Les atteintes portées par la Révolution au droit de propriété furent de plusieurs sortes : la mainmise sur les biens de quelques nobles, du clergé, des établissements charitables, des émigrés, du domaine royal, l’ensemble des fonds de ces diverses provenances formant la masse des biens nationaux ; la confiscation des propriétés ayant appartenu aux personnes condamnées par les tribunaux révolutionnaires ; la démolition forcée de constructions portant des armoiries ou ceux offrant des moyens de défense. Dès 1793, une loi de la Convention initiait la démolition des châteaux forts du pays.
Et pourtant la Déclaration des droits de l’homme portait, entre autres dispositions, que la propriété est un droit naturel et imprescriptible (art. 2), et plus loin (art. 17) qu’elle est un droit inviolable et sacré. A la vérité cette charte ajoutait que l’on peut être dépossédé, quand l’intérêt public l’exige, mais dans ce cas une juste et préalable indemnité est due au détenteur.
Par une singulière ironie, les émigrés furent les seuls à recevoir une indemnité, qui, pour n’être ni préalable, ni peut-être juste — puisqu’une seule catégorie de lésés, à l’exclusion des autres, était appelée à en bénéficier — n’en fut pas moins payée. D’autres collectivités dépouillées n’obtinrent jamais cette réparation et, de ce point de vue, on ne peut s’empêcher de trouver déplorable la mainmise sur les biens des établissements de bienfaisance.
Porte Notre-Dame du château de Fougères (Ille-et-Vilaine) |
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Les dépossessions et confiscations décrétées en 1793 avaient pour but de parer à d’impérieux besoins d’argent, la situation financière de l’État étant extrêmement critique. Quant aux démolitions d’immeubles, dont le Trésor n’avait aucun bénéfice à tirer, il faut en chercher la raison dans la haine, délibérément alimentée par les Révolutionnaires, que le peuple avait vouée aux châteaux. Car, en l’espèce, les immeubles visés n’étaient pour ainsi dire exclusivement que des châteaux.
Pour être fixé sur l’origine de la mesure prise, il suffit de relever dans les travaux des sociétés savantes provinciales les nombreuses interventions de sociétés populaires contre « les repaires des tyrans », interventions qui avaient leur répercussion aux assemblées nationales sous formes de pétitions.
La haine de l’homme des champs pour le château, à cette époque troublée, s’explique aisément. Il y a neuf fois sur dix une question d’intérêt au fond des actes du paysan. Or, dans l’espèce, ce qui le faisait agir était la crainte de voir les seigneurs, par un revirement inattendu, se réinstaller dans leurs domaines, s’y maintenir à l’aide d’une force même peu importante, grâce aux moyens de défense de leurs maisons, et remettre en vigueur les droits abhorrés de la féodalité. Le mouvement fut spécial aux villages ou aux petites villes, et les hôtels des grandes cités, même ceux ayant l’importance de châteaux provinciaux, sont restés à l’abri des coups de main.
L’idée vint des sociétés populaires, ou du moins le climat révolutionnaire fit que le peuple se servit des moyens à sa portée, c’est-à-dire des sociétés populaires, pour la faire triompher. La Révolution, à cet égard, n’avait fait que reprendre l’abaissement de la féodalité réalisé, déjà, en partie par Richelieu ; et on pourrait ajouter Louis XI, Philippe-Auguste et d’autres rois de France, parmi les précurseurs de l’idée. De plus il ne s’agissait plus seulement d’abaissement, mais de
suppression complète de la féodalité. Néanmoins, il s’agissait désormais, non plus seulement d’abaissement, mais de suppression complète des droits féodaux.
C’est ainsi que la Convention élabora deux décrets (août et octobre 1793), amorçant contre les châteaux forts une mesure qui prit tout son développement par un troisième décret des 13-17 pluviôse an II (1er-5 février 1794). En voici la teneur :
« Sur le rapport d’un membre parlant au nom des comités de Salut public, de la guerre, de législation et d’aliénation réunis, la Convention rend le décret suivant :
« LA CONVENTION NATIONALE,
« Considérant que, par un décret du 6 août, qui ordonne la démolition des châteaux forts et forteresses de l’intérieur, elle n’a pas compris les habitations qui portaient ci-devant le nom de châteaux et qui, dégagés de tous les signes féodaux et des moyens de résistance, ne peuvent nuire à la paix publique ;
« Considérant que le décret ne frappe que les fortifications qui ceignent ces ci-devant châteaux, et non les fermes ou bâtiments destinés au logement des propriétaires ou locataires.
« Décrète :
« ARTICLE PREMIER. — Tous châteaux forts, toutes forteresses de guerre dans l’intérieur du territoire de la République, autres que les postes militaires et ceux qui seront nécessaires au service national, seront démolis dans le délai de deux mois de la manière suivante.
« ART. 2. — Les tours et tourelles, les murs épais garnis de créneaux, de meurtrières et de canardières, les portes défendues par des tours à mâchicoulis seront démolis ; les ponts-levis seront abattus et les fossés comblés.
« ART. 3. — Les habitations dégagées des emblèmes féodaux et des objets de défense détaillés dans l’article précédent seront conservées.
« ART. 4. — Les cabinets ou pavillons placés à l’angle des jardins, attenant aux bâtiments isolés d’eux, les petites tours de ferme renfermant seulement des escaliers, ne seront point démolis, à moins que, par leur force, contenance ou situation ils ne puissent servir aux moyens d’attaque et de défense.
« ART. 5.— Les fossés jugés par le Directoire du district, sur l’avis des municipalités, nécessaires au dessèchement des terres, à abreuver les bestiaux, à faire mouvoir les moulins, à la salubrité de l’air, ne seront point comblés.
« ART. 6. — La dénomination de château, donnée autrefois aux maisons de quelques particuliers, demeure irrévocablement supprimée.
« ART. 7. — Il sera prononcé par le Directoire de district, d’après l’avis d’un ingénieur militaire ou d’un ingénieur des ponts et chaussées, sur les moyens d’exécution et sur les contestations qui naîtront au sujet des démolitions ordonnées par le premier décret. »
Dessin de Tavernier de Jonquières exécuté au XVIIIe siècle du château fort de Niort (Deux-Sèvres) construit par Henri II Plantagenêt |
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Se basant sur les deux premiers décrets et sans attendre le vote du dernier, plusieurs sociétés populaires, inclinant à se considérer comme organes d’exécution, avaient préparé ou commencé les démolitions de châteaux. Notons le soin que prend le décret d’établir une distinction entre le château fort et le château simple : cela semble indiquer de la part des législateurs le désir de réagir contre la propension très nette du moment à faire disparaître tous les châteaux qu’ils soient ou non munis de moyens de défense. C’est là une nouvelle preuve du fait que le peuple poursuivait la disparition complète des droits attachés aux fiefs nobles, avant même de s’attaquer aux moyens de résistance dont ils disposaient.
Le numéro du 1ermars 1851 de la Feuille de Provins fait état d’une enquête menée sous la Convention dans un but de démolition à Melz-sur-Seine par la société populaire de Provins. L’enquête porta sur l’église et le château de Melz, et sur des propriétés sises dans les hameaux de La Fontaine-aux-Bois et Blunay. Une invasion de démolisseurs armés eut lieu en décembre 1793 au château de Paroy ; pendant plusieurs jours, ils enlevèrent les ardoises, les poutres, renversèrent une chapelle en forme de tour, etc. Ils étaient conduits par un commissaire (sans aucun doute d’une société populaire) et signifièrent « qu’ils avaient reçu l’ordre de raser le château comme blessant les regards de l’égalité parce qu’il avait des tours et était entouré de fossés pleins d’eau » (Mémoires du marquis de Paroy, dans le tome Ier des Documents pour servir à l’histoire de la Révolution française).
Il serait facile de multiplier ces exemples. Les entreprises contre les châteaux émanaient de l’élément turbulent, c’est-à-dire des sociétés populaires.
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