Parmi les innombrables jeux de société pratiqués dans l’Occident médiéval, le plus répandu, celui auquel on joue partout, à tout moment, dans toutes les classes de la société, n’est pas le jeu de dés, contrairement à ce qui est souvent affirmé, mais bien le jeu de marelle — à ne pas confondre avec le jeu qu’on associe de nos jours à ce nom — ou jeu du moulin
La marelle du Moyen Age est le jeu de société par excellence, celui qui pendant plusieurs siècles constitue l’emblème de l’activité ludique de la civilisation européenne. Contrairement aux dames, aux échecs et aux tables (un des ancêtres du backgammon actuel), il ne doit en effet rien à l’Orient. Il est en outre plus ancien que tous les jeux de cartes et moins réprouvé que les jeux de dés.
Deux nobles espagnols disputant une partie de jeu du moulin à la cour de Séville (XIIIe siècle) (Miniature extraite du Livre des jeux d’Alphonse X le Sage, vers 1280) |
|
A l’époque moderne, il prend le nom de jeu du moulin ; et ses épigones contemporains sont le morpion (avec toutes ses variantes) et le jeu dit « du drapeau anglais ». Ainsi la marelle, inconnue de la plupart des historiens et des anthropologues, et très souvent absente des répertoires, manuels ou encyclopédies consacrés aux jeux de société, est-elle bien, dans la longue durée, le jeu de l’homme européen. L’étymologie du mot marelle demeure controversée. L’hypothèse qui, comme pour méreau, le ferait venir d’un dérivé du latin matricula semble abandonnée. On tend plutôt aujourd’hui à rattacher ces deux mots à un préroman marr (pierre).
A la différence des dés, la marelle n’est pas un jeu de hasard mais un jeu de réflexion. Elle oppose deux joueurs possédant chacun trois ou cinq (parfois neuf) pions qu’ils doivent essayer d’aligner (verticalement, horizontalement ou diagonalement) sur une figure géométrique de forme variable et dont les versions les plus employées au Moyen Age sont reproduites ci-dessous. Les joueurs jouent à tour de rôle en ne plaçant ou déplaçant qu’un pion à la fois sur la figure. Le vainqueur est celui qui le premier a réussi à aligner ses trois ou cinq pions sur une des lignes de cette figure. Du moins tels sont les principes généraux du jeu car il y a évidemment de nombreuses variantes, et une évolution des règles allant vers la diversification.
Jeu de marelle ou du moulin |
|
L’avantage de la marelle sur les autres jeux de société réside dans la possibilité de jouer sans aucun accessoire ou instrument préparé à l’avance. On peut y jouer absolument partout : un doigt dans le sable ou dans la poussière, un bâton dans la terre, une craie sur de la pierre suffisent pour tracer la figure sur laquelle on va jouer. Des cailloux, des fragments de bois, de feuilles, de tissu ou de n’importe quoi suffisent pour matérialiser les pions. Pour distinguer les deux camps, on les choisit grands et petits, clairs et foncés, circulaires ou carrés, ou bien, plus simplement encore, on oppose des cailloux à des morceaux de bois, ou des fragments de feuilles à des fragments d’écorce.
La simplicité des règles, l’absence de « matériel » et la brièveté du jeu n’empêchent pas que la marelle soit un jeu de réflexion très subtil, surtout lorsque l’on joue sur une figure un peu complexe (par exemple les types 2 et 4 et leurs variantes) avec pour chaque camp la nécessité d’aligner cinq pions. Avec trois pions à aligner, le jeu est en effet plus simple : occuper le centre favorise souvent la victoire et, de ce fait, le joueur qui joue en premier est avantagé.
Plateau de jeu de marelle |
|
Ce qui frappe l’historien des jeux de société médiévaux c’est le silence des textes sur le jeu de marelle. Très rares sont les mentions qui en sont faites dans les textes littéraires ou narratifs (alors qu’elles sont, comme on sait, très nombreuses pour les dés, les échecs et les tables).
Plus rares encore les exposés des principes du jeu et les recueils de parties ou de problèmes (ce qui n’est pas le cas des échecs, du moins pour ce qui concerne le Moyen Age finissant). En revanche, les documents d’archives, les comptes et les inventaires en font quelques mentions, notamment au XIVe siècle. Et l’iconographie également ne l’oublie pas qui montre parfois, au revers d’une boîte à jeux comportant sur l’une de ses faces un damier ou un échiquier, une figure de marelle voisine de celles qui sont reproduites ici.
Les fouilles archéologiques, elles aussi, mettent de temps en temps au jour des pions de marelle en os ou en bois. Non pas des pions ordinaires, bien sûr, mais des pions de jeux d’apparat (figure ci-contre), semblables aux pions de dames quoique un peu plus larges, moins épais et montrant un décor presque toujours géométrique (et non pas historié). Dans un article intitulé Les pions de jeux médiévaux : essai de typologie paru en 1980 au sein du numéro 4 du Bulletin de la Société française de numismatique, Michel Pastoureau a établi la typologie de ces pions et montré comment, plus que les couleurs (blanc/rouge jusqu’au milieu du XIIIe siècle, blanc/noir ensuite) ou même que le décor (croix ou rosace / orle ou semé de besants), c’étaient les cannelures de la tranche qui aidaient le plus souvent à distinguer les pions de chaque camp.
Un jeu qui a vraiment été, pendant plusieurs siècles, le jeu occidental par excellence. Un jeu de la ligne et de l’intersection, un jeu du centre et de la périphérie, un jeu de positionnement et de mise en rang (de mise en ordre ?), auquel l’historien et le sémiologue ne peuvent pas ne pas s’intéresser.
Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.