LA FRANCE PITTORESQUE
12 septembre 1213 : bataille de Muret
(croisade contre les Albigeois)
(D’après « Histoire générale de France depuis les temps les
plus reculés jusqu’à nos jours » par Abel Hugo (Tome 3), paru en 1839)
Publié le mercredi 11 septembre 2024, par Redaction
Imprimer cet article

Cette bataille, qui a lieu dans le cadre de la lutte contre les Albigeois menée par l’Église catholique contre l’hérésie, oppose : d’un côté Raymond VI, comte de Toulouse, Pierre, roi d’Aragon et seigneur de Montpellier et Bernard de Comminges ; de l’autre les troupes du roi Philippe Auguste commandées par Simon de Montfort, vicomte d’Albi, de Béziers et de Carcassonne.

Pierre d’Aragon et ses alliés vinrent camper devant Muret, dont la garnison faisait des courses jusqu’aux portes de Toulouse. Le siège commença aussitôt ; les machines furent dressées dès le soir même. Le lendemain, Pierre ordonna l’assaut, et déjà un des faubourgs était emporté, quand les bannières de Montfort parurent dans la plaine. Aussitôt le roi d’Aragon fit sonner la retraite et rentra dans son camp.

Montfort avait avec lui des forces peu considérables ; mais, outre les milices du pays et les chevaliers qui s’étaient liés à sa fortune, il avait reçu de France une vaillante troupe de croisés, parmi lesquels brillait Guillaume des Barres, son frère utérin, le plus fameux chevalier de son temps, et le seul qui eût lutté avec succès corps à corps contre le roi Richard Cœur de Lion.

Simon de Montfort. Dessin anonyme publié au XVIIIe siècle

Simon de Montfort. Dessin anonyme publié au XVIIIe siècle

Pendant sa marche, Simon de Montfort avait rencontré à Bolbonne le sacristain du château de Pamiers, prêtre vénérable qui n’avait pu, dit Guillaume de Puylaurens dans sa Chronique, s’empêcher de lui témoigner son appréhension de le voir marcher au combat avec des forces inférieures à celles des hérétiques. « Vous avez, lui dit-il, peu de monde eu égard au nombre de vos ennemis, parmi lesquels se trouvent et les comtes et le roi d’Aragon, homme très expert et éprouvé dans les armes ; la partie ne serait donc pas égale si vous vous engagiez avec si peu de forces contre le roi et si copieuse multitude. »

Mais le comte Simon, à ces mots, tirant une lettre de son aumônière : « Lisez », dit-il ; et le sacristain lut une lettre que le roi d’Aragon adressait à une noble dame, épouse d’un seigneur toulousain, à laquelle il disait que c’était pour l’amour d’elle qu’il avait pris les armes et qu’il venait chasser les Français. Le sacristain, après avoir lu, demanda au comte : « Que voulez-vous dire et qu’a cette lettre de commun avec la bataille ? — Ce que je veux dire ! s’écria Simon, c’est que le Christ me sera en aide, autant qu’il le sera peu sans doute à un homme qui, pour une femme adultère, vient bouleverser les affaires de Dieu » ; et ayant remis promptement cette lettre dans sa bourse, il continua sa route vers Muret.

Arrivé le soir à Saverdun, Monfort, qui craignait que Muret ne tombât au pouvoir de son ennemi, voulait passer outre et entrer dans la ville assiégée la nuit même. Mais son conseil l’en dissuada, et on attendit au lendemain. Foulques, évêque de Toulouse, fit demander au roi d’Aragon un sauf-conduit pour les prélats qui se trouvaient dans [armée des croisés, afin d’aller lui soumettre des propositions de paix. Le lendemain, Simon de Montfort fit son testament et entendit une messe, pendant laquelle on excommunia les comtes de Foix et de Toulouse, leurs fils, le vicomte de Comminges et tous leurs partisans. Pierre seul fut excepté de cet anathème général. Simon se mit ensuite en marche, et s’arrêta à moitié chemin de Saverdun et de Muret pour attendre le retour de l’envoyé de Foulques. Cet envoyé revint. Le roi d’Aragon avait refusé le sauf-conduit.

Le comte se remit en marche. Bientôt les croisés arrivèrent en vue de la ville située sur la rive gauche de la Garonne. Ils pressèrent leurs chefs de les conduire à l’ennemi ; mais Simon s’y refusa, parce qu’il voulait faire une dernière tentative auprès du roi d’Aragon. Il entra dans Muret par le pont de bois sur la Garonne, que les ennemis avaient négligé de détruire. Foulques et les autres prélats renouvelèrent alors leurs instances auprès des Toulousains et du roi d’Aragon, pour obtenir la paix, ou au moins une trêve. Pierre répondit : « Pour quatre ribauds que ces évêques ont amenés avec eux, ce n’est pas trop la peine de leur accorder une conférence » ; mais les Toulousains avant dit qu’ils ne feraient réponse que le lendemain, les hostilités cessèrent.

On entra en pourparlers le 12 septembre. Montfort offrit au roi d’Aragon de lui livrer Muret et tous les pays environnants ; mais Pierre exigea qu’il se rendît à discrétion, lui et son armée. Les Toulousains, de leur côté, répondirent à leur évêque qu’étant alliés du roi d’Aragon, ils ne feraient rien sans son aveu. Les abbés et les prélats prirent alors la résolution d’aller pieds nus supplier ce prince de ne plus persécuter l’Église ; ils lui envoyèrent d’abord un religieux, chargé de le prévenir de leur arrivée. En protégeant le départ de ce messager de paix, le comte Simon fut assailli par une troupe d’ennemis, qu’il repoussa. Au même instant, les assiégeants, ayant mis en mouvement leurs machines, firent pleuvoir une grêle de pierres et de traits sur la maison où les évêques étaient assemblés. Montfort leur dit alors :« Vous voyez que nous n’avançons pas dans nos négociations, et qu’il y a déjà un grand tumulte, il faut nous permettre de combattre. »

Raymond VI de Toulouse. Gravure extraite d'une série de portraits d'hommes et de femmes célèbres de France publiée en 1850

Raymond VI de Toulouse. Gravure extraite d’une série
de portraits d’hommes et de femmes célèbres
de France publiée en 1850

Le comte Simon parlait ainsi, dit Guillaume de Puylaurens, présumant que s’il abandonnait le château de Muret aux ennemis, tout le pays se soulèverait contre lui pour se joindre à eux, en sorte que ces périls nouveaux seraient pires que les premiers. Il considérait d’ailleurs qu’il défendait la cause de Dieu et de la foi, tandis que les autres marchaient au rebours, et étaient entravés dans les liens de l’excommunication ; et il préféra s’exposer au péril un seul jour, plutôt que d’accroître l’audace de ses ennemis par la lenteur et l’inaction.

Les athlètes du crucifix, poursuit Puylaurens, choisirent pour combattre le jour prochain de l’Exaltation de la sainte Croix ; et lors, s’étant confessés de leurs péchés, et ayant entendu l’office divin comme à l’ordinaire, nourris du pain salutaire de l’autel, et réconfortés par un sobre repas, ils revêtirent leurs armes, et se préparèrent à en venir aux mains. Avant de quitter l’église, Monfort s’était mis à genoux les mains jointes, et avait dit à haute voix : « Mon Dieu, je vous offre et vous donne mon âme et mon corps. » Comme il montait à cheval, la sangle de sa selle se rompit ; il mit pied à terre, et on la raccommoda aussitôt ; mais lorsqu’il voulut de nouveau se remettre en selle, son cheval le frappa d’un coup de tête au front avec tant de force, qu’il demeura quelque temps tout abasourdi, de sorte que s’il eût eu foi, comme beaucoup d’autres, à ces devins vagabonds qui courent le pays, il aurait craint que quelque chose de sinistre ne lui advînt du combat.

Cependant les assiégeants, qui avaient vu de leur camp l’accident arrivé à Monfort, se mirent à pousser de grands cris ; mais Simon, reprenant son cheval, sauta dessus et adressa ces mots à ses ennemis : « Vous vous moquez maintenant de moi par vos clameurs, mais je me confie dans le Seigneur, et j’espère crier bientôt après vous jusqu’aux portes de Toulouse. »

Monfort avait résolu de ne combattre qu’avec ses chevaliers, et de laisser ses fantassins à la garde de la ville. On décida de ne point sortir directement sur l’armée des assiégeants, afin de ne pas exposer les chevaux à une grêle de traits, et l’on marcha par la porte du côté de l’orient, tandis que le camp ennemi était au contraire à l’occident, de sorte que, ne devinant pas ce dessein, les assiégeants crurent d’abord que les croisés prenaient la fuite ; mais ceux-ci s’étant avancés un peu dans ce sens, traversèrent enfin un ruisseau et revinrent dans la plaine. Il y avait là, avec le comte de Montfort, Guy, son frère ; Baudouin, frère du comte de Toulouse ; Guillaume des Barres ; Alain de Roucy, et beaucoup d’autres au nombre d’environ mille hommes d’armes.

Au moment où les chevaliers sortaient de la ville, Foulques, évêque de Toulouse, parut la mitre en tête, revêtu de ses habits pontificaux, et portant dans ses mains un morceau de la vraie croix ; chacun descendit de cheval et s’empressa de venir adorer la sainte relique. « Mais, dit Pierre de Vaulx-Cernay, l’évêque de Comminges, homme de merveilleuse sainteté, voyant qu’en un tel hommage on perdait trop de temps, saisit la croix dans la main de Foulques, monta sur un lieu élevé et donna la bénédiction à ceux qui allaient combattre, en leur disant : Allez au nom de Jésus-Christ, je vous suis témoin, et je reste votre caution au jour du jugement, que quiconque succombera en cette glorieuse lutte obtiendra, sans nulle peine de purgatoire, les récompenses éternelles et la béatitude des martyrs, pourvu qu’il soit confessé et contrit, ou du moins qu’il ait le ferme dessein de se présenter, sitôt après la bataille, à un prêtre, pour les péchés dont il n’aurait fait encore confession.

Bataille de Muret d'après une enluminure des Grandes Chroniques de France (XIVe siècle)

Bataille de Muret d’après une enluminure des Grandes Chroniques de France (XIVe siècle)

« Laquelle promesse sur l’instance de nos chevaliers, ayant été souvent répétée, et à maintes reprises confirmée par les évêques, soudain purifiés de leurs péchés par contrition de cœur et confession de bouche, se pardonnant les uns les autres tout ce qu’ils pouvaient avoir de mutuels sujets de plaintes, ils sortirent du château, et, rangés en trois troupes, au nom de la Trinité, intrépides, ils s’avancèrent contre les ennemis.

« Cependant les évêques et les clercs entrèrent dans l’église pour prier le Seigneur en faveur de ceux qui s’exposaient en son nom à une mort imminente, et, dans leurs clameurs vers le ciel, ils poussaient avec angoisse de si grands mugissements, qu’ils semblaient hurler plutôt que de faire des prières ».

« En voyant les croisés sortir de Muret, le roi d’Aragon, dit Guillaume de Puylaurens, se prépara au combat, bien que le comte de Toulouse conseillât au contraire aux alliés de rester dans leur camp, et d’accabler à coups de traits et de javelots les chevaliers de Montfort, afin de pouvoir ensuite les aborder plus sûrement après les avoir ainsi affaiblis, et les tailler plus aisément en pièces, ce à quoi le roi ne voulut pas entendre, attribuant ce conseil à la crainte, et le taxant de lâcheté. Ainsi ayant rangé son année en bataille, il engagea le combat. »

Le comte de Foix commandait l’avant-garde ; le roi, après avoir changé d’armure avec un chevalier pour ne pas être reconnu dans la mêlée, s’était mis au centre ; le comte de Toulouse menait l’arrière-garde. « La première attaque fut confiée au comte de Foix, suivi des Catalans et d’une multitude de gens de guerre. De l’autre côté, comme je le tiens du seigneur Raymond, dernier comte de Toulouse (lequel, alors incapable de combattre à cause de son âge, avait été conduit hors du camp sur un cheval de main, au sommet d’une hauteur d’où il pouvait voir l’engagement) ; de l’autre côté, dis-je, le comte Simon s’avança avec les siens rangés en trois corps, selon l’ordre et usage de la discipline militaire, comme il la savait ; de façon que les derniers rangs, hâtant leur course, chargèrent tout en même temps que les premiers, connaissant bien qu’un choc donné d’ensemble enfante la victoire ; ils culbutèrent tellement leurs ennemis du premier coup, qu’ils les chassèrent devant eux de la plaine comme le vent fait la poussière de la surface du sol, les fuyards se jetant comme ils purent derrière les rangs de leur armée.

« Puis les vainqueurs tournant alors du côté où se trouvait le roi, dont ils avaient distingué la bannière, se ruèrent vers lui d’une telle violence, que le choc des armes et le bruit des coups étaient portés par l’air jusqu’au lieu où était celui dont je tiens ce récit, non moins que si c’eût été une forêt qui tombât sous une multitude de haches. Là fut tué le roi avec un grand nombre des principaux seigneurs de l’Aragon, qui périrent autour de lui. »

Alain de Roucy et Florent de Ville, qui avaient résolu sa mort, se précipitèrent sur le chevalier qui était couvert de ses armes. Alain porta à ce chevalier un coup de lance et le renversa ; mais étonné d’une victoire aussi facile qu’inespérée, il s’écria : « Ce n’est pas là le roi d’Aragon, il est meilleur chevalier. » Pierre, qui était assez proche, entendant ces paroles, fit bondir son cheval en avant, et se montrant à découvert, dit à haute voix : « Vraiment, ce n’est pas lui, mais le voici. » En même temps il frappa un chevalier français, le renversa et se précipita dans le plus fort de la mêlée. Alain et Florent s’attachèrent alors à ses pas, le joignirent, et lui portèrent de si rudes coups, qu’enfin il succomba et resta mort sur la place.

Les croisés, animés par ce succès, redoublèrent d’efforts. Simon, voyant que son avant-garde et son corps de bataille étaient tellement mêlés avec les Aragonais qu’on ne distinguait plus les uns des autres, tourna l’ennemi avec sa réserve, afin de l’attaquer en flanc et d’achever sa défaite. Il trouva d’abord une vigoureuse résistance, et reçut lui-même un si rude coup d’épée, qu’en voulant le parer il brisa son étrier gauche, resta accroché par cet étrier dans le caparaçon de son cheval, et faillit être désarçonné ; il commençait à se remettre quand il fut encore atteint d’un second coup sur la tête ; mais, sans en être point ébranlé, il poussa son cheval vers son adversaire et le renversa d’un coup de poing sous le menton ; cette action vigoureuse jeta la terreur parmi les ennemis, qui commencèrent à se débander et à fuir de toutes parts.

Les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges, ayant appris la mort du roi d’Aragon, ordonnèrent la retraite. « Les croisés se mirent sans tarder à leur poursuite, et, dit Pierre de Vaulx-Cernay, sabrant tous ceux qui restaient en arrière, en occirent plusieurs milliers. Le comte avec quelques chevaliers suivait exprès au petit pas ceux des nôtres qui poussaient les fuyards, afin que, si les ennemis venaient à se rallier et à reprendre courage, nos gens, séparés les uns des autres, pussent avoir recours à lui. Nous ne devons pas taire que le très noble Montfort dédaigna frapper un seul des vaincus, dès qu’il les vit en fuite et tournant le dos au vainqueur.

Bataille de Muret. Dessin paru dans l'Atlas de l'archéologie pyrénéenne (Tome 1), paru en 1858

Bataille de Muret. Dessin paru dans l’Atlas de l’archéologie pyrénéenne (Tome 1), paru en 1858

« Tandis que ceci se passait, les habitants de Toulouse qui étaient restés à l’armée en nombre infini et prêts à combattre, travaillaient de toutes leurs forces, mais sans succès, à emporter le château. Leur évêque Foulques, qui se trouvait dans Muret, envoya un de ses religieux leur conseiller de se convertir enfin à Dieu leur Seigneur, et de déposer les armes, promettant qu’il les arracherait à une mort certaine ; et en foi de cette promesse, il leur envoya son capuchon, car il était moine aussi. Mais eux, obstinés et aveugles par l’ordre du ciel, répondirent que le roi d’Aragon nous avait tous battus, et que l’évêque voulait non les sauver, mais les faire périr ; puis, enlevant le capuchon à son envoyé, ils le blessèrent grièvement de leurs lances. Au même instant, nos chevaliers revenant du carnage, après une glorieuse victoire, et arrivant sur lesdits Toulousains, en tuèrent plusieurs mille... Les autres prirent la fuite et coururent pêle-mêle vers un navire qu’ils avaient au bord de la Garonne : ceux qui purent y entrer se sauvèrent ; les autres furent noyés ou périrent par le glaive au milieu des champs.

« Le comte Simon ordonna à un des siens de le conduire à l’endroit où le roi d’Aragon avait été tué, ignorant entièrement le lieu et le moment où il était tombé ; et, y arrivant, il trouva le corps de ce prince gisant tout nu en plein champ, parce que nos gens de pied qui étaient sortis du château, en voyant nos chevaliers victorieux, avaient égorgé tous ceux qu’ils avaient trouvés par terre. Vivant encore, ils l’avaient déjà dépouillé. A la vue du cadavre, le très piteux comte descendit de cheval, et pleura comme un autre David auprès d’un autre Saül ; puis il fit remettre le corps aux frères hospitaliers de Sain-Jean, qui se chargèrent de la sépulture.

« Après quoi, et pour ce que les ennemis de la foi, tant noyés que tués par le glaive, avaient péri au nombre d’environ vingt mille, tandis que parmi les chevaliers du Christ un seul avait été tué, plus un petit nombre de servants, notre général très chrétien, comprenant qu’un tel miracle venait de la vertu divine et non des forces humaines, marcha pieds nus vers l’église, pour rendre grâce de la victoire au Tout-Puissant, et donna en aumône aux pauvres ses armes et son cheval. »

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE