Au lendemain de la disparition de Pierre-Auguste Renoir, le critique d’art Arsène Alexandre rend un hommage appuyé à celui qu’il considère comme un des peintres impressionnistes « les plus suggestifs de sensations voluptueuses de l’École française au derniers tiers du dix-neuvième siècle »
Par nature et par passion, il se rattachait plus que presque aucun autre aux traditions des maîtres français du dix-huitième, affirme Arsène Alexandre dans un article du Figaro du 4 décembre 1919. Il leur ressemblait par la grâce, par l’esprit, l’originalité, l’instinctive volonté de vivre dans l’irréel et de ne traduire que le sourire des choses, poursuit le critique d’art. C’était, entre tous, un charmeur, et, par excellence, un peintre français. Aussi, après la période obligée de luttes, était-il devenu un de ceux que les jeunes, d’accord avec les témoins des luttes passées, étudiaient avec le plus de ferveur.
Par son œuvre et par son caractère, il avait exercé une grande autorité, et d’autant plus grande qu’elle agissait en dehors de toute contrainte comme de toute situation officielle. Cependant même dans la partie que l’on peut dire officielle du monde artistique, on avait cessé de le combattre et de le méconnaître. On considérait avec respect sa persistante indépendance, sa résolution, jusqu’au bout, comme le chantre de Lisette, de « ne vouloir rien être ». Cette haute et brillante situation de Renoir n’avait pas été obtenue sans épreuves. Il fut même un des plus bafoués et des plus niés pendant longtemps aux débuts de l’école dite « impressionniste ».
Portrait de Pierre-Auguste Renoir en 1919. Peinture de Marie-Félix Hippolyte-Lucas |
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Tel est l’effet d’une étiquette mal définie et mal inventée, qu’on est obligé encore, à cette distance, et à chaque nouvelle occasion de parler de ceux à qui on l’applique, de recommencer l’explication, explique Arsène Alexandre. Si l’on prend le mot d’impressionnisme dans le sens étroit qu’on lui donna tout d’abord, Renoir n’était un révolutionnaire que par rapport aux méthodes académiques et l’aversion qu’elles professaient pour les féeries de couleur que s’offre et que nous offre perpétuellement la nature. Mais par rapport aux méthodes radicales de ne travailler que devant la nature et en « plein air », il se rattachait bien plus aux classiques qu’aux innovateurs.
Il s’est toujours défendu, avec quelle malice et quel esprit ! d’avoir jamais voulu rien détruire. D’ailleurs, de fort bonne heure, il avait abordé des entreprises qui ne pouvaient être conçues ni réalisées avec le seul travail direct. Des scènes de mœurs telles que la Loge, le Déjeuner à Bougival, les Baigneuses même, nécessitaient une part de composition, d’arrangement, de patient labeur, de recommencements multiples, qui, s’ils aidaient à retrouver et à traduire avec fraîcheur une impression première, ne pouvaient s’accomplir que dans la méditation de l’atelier.
Mais, quoi qu’il en soit, Renoir fut signalé au premier rang dans la réprobation que soulevait, après 1870, le groupe des jeunes artistes qui cherchaient à rendre leur joie de regarder et de peindre. On reconnaissait quelque mérite égaré à Monet et à Degas, mais c’était vraiment de la haine et de la colère qui s’en prenaient à ce peintre qui ne ressentait que gaieté et tendresse. Pourquoi ? Ce sont là des choses difficiles à expliquer à distance, difficiles à comprendre surtout pour ceux qui ne savent pas l’ensemble de passions et de luttes qui pouvaient provoquer de tels malentendus.
Qu’était cet artiste qui avait déjà exposé, inaperçu il est vrai, de très bonnes choses et nullement provocatrices, par exemple une Diane et une figure de femme en claire robe sous les arbres ensoleillés ? C’était un ouvrier de Limoges, un peintre sur porcelaine, qui était né en 1841, avait acquis une grande habileté dans son métier, était devenu excellent dessinateur, avait conquis une remarquable technique et s’était formé comme artiste dans la fréquentation des maîtres anciens. Lorsqu’on reverra au Luxembourg, dans le tableau de Fantin, l’Atelier à Batignolles, cette figure discrète et un peu moqueuse de Renoir, avec sa pèlerine et son petit chapeau rond, l’on pourra facilement évoquer toute cette jeunesse de simple vaillance et de bravoure sans pose. Elle devient maintenant bien touchante, cette image, pour ceux qui ont connu l’homme déjà âgé, toujours aussi peu prétentieux, aussi finement ironique, aussi courageux devant de longues et atroces souffrances et infirmités, aussi accommodant avec la vie jusqu’à ses derniers moments.
La forêt de Fontainebleau fut le premier atelier de Renoir, Monet, Sisley, travaillant dans la plus parfaite misère et dans la plus folle gaieté. En 1870, Renoir porta la capote bleue, et il était si riche qu’à la paix son costume de moblot était à peu près sa seule garde-robe. En 1873, il fut refusé au Salon avec une œuvre des plus importantes, l’Amazone, qui fit un des ornements de la collection Henri Rouart. Les expositions de la rue Laffitte se succédèrent alors, ainsi que les ventes désastreuses, parmi les rires du public et les indignations des critiques.
Le trio avait quitté Fontainebleau et adopté les rives de la Seine à Argenteuil et à Bougival. Pour donner une idée de la façon dont on comprenait les nouvelles gammes de la palette (qui, en somme, étaient celles mêmes de l’ancienne école française depuis Jehan Fouquet jusqu’à Watteau) un critique, non des moins perspicaces, reprocha à Renoir de peindre la Seine en été, c’est-à-dire toute bleue sous le reflet du ciel bleu, comme la Méditerranée. Un autre trouvait ses délicates nudités, des amas de chairs « décomposées ».
Cependant Renoir avait des défenseurs et des admirateurs Duranty, Théodore Duret, puis Huysmans ; et comme amateurs, MM. Choquet, De Bellio, Jean Dollfus, H. Rouart, le comte Doria. Malgré les difficultés de la lutte et de la vie, Renoir accumulait les tableaux importants et les innombrables études, paysages, figures, natures-mortes, compositions d’intimité, portraits. Il suffit de rappeler, en cet article forcément bref, la Loge, le Déjeuner à Bougival, la Danse, le Moulin de la Galette, la Petite Danseuse, et bien d’autres où la grâce de la femme et de l’enfant était racontée en un langage étincelant et caressant. Comme portraits, ceux de Jeanne Samary, de Mme Robert de Bonnières, de Mme Charpentier et ses enfants, de Mme Berthe Morizot et de sa fille, des Filles de Catulle Mendès, de Mme Renoir et de ses enfants peuvent être cités parmi les plus typiques et les plus beaux.
Renoir fit un ou deux voyages. Il alla notamment en Algérie et en rapporta toute une série de paysages, et à l’occasion de ce voyage, il prit un premier contact avec la Provence qui devait plus tard être sa retraite de prédilection. A Venise, il fit quelques vues originales et une esquisse du Portrait de Richard Wagner, curieuse et vivante, et non sans une pointe d’humour.
Autour de chacune de ses œuvres principales, Renoir se livrait à mille recherches qui en étaient soit la préparation, soit la continuation, et qui jaillissaient en vives esquisses ou on peintures achevées. Sa joie de peindre était extrême. Il aimait la grâce et le côté fleuri de la nature et des êtres avec une sorte de tourment extasié. Parfois, il a confessé cette sorte de volupté en mots libres et expressifs. J’en puis, du moins, citer un, écrit Arsène Alexandre : « On ne peut rien me dire qui me satisfasse plus, en croyant me blesser, qu’en accordant à ma peinture le seul mérite d’être agréable. Si j’avais été forcé de peindre une bataille, j’aurais couvert les combattants de fleurs, sans m’en apercevoir ».
L’inquiétude de Renoir n’avait d’égale que sa verve. Il était extrêmement nerveux et tourmenté même à sa période de maturité. Mais travaillant toujours dans un état de surexcitation et de doute, au point de recommencer six à huit fois certains de ses tableaux sur des toiles qu’il abandonnait presque achevées, il n’était jamais découragé ni à bout d’ardeur. Jusque dans les derniers moments de sa vie il aura eu, à travailler, ce singulier et heureux mélange de plaisir et d’anxiété qui donne à ses œuvres cet accent inimitable, essentiellement sensitif.
Jeunes filles au piano. Peinture d’Auguste Renoir (1892) |
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Ces préoccupations l’ont amené à essayer de toutes les techniques et de toutes les factures. On distinguera dans son œuvre plus d’une manière passionnément adoptée puis laissée définitivement. Il a peint, par exemple, certains tableaux, en grasses et épaisses pâtes ; d’autres, au contraire, sont minces, lisses et brillants comme un émail. Le pastel l’a également servi d’une façon des plus séduisantes et françaises. Quoi qu’il en soit de toutes ces recherches et de la diversité étonnante de ses séries, il reste toujours lui-même, par ce phénomène qui apparaît chez les très grands artistes et qui fait qu’on les reconnaît aux moments les plus opposés de leur vie, et lorsqu’on s’attendrait à ce qu’ils se ressemblassent le moins.
Un beau Renoir ne s’aime pas à demi. C’est un objet d’art complet et spontané, qui est fait on ne sait comment, et pour cause, car l’artiste disait qu’il ne savait pas lui-même comment il s’y était pris pour la plupart de ses tableaux. Bien que l’on ait un peu trop confondu avec ses ouvrages de la belle période les balbutiements éperdus de ses dernières années, il reste toujours, jusque dans ces tardifs travaux, un lointain parfum de l’époque heureuse.
Depuis plusieurs années, les affections rhumatismales l’avaient supplicié et comme tordu sur lui-même. Ses pauvres mains dont les doigts s’enchevêtraient les uns dans les autres, semblaient devoir être condamnées à ne plus peindre. Eh bien, il se faisait placer le pinceau entre les interstices de cette navrante confusion de phalanges, et il peignait, avec les épaules, avec le corps, avec la volonté, oubliant ses maux, et toujours gai entre ses souffrances, ne boudant pas plus contre le succès qu’il n’avait boudé contre les obstacles sans nombre de ses débuts. C’était un mélange d’ironie, de bon sens et d’amabilité, avec parfois des sautés de brusquerie qui donnaient une grande saveur et un vif éclat à ses entretiens.
Ce grand artiste était, on ne saurait trop le dire, conclut notre critique d’art, un Français de race, et un sage délicieux.
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