Infatigable travailleur et astronome de génie, faisant l’admiration des esprits scientifiques de son époque, parmi lesquels Louis Pasteur, il fut notamment directeur de l’Observatoire de Paris et laissa un Traité de mécanique céleste, oeuvre majeure et plébiscitée témoignant de l’état de la science à la fin du XIXe siècle
Félix Tisserand naquit le 13 janvier 1845 à Nuits-Saint-Georges, en Côte-d’Or. Son père était tonnelier, profession importante dans une contrée de grands vignobles. Félix était de petite taille. Ses camarades à l’école primaire l’avaient surnommé la petite fée, jouant sur la rencontre des syllabes ; mais bien d’autres enfants s’appelaient Félix, lui seul était la petite fée. Son père, d’habitudes simples et modestes, ne souhaitait rien à ses enfants au delà d’une existence honnête, respectant la science comme nécessaire et utile, et ne voyant dans les belles-lettres qu’un divertissement pour les oisifs.
Dès l’âge de dix ans, les maîtres de Félix à Nuits-Saint-Georges n’avaient plus rien à lui apprendre, et formaient de lui les meilleures espérances. Sérieux et pensif, l’aimable enfant, déjà modeste et difficile à contenter, se trouvait ignorant, et demandait à étudier encore. La science était son partage. Cédant à son désir et aux conseils de ses maîtres, on l’envoya au collège de Beaune. Son père, suivant sans étonnement mais sans grande joie les succès qu’il avait prévus, envoya Félix terminer au lycée de Dijon ses études scientifiques incomplètes à Beaune. Tout en méritant les prix de thème et de version, Félix s’appliquait aux problèmes de géométrie et excellait aux exercices d’algèbre.
Après une année de mathématiques spéciales, à l’âge de dix-huit ans, il se présenta à l’École Polytechnique et à l’École Normale (1863), réussissant dans les deux épreuves. Entre ces deux carrières également conformes à son zèle pour la science, Tisserand n’hésita pas. Reconnaissant pour ses maîtres, rien ne lui paraissait plus désirable et plus beau que leur modeste carrière ; il opta pour l’École Normale. Les premières épreuves n’avaient pas fait paraître la supériorité de Tisserand : sur les dix-sept élèves admis à l’École Normale, il était classé le quinzième. Embrassant à la fois toutes les études, toutes les voies de la science tentaient sa curiosité. Désiré Nisard, chef de l’École, dès la fin de la première année, signalait Félix Tisserand dans son rapport annuel comme donnant tous les bons exemples. Vingt ans après, en publiant les souvenirs de sa vie, il se plaisait à rappeler ce jugement et s’en faisait honneur.
Le directeur des études scientifiques, Louis Pasteur, avait su dans cet écolier irréprochable deviner un élu de la science, et le signala à Le Verrier, répondant de lui sur toutes choses. Après quelques mois de stage dans un lycée, Tisserand, sans l’avoir demandé, fut nommé astronome adjoint à l’Observatoire de Paris. L’attrait était grand ; il hésita pourtant. Malgré d’éminentes qualités, Le Verrier, d’après le bruit commun, inspirait de grandes préventions, et l’opinion générale lui reprochait un caractère difficile, dont ses collaborateurs se plaignaient ; agressif avec les uns, tyrannique avec les autres, il les tenait en défiance et en hostilité. Vigilant d’ailleurs, et attentif aux détails, singulièrement habile à tout régenter, il avait fait de l’Observatoire une excellente école, réputée insupportable. On s’y élevait contre lui avec emportement, et au delà de toute vraisemblance. Tisserand, avant tout, recherchait et poursuivait la science. Sans craindre la rigueur et l’âpreté de la règle, il l’accepta, et fit de son mieux. Ce fut un bonheur pour l’astronomie et pour lui-même.
Sa thèse de doctorat, soutenue en juin 1868, était remarquable et fut remarquée. Le jeune géomètre y exposait d’après les principes de Jacobi la méthode suivie par Delaunay dans sa théorie de la Lune et il montrait que cette méthode était susceptible d’applications beaucoup plus étendues. Il l’applique, par exemple, au problème des trois corps, le Soleil, Jupiter et Saturne, et, plus tard, au cas des inégalités à très longues périodes en montrant qu’elles ne peuvent troubler la stabilité du système du monde. Cette même année 1868, Le Verrier le chargeait avec Stéphan et Rayet d’aller observer à Malacca la célèbre éclipse du 18 août.
De retour à Paris, Tisserand était successivement attaché à l’Observatoire de Paris, au service du méridien, au service géodésique et à celui des équatoriaux. En 1875, la direction de l’Observatoire de Toulouse était confiée au jeune astronome. Il réorganisa cet établissement, le meubla d’instruments importants, y fit d’intéressantes observations et forma des élèves dont plusieurs ont marqué dans la science. Ces mérites lui valurent en 1874 le titre de correspondant de l’Académie. Cette même année, le passage de la planète Vénus sur le Soleil préoccupait le monde savant tout entier. Tisserand compta parmi ceux qui furent chargés d’observer les instants des contacts et de déterminer les coordonnées de la station.
Entré quatre ans plus tard à l’Académie, il avança rapidement et brillamment dans sa carrière. D’abord suppléant de Liouville à la Faculté des Sciences, il passa plus tard à celle de Puiseux, qui convenait mieux à la direction de son savoir, et il y réussit d’une manière tout à fait remarquable. Aussi, Félix Tisserand lui succéda-t-il lorsque l’éminent astronome mourut le 9 septembre 1883.
Cependant, au milieu de tant d’occupations et de devoirs, Tisserand trouvait encore le temps de continuer ses importants travaux d’astronomie mathématique et les Comptes rendus de l’Académie des sciences témoignent d’une activité vraiment surprenante. Ces travaux portent sur presque tous les sujets de la mécanique céleste. L’auteur les aborde un à un, les expose avec une clarté magistrale, en perfectionne toujours quelques points et souvent y obtient des résultats qui sont de véritables découvertes.
Traité de mécanique céleste, par Félix Tisserand |
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Avec une ténacité et une patience inlassables, Tisserand repensa l’œuvre de ses prédécesseurs des deux siècles passés. En la survolant, il en découvre les intentions profondes, souvent cachées sous un algorithme exubérant. Il en reprend tous les calculs, en les rattachant à des méthodes analytiques éprouvées, chaque fois qu’il peut le faire sans dénaturer la pensée des auteurs. Cet immense labeur suppose un véritable génie créateur, mais aussi une grande sagacité et une faculté de travail exceptionnelle.
Les résultats de ses belles recherches furent rassemblés et ordonnés dans les quatre volumes de son Traité de mécanique céleste, publiés de 1888 à 1896, et qui comptent ensemble près de 2000 pages, remplies d’équations et de formules. Cet ouvrage, qui restera comme l’œuvre maîtresse de sa vie et qui marque l’état de la science à la fin du XIXe siècle, constituait alors, avec celui de l’illustre Laplace, le seul où étaient traités à fond tous les problèmes, sans exception, relatifs au système solaire. A propos de chaque problème, Tisserand exposait les différentes méthodes permettant de l’aborder, et en faisait comprendre, en termes simples, souvent imagés, les avantages et les inconvénients, donnant les motifs de son choix.
Le Traité de Tisserand n’était pas seulement un tableau soigneusement recomposé de tout ce qui avait été fait avant lui et de tout ce qu’il avait lui-même fait. A propos de chaque question, il indiquait clairement ce qui restait à faire. Louis Pasteur, qui n’avait pas oublié l’ancien élève de la rue d’Ulm, écrivait au ministre de l’Instruction publique, lors de la publication de la Mécanique céleste : « Il est de notoriété, parmi les astronomes et les mathématiciens les plus compétents, que seul, en France et en Europe, M. Tisserand était capable d’entreprendre et de mener à bien cet immense travail qui fait le plus grand honneur à la France ».
En 1892, Félix Tisserand était appelé à la direction de l’Observatoire de Paris. Dans cette direction, il sut par son ferme désir d’être juste, par la modération de son caractère et la simplicité de ses manières, gagner chaque jour en respect et en sympathie. Son âge si peu avancé — il n’avait pas 50 ans — promettait à l’Observatoire une importante période de prospérité. On pouvait ainsi espérer que sa brillante carrière se poursuivrait longtemps encore, lorsqu’il mourut soudain à l’âge de 51 ans. Poincaré, succédant à Tisserand dans sa chaire de la Sorbonne, devait y développer et y commenter, avec un intérêt évident, certaines idées de son prédécesseur, notamment dans ses leçons sur la loi de Newton, manifestement conçues à la suite d’une lecture du Traité de Tisserand.
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