Avoir une patience à toute épreuve
Son origine est tirée d’une touchante nouvelle du Décaméron de Boccace (1313-1375), la 10e de la 10e journée, nouvelle qui a fourni un Mystère en 1395, qui a été traduite en prose française dans le même siècle sous le titre de Miroir des Dames, d’Enseignement des femmes mariées, etc., que Pétrarque a mise en latin, que Perrault a remise en vers en 1691, qui a été retraduite en prose en 1749 par Mlle de Montmartin, et dont voici un résumé :
Détail d’une fresque transposée sur bois représentant Boccace et composée par Andrea del Castagno (1450) |
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Cédant aux instances de ses sujets, Gauthier, marquis de Saluces, consent à se marier ; mais à la condition qu’on ne lui imposera point d’épouse, et que ses sujets promettront d’honorer celle dont il fera choix lui-même. Touché de la conduite et de la beauté d’une jeune fille qui habite un village voisin, il se décide à l’épouser. Le jour fixé pour la cérémonie, le marquis monte à cheval avec ses gens pour aller la chercher. On l’aperçoit près de la maison de son père rapportant de l’eau d’une fontaine.
Le marquis, sur les renseignements que lui donne Griselidis (c’est ainsi qu’elle s’appelle), va trouver Jannot, son père, lui annonce qu’il veut épouser sa fille, mais qu’avant tout, il veut l’interroger sur la soumission qu’il exige d’elle. Griselidis ayant répondu oui à toutes ses demandes, le marquis la fait revêtir de superbes habits, place sur sa tête une couronne, l’épouse, puis l’emmène dans son château, où sont faites des noces d’une grande magnificence.
La jeune femme semble changer de mœurs avec sa fortune. Elle devient si aimable, si gracieuse, qu’elle paraît plutôt être la fille d’un grand seigneur que celle d’un pauvre paysan. Elle est du reste si obéissante à son mari, si attentive à prévenir ses moindres désirs, qu’il est le plus heureux des hommes. Au bout d’un an, Griselidis accouche d’une fille. Le marquis en est joyeux ; mais, poussé par une folie des plus singulières, il se met à vouloir éprouver la patience de sa femme. Il lui reproche d’abord sa basse extraction en termes pleins de mépris. Griselidis, sans changer de contenance, fait une réponse qui montre bien que les honneurs ne l’ont pas changée.
Bientôt il lui ordonne de remettre sa fille à un domestique qu’il lui envoie. Sans émotion, sans changer de visage, Griselidis prend sa fille au berceau, l’embrasse, la bénit et la donne au serviteur. Le marquis envoie sa fille à Bologne, chez une de ses parentes, la priant d’élever l’enfant avec le plus grand soin.
Griselidis met au monde un fils. Le marquis est au comble de la joie ; mais il n’en continue pas moins à éprouver sa femme. Il prétend que ses sujets sont humiliés que le petit-fils d’un paysan doive être un jour son successeur et leur maître ; il faut qu’il fasse du garçon ce qu’il a fait de la fille, et qu’il prenne une femme plus digne du rang où il a si inconsidérément élevé Griselidis. La princesse l’écoute sans s’émouvoir, et l’invite à faire ce que bon lui semblera.
Le marquis, feignant d’avoir fait tuer son fils, l’envoie à Bologne dans la maison où est déjà sa fille. Quoique très sensible, Griselidis apporte à cette épreuve autant de fermeté qu’à la première. Le prince est persuadé qu’il n’y a aucune autre femme capable de tant de courage. Cependant il n’est pas encore content. Il veut tenter auprès du pape une démarche tendant à faire casser son mariage, et à obtenir la permission d’en contracter un autre. La marquise supporte cette nouvelle épreuve avec la même tranquillité apparente qu’elle a soutenu les autres.
Le marquis fait apporter une fausse dispense, dit à ses sujets qu’il a la permission d’abandonner Griselidis et de prendre une autre femme. Il fait venir la marquise, et lui annonce publiquement qu’il a trouvé celle qui doit la remplacer. Griselidis rend son anneau nuptial ; et, comme elle est venue sans dot aucune dans la maison du marquis, elle obtient avec peine une chemise pour en sortir. Retournée chez son père, elle reprend ses habits de bergère, et elle se livre aux travaux domestiques supportant avec une fermeté inébranlable les assauts de la fortune ennemie.
Le marquis annonce à ses sujets qu’il va épouser la fille d’un comte. Il fait appeler Griselidis dans son palais, la charge de tout disposer pour recevoir celle qui doit la remplacer, d’inviter les dames pour la cérémonie, et cela, absolument comme si elle était encore la maîtresse du logis. Griselidis prépare tout, nettoie tout, et, l’heure venue, elle reçoit toute la compagnie avec son costume de villageoise, ayant un visage joyeux et content.
Le marquis fait venir ses deux enfants, dont l’éducation a été l’objet de toute sa vigilance paternelle. Le gentilhomme qui les conduit doit dire qu’il est chargé d’amener la jeune fille, âgée de 14 ans, pour la marier au marquis. Les dames la reçoivent, Griselidis elle-même va la saluer.
Enfin, croyant avoir suffisamment éprouvé la patience de sa femme, le marquis la fait venir en présence de toute la compagnie, et lui demande ce qu’elle pense de sa nouvelle épouse ; puis, quand il voit que Griselidis est bien persuadée qu’il va se remarier, il la fait asseoir à côté de lui, lui apprend que tout ce qu’il a fait n’était destiné qu’à éprouver sa patience, et lui rend tout ce qu’il lui a ôté ; il l’embrasse ensuite tendrement, et recueille les larmes de joie qui coulent de ses yeux. Changement soudain qui surprend agréablement tous les spectateurs.
Griselidis est immédiatement vêtue en grande dame, et elle reparaît bientôt dans le salon où est la compagnie, et où elle fait mille tendres caresses à son fils et à sa fille. On prolonge la fête de plusieurs jours pour célébrer cette heureuse réunion ; Jannot n’est point oublié, et, après avoir marié sa fille, le marquis vit longtemps heureux avec Griselidis, à qui il sait faire oublier les malheurs du passé par les charmes du présent.
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