LA FRANCE PITTORESQUE
2 décembre 1814 : mort du
marquis de Sade, homme de lettres,
libertin et philosophe
(D’après « Biographie universelle ancienne
et moderne » (Tome 39) paru en 1825
et « Le marquis de Sade et le sadisme » (par Louis Perceau) paru en 1924)
Publié le lundi 2 décembre 2024, par Redaction
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Ayant vécu près de 75 ans, celui qui entra à 14 ans dans les chevau-légers et participa à la guerre de Sept Ans associa érotisme et actes de cruauté, écopant de condamnations pour empoisonnement, sodomie, enlèvement et abus sur des jeunes filles, mettant à profit les 27 années qu’il passa dans les prisons ou les asiles d’aliénés pour composer ses célèbres romans érotiques, et notamment Justine ou les malheurs de la vertu ou encore l’Histoire de Juliette
 

Donatien-Alphonse-François de Sade naquit à Paris le 2 juin 1740, dans l’hôtel de Condé, où sa mère était dame d’honneur de la princesse. Lorsque son père partit en 1744 comme ministre de France à Cologne, il fut envoyé chez son aïeule, à Avignon, puis à l’abbaye d’Ebreuil, en Auvergne, auprès de son oncle, l’abbé de Sade, et enfin à Paris, au collège de Louis le Grand, où il fit ses études jusqu’à la troisième seulement.

Il avait à peine quatorze ans lorsqu’il entra dans les chevau-légers, d’où il passa comme sous lieutenant au régiment du roi, puis comme lieutenant dans les carabiniers, et enfin capitaine dans un régiment de cavalerie. Il fit avec ces différents corps toute la guerre de Sept ans en Allemagne, et revint, en 1766, à Paris, où il épousa Mlle de Montreuil, fille d’un président à la cour des aides. Cette union, à laquelle l’amour n’eut aucune part, sembla marquer l’époque où le marquis donna, sans pudeur, l’essor à toutes ses passions.

Madame de Sade, douce, aimable, vertueuse et jolie sans être belle, possédait toutes les qualités propres à charmer un homme de bien ; mais aucun attrait, aucune vertu, n’étaient capables de fixer un tel époux. Cependant, il faut le dire, si le marquis offensa Mme de Sade par ses fréquents et scandaleux désordres, du moins il ne fut jamais coupable envers elle de procédés violents et barbares.

Portrait supposé du jeune marquis de Sade entre 1760 et 1770, d'après le dessin d'un de ses contemporains, le peintre Charles van Loo

Portrait supposé du jeune marquis de Sade entre 1760 et 1770, d’après le dessin
d’un de ses contemporains, le peintre Charles van Loo

Dans l’année même de son mariage, il eut une aventure à la suite de laquelle il fut emprisonné puis exilé. Après cette punition, il revint à Paris où il se lia avec la Beauvoisin, actrice du Théâtre-Français, qu’il mena dans son château de Lacoste (Vaucluse), où il la fit passer pour sa femme. Il y donna des fêtes, joua la comédie avec elle, et mystifia ainsi une grande partie de la noblesse du pays. Il alla ensuite prendre possession de la charge de lieutenant-général de Bresse, Bugey, et Valromey, vacante par la mort de son père (1767). Revenu à Paris, il eut à Arcueil une maison de campagne qui lui servait pour ses parties de débauche.

Le jour de Pâques, 3 avril 1768, il donna ordre à son valet de chambre d’y conduire deux filles publiques. Ayant rencontré lui-même, sur la place des Victoires, une femme assez mal vêtue, nommée Rose Keller, veuve de Valentin, garçon pâtissier, il lui fit des propositions qu’elle accepta ; et il la mena aussitôt à Arcueil dans un fiacre. Nous achèverons ce récit par l’extrait d’une lettre, que l’épistolière Mme du Deffand écrivit alors à l’écrivain et homme politique britannique Horace Walpole : « Il (Sade) la conduisit d’abord dans toutes les chambres de la maison, puis il la mena dans le grenier. Arrivé là, il s’enferma avec elle, lui ordonna, le pistolet sur la gorge, de se mettre toute nue, lui lia les mains, et la fustigea cruellement. Quand elle fut tout en sang, il tira un pot d’onguent de sa poche, en pansa ses plaies et la laissa. Je ne sais s’il la fit boire et manger ; mais il ne la revit que le lendemain... »

Nous trouvons dans d’autres relations, qu’il passa tranquillement le reste de la soirée avec les deux filles que lui avait amenées son valet de chambre. Mme du Deffand ajoute à son récit quelques circonstances qui furent répandues le même jour dans Paris, mais dont les pièces du procès démentent une partie, et qu’elle-même révoque par une autre lettre du lendemain ; puis elle ajoute : « Cette femme désespérée se démena tellement qu’elle rompit ses liens, et se jeta par la fenêtre qui donnait sur la rue... Tout le peuple s’attroupa autour d’elle. Le lieutenant de police a été informé de ce fait. On a arrêté M. de Sade ; il est, dit-on, dans le château de Saumur. On ne sait ce que deviendra cette affaire, et si l’on se bornera à cette punition ; ce qui pourrait bien être, parce qu’il appartient à des gens assez considérables et en crédit. »

Les conjectures de Mme du Deffand se réalisèrent : tandis que la chambre de la Tournelle entreprenait de faire justice d’un tel crime, et que l’auteur était décrété de prise de corps, par ce tribunal, un ordre du roi l’avait soustrait à ses poursuites, en le faisant renfermer dans le château de Saumur, puis dans celui de Pierre-Encise, où il ne resta que six semaines. Dès les premiers jours de juin, sa famille obtint pour lui des lettres d’abolition, portant que le délit dont il « s’était rendu coupable était d’un genre non prévu par les lois, et que l’ensemble en présentait un tableau si obscène et si honteux, qu’il fallait en éteindre jusqu’au souvenir. » La Valentin reçut cent louis pour se désister — somme avec laquelle elle se remaria le 7 mai suivant à la paroisse Saint-Eustache —, et le marquis de Sade put recommencer sa scandaleuse vie.

Dans son article intitulé La vérité sur les deux procès criminels du marquis de Sade paru dans la Revue de Paris en 1837, le bibliophile Paul Lacroix explique avoir été impressionné par qu’il avait pu lire concernant les « atroces penchants » du marquis de Sade, et des « mille petites tentatives de meurtres » qui avaient précédé le scandale d’Arcueil. « J’ai souvent interrogé, écrit-il, des personnes respectables, dont quelques-unes vivent encore, plus qu’octogénaires ; je leur ai demandé, avec une indiscrète curiosité, d’étranges révélations sur le marquis de Sade, et je n’ai pas été peu étonné que ces personnes, que leur moralité, leur position et leurs honorables antécédents mettent à l’abri de toute espèce de honteux soupçons, n’éprouvassent aucune répugnance à se souvenir de l’auteur de Justine, et à en parler comme d’un aimable mauvais sujet. »

Le jeune marquis était un de ces roués, libertins et viveurs, dont on excusait volontiers les aimables folies, et c’est vraisemblablement à une scène un peu poussée de « petite maison » qu’est due la première arrestation du marquis. Il semble bien que « l’affreux scandale d’Arcueil », lui-même, ramené à de justes proportions, ne dépasse guère le ton des débauches à la mode. Le célèbre docteur Cabanès écrit : « Quelqu’un, qui a entre les mains tout un dossier de pièces originales sur le marquis, nous a assuré que les choses s’étaient passées beaucoup plus simplement. Rose Keller, effrayée à la vue des objets qui l’environnaient, se serait précipitée par la fenêtre, dans la rue, sans se faire le moindre mal. Mais comme elle était dans le plus simple appareil, d’une beauté qu’on vient d’arracher au réveil, la garde aurait accouru, et l’aurait emmenée au poste le plus voisin. Après explications, on l’avait relâchée. Elle avait, sans plus tarder, porté plainte contre le marquis, mais elle s’en était désistée, moyennant la somme de cent louis. »

On peut dès lors reconstituer l’histoire. Rose Keller est amenée pour participer à une débauche. On la fustige, chose alors d’un usage courant pour corser les scènes érotiques. Puis, comme elle est un peu simple d’esprit, on veut se jouer de sa crédulité, et on la mystifie en lui racontant qu’elle va être disséquée. Cette histoire, racontée à la police par la « victime », circule rapidement, et l’on s’explique comment la marquise du Deffand a pu la rapporter avec une apparente prévision. Mais l’épistolière n’a donné, en réalité, que la version de la mystifiée, déformée et grossie par la rumeur publique.

A la suite de ce scandale, le marquis de Sade habita successivement la capitale, et sa terre de Lacoste. Il fit aussi un voyage en Italie, où il emmena sa belle-sœur qu’il avait séduite, si l’on en croit les mémoires du temps, par des moyens aussi horribles que dangereux pour sa vie. Il était à Marseille dans le mois de juin 1772 ; et ce fut là que, s’étant rendu chez des filles publiques avec son valet de chambre dont il avait fait le compagnon de toutes ses débauches, il fit, affirme-t-on, prendre à ces filles des liqueurs fortes et leur distribua des pastilles dans lesquelles il avait introduit des mouches cantharides, et d’autres excitatifs tels, que bientôt ces malheureuses renouvelèrent, en sa présence, une de ces scènes licencieuses renommées chez les Romains. Nous trouvons encore, dans les mémoires du temps, que deux de ces filles moururent des suites de cette orgie. D’autres prétendent qu’elles ne furent que légèrement incommodées.

Une enquête fut ouverte. On retrouva deux des fameuses pastilles. Les experts les examinèrent et déclarèrent qu’elles ne contenaient aucune sorte de poison. C’étaient des anis sucrés, tout bonnement. D’ailleurs, les deux filles ayant témoigné s’étaient très promptement rétablies et durent ensuite reconnaître l’innocence du marquis.

Mais au cours de l’enquête, un fait nouveau se produisit. Une fille, entendue comme témoin, imputa au marquis et à son domestique « des actes tendant à un crime qui offense également la nature et les mœurs. » Au mépris de toutes les règles judiciaires du temps, sans qu’il y ait eu plainte, on substitua cette nouvelle inculpation à la première, et le marquis et son domestique furent condamnés comme « coupables de sodomie et d’empoisonnement » par le parlement d’Aix à la peine de mort, par contumace, en vertu d’une sentence prononcée le 11 septembre 1772. La rumeur public fit de cette affaire un scandale dépassant en horreur celui d’Arcueil. Alors que Rose Keller passe déjà pour avoir été « tailladée à coups de canif », les deux filles, quant à elles, « meurent dès le lendemain » selon la rumeur.

Ruines du château du marquis de Sade à Lacoste (Vaucluse)

Ruines du château du marquis de Sade à Lacoste (Vaucluse)

Le marquis se sauva à Gênes, puis à Chambéry, où une lettre de cachet du roi de Sardaigne le fit enfermer au château de Miolans. Il ne resta que six mois dans cette forteresse, et réussit à s’en échapper par le secours de sa femme qui était venue le rejoindre, et par celui d’un certain baron de l’Allée son compagnon de prison. Il erra ensuite longtemps en France et en Italie, n’osant pas, malgré le désir de sa famille, se constituer prisonnier pour faire casser le jugement infamant qui le condamnait à mort. Mais il fut arrêté à Paris, où il se tenait caché chez sa femme, dans le commencement de 1777, et conduit au donjon de Vincennes.

On voulut alors poursuivre la révision du jugement ; mais elle fut reconnue impossible. Comme on perdit du temps à délibérer, à consulter, le délai de cinq ans pour purger la contumace étant expiré, Louis XVI accorda au marquis des lettres d’ « ester à droit », en juin 1778. Le 14 de ce mois, le prisonnier fut conduit à Aix, où sa cause fut défendue par l’avocat Siméon qui, devenu bientôt l’un des membres les plus distingués du barreau de Provence, fut élevé plus tard aux fonctions les plus éminentes. L’affaire fut plaidée à huis clos, et un arrêt du 30 juin, cassa le jugement de 1772, « pour défaut absolu d’existence du délit présupposé d’empoisonnement ».

Mais le procureur-général ayant aussitôt rendu plainte des faits de débauche outrée, imputés au marquis, on instruisit une nouvelle procédure : les témoins furent réentendus, et le parlement rendit un second arrêt, par lequel Sade fut condamné à être admonesté par le premier président, derrière le bureau, présent le procureur-général, de mettre à l’avenir plus de décence dans sa conduite ; à ne pas fréquenter Marseille pendant trois ans, et à payer une amende de cinquante francs, au profit de l’œuvre des prisons. Ainsi fut terminé ce fameux procès. L’honneur de la famille était à couvert, mais il fallait empêcher le marquis de recommencer ses honteuses débauches.

On laissa subsister la lettre de cachet. Le prisonnier était reconduit à Vincennes, au mois d’août 1778, lorsque sa femme brisa ses fers pour la seconde fois, à Lambesc, en gagnant une servante d’auberge, qui aida le marquis à se sauver par une fenêtre, après avoir mis dans un état d’ivresse complet l’exempt de police, préposé à sa garde. Il alla se cacher à Lacoste, mais y fut bientôt découvert, et on le ramena à Vincennes le 7 septembre. Il y avait été détenu seize mois ; il y passa encore cinq ans et demi.

On le traita d’abord assez rigoureusement, en le tenant renfermé deux ans dans une chambre humide, sans livres, sans meubles, sans domestique, et réduit à faire lui-même son lit ; il était regardé comme un fou, et on ne lui donnait à manger que par un guichet. Mme de Sade, retirée au couvent de Sainte-Aure, fut quatre ans et demi sans le voir. Le 13 juillet 1781, elle parut pour la première fois dans cette prison, et depuis lui fit encore beaucoup de visites, soit à Vincennes, soit à la Bastille, où il fut transféré en 1784.

Il paraît que Mme de Sade commença dans ce temps à éprouver quelques regrets de son attachement pour un pareil homme. Elle cessa de le voir mais continua de pourvoir à ses besoins et surtout de lui faire parvenir des livres : c’était le seul adoucissement raisonnable que l’on pût apporter aux rigueurs de sa captivité. Celte intention si louable en apparence devint cependant pour lui une cause de nouveaux travers. Il chercha partout, dans l’antiquité et dans les temps modernes, des exemples et des excuses pour ses désordres ; et quand il crut avoir établi sur des faits une sorte de doctrine ou de système, il composa des livres pour le répandre. Ce fut ainsi qu’il écrivit Aline et Valcour, puis Justine ou les malheurs de la vertu.

Ces deux productions ne parurent pas alors ; mais il est sûr qu’elles furent composées dans les cachots de la Bastille et de Vincennes. Sade y composa aussi des comédies et d’autres romans, plus ou moins pervers. Il les fit proposer à des libraires et à divers théâtres ; mais sa famille, et surtout sa belle-mère, femme de beaucoup de sens et de raison, qui voulait qu’on oubliât jusqu’au nom de Sade, sut empêcher que ces ouvrages vissent le jour. La Révolution s’approchait alors de plus en plus ; et ses premières scènes devaient se passer près de la prison du marquis, dont les verrous n’étaient pas tellement resserrés qu’il ne pût lire les gazettes et se mettre au courant de ce qui se passait.

Dès les premiers symptômes, il manifesta hautement son approbation et eut à cette occasion quelques démêlés avec le gouverneur. Voici comment l’auteur de la Bastille dévoilée en raconte les détails : « Les troubles de Paris avaient alors obligé le gouverneur à redoubler de précautions, et par suite à interdire la promenade des tours à tous les prisonniers. Sade fut très mécontent de ces mesures ; il s’emporta, et jura de faire un tapage affreux si on ne lui rapportait pas une réponse favorable à une requête qu’il fit porter au gouverneur. M. de Launay persista dans son refus : Sade alors prend un long tuyau de fer-blanc, à l’une des extrémités duquel était un entonnoir qu’on lui avait fait faire pour vider ses eaux dans le fossé ; à l’aide de cette espèce de porte-voix qu’il adapta à sa croisée, donnant sur la rue Saint-Antoine, il crie, il assemble beaucoup de monde ; se répand en invectives contre le gouverneur ; invite les citoyens à venir à son secours ; qu’on veut l’égorger, etc. Le gouverneur, furieux, dépêche un courrier à Versailles, en obtient un ordre [le ministère répondit au gouverneur qu’il le laissait livre de faire ce qu’il jugerait à propos ; et le lendemain, dans la nuit, Sade fut transféré à l’hôpital des fous de Charenton, qui était alors dirigé par des religieux. »

N’étant plus soumis dans cette maison à la discipline d’un régime militaire, il prit sur les moines une sorte d’ascendant, que les décrets de l’Assemblée constituante favorisaient de jour en jour. Ce fut le 17 mars 1790 qu’il eut connaissance de celui qui rendait la liberté à tous les prisonniers par lettres de cachet. Le lendemain, ses deux fils, qu’il n’avait pas vus depuis dix-huit ans, et qu’il connaissait à peine, vinrent le voir. Il dîna et se promena deux heures avec eux sans surveillants. Ils revinrent le 23, et lui apportèrent le décret. Ils étaient partis sans autorisation de leur mère ; mais non pas à l’insu de Mme de Montreuil, qui leur avait dit : « Je souhaite qu’il soit heureux, mais je doute fort qu’il sache l’être » ; phrase prophétique, rapportée par le marquis de Sade lui-même, qui aurait dû en faire son profit.

Livrée désormais toute entière à des pensées religieuses, Mme de Sade n’était pas venue visiter son mari depuis qu’il habitait Charenton : elle ne répondait plus à ses lettres, et se contentait de pourvoir à ses besoins par l’intermédiaire du prieur. Enfin elle lui fit dire de ne plus s’adresser à elle pour quoi que ce fût, et rompit tout commerce avec lui. La détention de Sade, qui avait duré treize ans, finit le 29 mars 1790. Il se présenta d’abord au couvent de Sainte-Aure, mais sa femme refusa de le voir ; et, deux mois après, leur séparation de corps et de biens fut prononcée par sentence du Châtelet.

Bientôt ses fils émigrèrent ; sa fille continua de demeurer à Sainte-Aure ; et il se serait trouvé isolé dans Paris, s’il n’eût connu alors le comte de Clermont-Tonnerre, qui se lia intimement avec lui. A cette époque, Sade, obligé de faire ressource de sa plume, fit recevoir à divers théâtres quelques-unes de ses pièces, dont une seule fut jouée avec succès sur celui de Molière, dans les premiers jours de novembre 1791. Ce fut vers le même temps qu’il publia la première édition de Justine, et il ne justifia que trop les craintes de ceux qui l’avaient retenu si longtemps en prison, afin qu’il ne souillât pas son nom par de nouvelles infamies. Ce livre, où les mœurs, les lois, la nature, la religion, l’humanité, sont outragées et violées, où les crimes les plus monstrueux sont érigés en préceptes et mis en action, ne pouvait manquer d’avoir un prodigieux débit dans un moment où la morale, les lois, la religion, enfin tout l’édifice social était sapé dans ses fondements.

Sade ne pouvait alors manquer d’être partisan d’une Révolution qui venait en quelque sorte en consacrer les principes, ou du moins en protéger les auteurs : cependant il était trop fier de sa naissance, trop altier, trop despote, pour se ranger franchement sous les étendards de l’égalité des sans-culottes. D’ailleurs les révolutionnaires de 1793 eux-mêmes n’étaient point disposés à le recevoir dans leurs rangs, comme le démontre un article très violent dirigé contre lui par Dulaure, dans sa Liste des noms des ci-devant nobles, etc.

Cependant Sade parvint à se faire nommer secrétaire de la société populaire de la section des Piques. Cette place lui fournit l’occasion de rendre plusieurs services, entre autres à M. de Montreuil, son beau-père. Il fit plus : à une époque où les vengeances particulières étaient si faciles et si fréquentes, il oublia sa belle-mère, dont il croyait avoir tant à se plaindre ; et cette générosité est au moins de quelque poids dans la balance de tant de criminels égarements. Par une des bizarreries assez ordinaires de ce temps-là, le marquis de Sade, devenu très ouvertement révolutionnaire, fut dénoncé comme modéré.

Suspect d’ailleurs comme noble, il fut arrêté par ordre du Comité de Sûreté générale, le 6 décembre 1793. Traîné successivement dans les maisons d’arrêt des Madelonettes, des Carmes et de Picpus, il ne recouvra sa liberté qu’au mois d’octobre 1794, et la dut probablement à Rovère, auquel il vendit, depuis, sa terre de Lacoste. Sade fut tranquille sous le Directoire ; et ce gouvernement de corruption et de bassesse sembla l’avoir pris sous sa protection.

Ce fut alors qu’il publia une nouvelle édition de sa Justine, augmentée d’épisodes nouveaux assortis de gravures et d’un luxe typographique que l’on ne donnait pas alors aux ouvrages les plus utiles. L’auteur mit le comble au scandale, en adressant lui-même un très bel exemplaire de l’ouvrage sur papier vélin à chacun des cinq Directeurs, qui le reçurent sans rougir. Un peu plus tard (1798), il publia, avec le même luxe typographique, un roman plus horrible encore : Juliette. Dans le premier, il avait montré, pour la désespérer, la vertu malheureuse et persécutée ; dans le second, il montra, pour l’encourager, le crime triomphant. Ces deux ouvrages se vendirent publiquement.

Ce ne fut qu’après le triomphe de Bonaparte, et lorsque ce nouveau maître de la France voulut montrer un peu de respect pour les mœurs et la religion, que Sade fut poursuivi dans sa personne et dans ses écrits. Une édition presque toute entière de Justine et de Juliette (en 10 volumes et avec 100 figures) fut saisie par la police ; et l’auteur fut arrêté lui-même, le 5 mars 1801, puis conduit à la prison de Sainte-Pélagie. On saisit alors ses papiers, dont plusieurs étaient avoués et signés par lui. Il continuait d’écrire, lorsqu’on vint, le 9 mars 1803, enlever ses derniers manuscrits et le transférer dans ce même hospice de Charenton d’où il était sorti treize ans auparavant. Il essuya encore deux saisies de papiers dans cette maison, le 1er mai 1804 et le 5 juin 1807 ; mais sa détention y fut très douce grâce aux soins du docteur Gastaldy, médecin en chef, et de l’ex-abbé Coulmier, qui était le directeur de cet hospice.

La police, qui avait sans cesse à se plaindre des désordres de Sade, qu’il faisait partager à une grande partie des prisonniers, voulut à plusieurs reprises le faire transférer dans une prison plus étroite ; mais il avait toujours de puissants protecteurs, et l’on fut obligé de le laisser à Charenton, où il conserva ses goûts et habitudes jusqu’à son extrême vieillesse. Il mourut dans cette maison le 2 décembre 1814, après deux jours de maladie.

Il était dans sa soixante-quinzième année et il avait passé vingt-sept ans, à diverses époques, dans onze prisons différentes. Pendant sa dernière détention, qui avait duré quatorze ans, comme Bonaparte l’avait fait maintenir sur la liste des émigrés, et que ses biens étaient sous le séquestre, il ne vécut que des secours que lui fournit son fils puîné, qui, respectant les torts d’un père malheureux, ne cessa pas de remplir jusqu’à ses derniers moments et depuis sa mort, tous les devoirs de la pitié filiale.

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