Nobel et diverses subventions, ce fut pour consacrer à ses travaux cet argent nécessaire.
Quand il accepta, en 1905, une chaire à la Sorbonne, ce fut à la condition d’avoir aussi un laboratoire où il pût mener à bien ses travaux, en compagnie de sa femme dont la collaboration lui était si constante que leurs découvertes leur sont communes absolument et qu’on n’y distingue pas la trouvaille de l’un de la trouvaille de l’autre. Au moment où Pierre Curie disparaissait, le Bulletin du ministère de l’Instruction publique venait de publier les documents officiels relatifs à la construction de ce laboratoire.
Pierre Curie, laborieux et farouche, vivait à l’écart. Il habitait, plus loin que le parc Montsouris, une petite maisonnette. Il avait deux enfants, deux fillettes. Il était absolument consacré à la Science ; il en avait accepté la rude discipline, les sévères méthodes. Et la simplicité souveraine de sa vie et de son caractère était celle de qui s’est, depuis longtemps et sans nul esprit de retour, dévoué à quelque magnifique et impérieuse idée.
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