Depuis le milieu du XVIIe siècle, la règle voulait que pour tous les actes diplomatiques l’usage de la langue française fût général. Et si au lendemain de la Première guerre mondiale les circonstances historiques ne permirent plus à aucune langue une hégémonie s’accordant désormais pas aux mœurs générales des États, la langue française, au caractère incontestable d’universalité, garda tout son prestige.
Le traité de Westphalie (1648) est encore rédigé en latin. Mais tout de suite après, dans presque tous les traités, c’est le français qui est employé, et on ne citerait que bien peu d’exceptions — citons le traité de 1778 entre la France et l’Amérique qui fut rédigé en deux langues — à la coutume de rédiger les traités en français. A Vienne en 1815, comme à Berlin en 1878, comme à Algésiras en 1906, comme à La Haye en 1907, on écrivait et on parlait français. Pourquoi n’en a-t-il pas été de même en 1919 ? Les plénipotentiaires anglais ont demandé que la langue anglaise fût employée et fît foi, comme la langue française, dans le traité de Versailles, et le Conseil Suprême a cru devoir leur donner satisfaction.
On n’a pas manqué à cette époque de remarquer et de regretter cette dérogation aux usages traditionnels. On a craint qu’il n’y eût là le commencement d’une diminution pour le prestige de la langue française, et l’on a essayé non sans succès de marquer en d’autres occasions que le français demeurait la langue diplomatique. Lorsque le traité de Saint-Germain et le traité de Trianon ont été discutés, l’Italie qui y était directement intéressée demanda qu’il y eût un texte italien. Ces actes internationaux ont donc été rédigés en trois langues : français, anglais et italien ; mais il a été décidé que seul le texte français ferait foi. En outre parmi les nombreuses conventions qui ont dû être rédigées à la suite du traité de Versailles, figure un acte international qui réglemente le commerce des armes dans le monde et qui met au point un certain nombre de mesures antérieures qui figurent dans les actes de Bruxelles et de Berlin. Ce document a été rédigé uniquement en français et le Conseil Supérieur a parfaitement admis qu’il en fût ainsi.
Congrès de Vienne (18 septembre 1814 - 9 juin 1815) rassemblant les représentants diplomatiques des grandes puissances européennes en vue de mettre un terme aux guerres napoléoniennes. Gravure de Jean Godefroy colorisée |
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De toutes les raisons qui avaient fait du français la langue diplomatique au cours des deux siècles et demi précédents, la raison décisive et permanente est sa qualité propre, sa simplicité, sa limpidité, sa propriété. Bien des choses ont changé dans le monde depuis le temps où Rivarol écrivait le brillant discours sur l’universalité de la langue française que couronnait en 1783 l’Académie de Berlin. Mais il est des définitions qui n’ont rien perdu de leur vérité ni de leur actualité. Le français, écrivait Rivarol, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison, et on a beau, par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe. « La Syntaxe française est incorruptible : c’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue, ce qui n’est pas clair n’est pas français ». On ne saurait mieux dire et l’on n’a pas mieux dit.
Quand a paru l’ouvrage de Rivarol, tout le monde a reconnu l’exactitude de ce qu’il exprimait dans des termes si éclatants. Ce prestige de la langue française se trouvait, il est vrai, singulièrement facilité par les circonstances historiques. La gloire du règne de Louis XIV l’avait grandement servi. Dans les années suivantes le rayonnement intellectuel de la France qui s’étendait à l’Europe entière l’avait encore accru et à l’époque où Rivarol écrivait, il pouvait avec assurance adopter la fière devise : Tu regere eloquio populos, o Galle, memento.
Après cette période, les années de la Révolution et l’épopée napoléonienne donnèrent à la langue française une expansion nouvelle. Les livres de philosophie, les brochures politiques la portèrent au loin : elle devint l’interprète des spéculations, et l’instrument de la liberté, en attendant qu’elle soit l’expression même de la loi, quand le Code fit le tour du monde. Tout s’était donc trouvé réuni pendant un long temps pour assurer l’universalité de notre langue : elle représentait par sa nature même l’état de civilisation le plus avancé, et l’histoire de notre peuple avait magnifiquement favorisé son extension.
Quelle était la situation de ce brillant héritage lorsque a commencé le XXe siècle ? L’Académie Française eut l’idée en 1912 de proposer ce sujet à la méditation des écrivains et elle couronna l’œuvre d’un jeune et brillant professeur, un des meilleurs élèves de Bédier, Paul Hazard, qui était à cette époque à la Faculté de Lyon avant d’être à la Sorbonne. L’auteur faisait deux remarques fort importantes : il distinguait entre le caractère universel d’une langue et les circonstances historiques qui en répandent ou en imposent l’usage, et il concluait que dans les temps modernes, ce qui compte seulement c’est la qualité propre d’un langage, et que les circonstances qui peuvent en faciliter l’emploi ne peuvent plus l’imposer.
A mesure que les nations ont grandi et que les peuples sont arrivés à prendre conscience d’eux-mêmes, il leur a paru de plus en plus qu’ils avaient le droit d’avoir un esprit à eux et un langage à eux. La France a été la première à répandre cette idée, en se faisant dans le monde l’interprète de la liberté. Devenus libres et voulant être libres, les peuples ont eu tous le souci de leur génie national et de leur langue. Si bien qu’au début du XXe siècle, nulle notion ne paraissait déjà plus anachronique que celle d’une hégémonie intellectuelle se traduisant par la prise de possession d’une langue par une autre langue.
Mais si les circonstances historiques ne permettent plus à aucune langue une hégémonie qui ne s’accorde désormais pas aux mœurs générales des États, une langue qui a par sa qualité même un caractère incontestable d’universalité garde tout son prestige. Quand elle est l’instrument de culture de toutes les parties du monde, quand elle a une valeur éternelle, il ne lui est pas difficile de se prêter aux conditions nouvelles de la vie internationale et de garder son rôle traditionnel. C’est ce que l’on pouvait constater au début du XXe siècle pour la langue française.
Dans l’étude citée précédemment, Paul Hazard faisait justement observer que le français, sans prétendre asservir aucune langue, prenait place en ami à côté de toutes les autres et continuait d’être généralement adopté. La langue française n’a pas cessé d’être parlée dans les pays limitrophes de la France ; elle n’a pas cessé d’être employée dans un grand nombre de groupements européens ; elle a des points d’attache dans les pays slaves, en Orient, dans nos anciennes colonies, au Canada, en Amérique du Sud ; elle est familière à ces nombreux étudiants étrangers qui viennent faire leurs études dans nos universités, qui veulent avoir mené la vie française et entendu la parole française.
Elle répond à la pensée contemporaine qui est rationnelle et analytique, elle est accueillante aux nouveautés, et par suite du développement de la vie sociale de notre pays, elle permet que toute chose ayant besoin d’être nommée reçoive un nom, enfin elle est répandue par notre littérature qui a le souci des problèmes moraux, métaphysiques et scientifiques et qui est lue partout. C’est donc sa qualité propre, sa logique, sa clarté qui maintiennent avec sécurité ses droits dans le monde.
Pour en revenir à la diplomatie, d’où vient donc que le français ne soit plus employé avec la même facilité qu’autrefois ? Il y a lieu de distinguer aujourd’hui entre les conversations diplomatiques, les correspondances de chancellerie et la rédaction des traités. Autrefois conversations, correspondances, traités tout était en français. C’est que le personnel dirigeant de l’Europe était peu nombreux et qu’il appartenait aux mêmes classes sociales. Les grandes affaires étaient réglées par quelques ministres ou quelques ambassadeurs, qui avaient en commun une certaine formation professionnelle.
Le monde a bien changé. Les négociations qui ont suivi la Première guerre mondiale nous ont fait assister à une assemblée des nations sans précédents dans l’histoire. En outre dans chaque nation il s’est produit une évolution politique qui conduit au pouvoir un personnel beaucoup plus nombreux, beaucoup plus varié par ses origines et par sa culture que le personnel de l’Europe d’autrefois. Il en résulte que les hommes d’État s’expriment dans leur langue et qu’il n’y a plus de réunion sans interprète. Il en résulte aussi, sans qu’il y ait de règle absolue, que la correspondance de certaines chancelleries est écrite dans la langue du pays d’où elle vient.
Signature du traité de Berlin le 13 juillet 1878. Peinture d’Anton von Werner (1881) |
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Reste la rédaction des traités. Il résulte de tout ce qui précède que l’usage demeurait de les écrire en français jusqu’à la guerre de 14-18, mais que l’usage tendit ensuite à s’établir aussi d’en rédiger des exemplaires dans d’autres langues. Ces multiples rédactions sont peut-être nécessaires. Mais plus elles sont nombreuses, plus l’intérêt est grand de décider que parmi ces textes il en est un qui est officiel et qui fait foi.
L’expansion de notre langue se trouve favorisée par les raisons mêmes qui rendent l’emploi d’une langue unique impossible dans les temps modernes. Si les nations se sont développées, s’il y a dans les pays les plus divers une culture et une littérature qui veulent vivre de leur vie propre, la conséquence est que les échanges journaliers de peuple à peuple sont devenus de plus en plus nécessaires et de plus en plus difficiles. La vie politique, littéraire, sociale, scientifique revêt mille formes, mais aucun pays civilisé ne peut plus ignorer ce qui se passe ailleurs.
Dans ce mélange d’idées, de théories, de découvertes qui viennent de tous les points du monde, comment se reconnaître, comment rassembler et définir ce qui mérite d’être retenu, comment donner à ce qui entre dans le patrimoine de l’humanité une forme universelle ? C’est ici que la langue française peut jouer un grand rôle. Elle a pour elle la tradition, les habitudes acquises, la qualité qui la rend apte aux communications internationales. Ayant déjà servi au commerce intellectuel des peuples depuis longtemps, elle est préparée à répondre aux exigences nouvelles et elle est désignée pour être à côté de la langue particulière à chaque nation, l’instrument des relations intellectuelles des peuples et pour réunir les notions communes de l’univers civilisé.
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