Depuis trois siècles déjà, treize villes de la basse Auvergne jouissaient du droit de représenter le tiers-état à l’assemblée de la province, qu’Ambert n’était encore qu’un simple canton de l’élection d’Issoire. En 1558 seulement, un arrêt du conseil d’État l’appela, avec quatre autres cités, à prendre rang parmi les premières. Petite ville, vivant de commerce et d’industrie, mais de cette industrie et de ce commerce dont la probité est tout le mérite et l’aiguillon, elle eût continué longtemps à tisser, dans une obscurité profonde, ses étamines et ses camelots, si les agitations politiques et religieuses qui font grandir les villes comme les hommes, quand elles ne les tuent pas, ne fussent venues donner un peu d’expansion à la vie monotone de ses habitants.
Situé à l’orient d’Issoire, dans une position agréable, séparé du Forez et du Velay par un seul rideau de montagnes, Ambert, tout exigu qu’il était, avait été la capitale du pays de Livradois ou Livadois. Il est vrai que ce pays n’était ni un empire ni une province, qu’il n’avait ni monuments, ni renom ; cependant, on nous permettra d’insister un instant sur ce sujet, qui n’a pas laissé de provoquer les conjectures des érudits. Vulgairement, le mot de Livadois passe pour être une corruption de Liberatus ab aquis (délivré des eaux) ; des écrivains ont prétendu même que tout le bassin formé par la Dore, depuis Arlane, à trois lieues et demie d’Ambert, jusqu’aux environs de Tour-Goyon, hameau au-dessous de la ville, avait été couvert par les eaux d’un lac, et que vers le XIe siècle ce lac, s’ouvrant une issue à travers ses rives rocheuses, avait laissé ce bassin à sec ; circonstance qui lui avait valu le nom de Livadois. Mais on répond qu’au XIe siècle, l’histoire, qui se bornait à enregistrer les fléaux du ciel, n’eût pas manqué de noter l’éruption d’un lac. Aussi cette tradition a-t-elle été abandonnée pour une autre plus glorieuse.
Une colonie phénicienne ayant échappé, dit-on, aux dangers d’une difficile traversée, serait arrivée en Gaule cinq cents ans après celle qui avait fondé Massilia. Elle espérait trouver, chez ses frères d’origine, hospitalité et richesse ; mais Massilia regorgeait tellement d’habitants que le roi des Arvennes, au pouvoir duquel était alors la ville phocéenne, dirigea les nouveaux venus vers ses états héréditaires et les cantonna dans des lieux déserts et incultes du territoire de Gergovie. Ambertos était le nom du chef de ces étrangers ; Ambert fut le nom qu’on appliqua à la réunion de maisons qu’ils se construisirent. Quant à eux, ils appelèrent du nom fortuné de Livadois, la terre hospitalière où il leur était enfin donné de se reposer des fatigues et des périls de la mer.
Ce qui semblerait donner quelque consistance à cette version, c’est l’usage immémorial où sont les habitants d’Ambert de célébrer, une fois l’an, des simulacres de naumachies. Des galères, suspendues au milieu des rues et glissant sur des cordes tendues d’une maison à l’autre, furent plus tard, à Ambert, un des principaux ornements des processions de la Fête-Dieu. Les galères à rames des Phocéens sont changées, aujourd’hui, en vaisseaux de guerre à voiles. Une nouvelle preuve, ajoute-t-on, de l’origine maritime des Ambertois, serait leur goût immémorial pour le commerce et surtout pour la fabrication des étamines à pavillon, flammes et banderoles de vaisseaux, grosses toiles à voiles, goût assez difficile à expliquer autrement dans un vallon séquestré de tout mouvement commercial par des montagnes et éloigné de tous ports de mer. Quelques auteurs ont voulu faire honneur à Ambert de l’invention du papier, qui date du XIIIe siècle ; y aurait-il encore là quelque preuve de son origine phocéenne ? Nous ne savons.
Quoi qu’il en soit, au XIIIe siècle, Ambert faisait partie, avec le Livadois, de la seigneurie de Baffie ; en 1239, il reçut d’un membre de cette maison, nommé Guillaume, le droit de consulat et de commune. Un article de la charte qui conférait ce droit, portait que les habitants d’Ambert ne devaient ni titres, ni tailles, ni charrois ou manœuvres d’hommes, de bœufs, d’ânes, ni exactions quelconques sous quelque dénomination qu’on voulût l’exiger, ni prêt violent, ou moisson de portefaix ou de serviteurs : on lisait dans un autre article, qu’il ne serait pas contrevenu aux us et coutumes de la ville ; le seigneur et les habitants jurèrent de les observer inviolablement. Quels étaient donc ces us et coutumes que toutes les villes d’Auvergne semblaient mieux aimer encore que la liberté qu’on leur donnait ? Sans doute, les traditions du gouvernement et de la curie des Romains perpétuées ici à travers les invasions passagères des Barbares.
Après avoir passé dans plusieurs mains par vente, héritage ou conquête, le Livadois fut engagé à la couronne, en 1558, par un arrêt du conseil d’État. A cette époque, les habitants d’Ambert jouissaient paisiblement de l’exercice des charges municipales et des bénéfices de leur petit commerce, lorsque des missionnaires protestants vinrent prêcher parmi eux la Réforme. Soit insouciance, soit conviction, les Ambertois ne s’émurent que fort peu de cette nouveauté et laissèrent prêcher à son aise le pasteur Massin, qui était venu s’établir à Ambert, en 1575. Un jour, les Réformés se réunirent en grand appareil, sortirent de la ville en agitant des bannières, vinrent au-devant de leur ministre, et l’escortèrent jusqu’à la place du Portel qui retentit de bruyantes démonstrations de joie. Il n’y eut point de collision encore. Mais les protestants, devenant chaque jour plus exigeants et demandant à grands cris la publicité de leur culte, le clergé, rendu au sentiment de ses dangers, excita de son côté les catholiques.
Au premier prêche qui suivit la démonstration de la place du Portel, des jeunes gens de la ville, s’étant attroupés au son du tambour, vinrent huer les calvinistes et les poursuivirent à coups de pierres dans le lieu où ils faisaient leurs exercices religieux. La municipalité se mêla de l’affaire et menaça de la prison quiconque se plaindrait. Les catholiques se trouvant en majorité, voulaient éviter une lutte armée. Pendant une absence de Massin, qui était allé prêcher dans un village des environs, ils mirent des sentinelles aux portes de la ville, afin de l’empêcher d’y rentrer, persuadés que c’était le meilleur moyen d’en finir avec la Réforme. Les sentinelles avaient ordre de le coucher en joue s’il essayait de pénétrer de force. Vers le soir, Massin se présenta et reçut l’injonction de s’éloigner. Quelques protestants allaient prendre parti pour leur pasteur, mais celui-ci les calma et obéit, se retirant vers le château du Lac, dont le seigneur, grand partisan de la Réforme et déjà fort irrité contre Ambert, pour s’en être vu chassé quelques jours auparavant, courut aussitôt à Issoire afin d’y préparer sa vengeance.
Chavagnac et Merle y étaient ; l’attaque d’Ambert fut résolue. Du Lac, de son château-fort, commença les hostilités, et le 15 février 1577, Merle arriva devant la place, animé de cette espèce d’ivresse furieuse que lui causait toujours la vue d’une ville fermée. On était en carnaval ; les habitants, un peu alourdis par les folies et les repas qui accompagnent d’ordinaire les jours gras, dormaient profondément pendant que les échelles se dressaient contre les murs, à la faveur d’une nuit obscure et d’un épais brouillard. Le bruit des assiégeants cependant réveilla les sentinelles, et on accourut de toutes parts vers les remparts ; mais les huguenots avaient eu le temps de se cacher, et leur immobilité faisant croire à une fausse alerte, le froid devenant de plus en plus piquant, le brouillard plus épais, les bons bourgeois s’en allèrent retrouver leurs lits encore tièdes : deux heures après, Merle était maître de la ville. La garnison avait capitulé sous la condition de vie et bagues sauves.
La prise d’Ambert ne s’était pas toutefois effectuée sans quelque résistance, et Merle avait perdu à l’escalade un de ses meilleurs officiers ; aussi ne respirait-il que vengeance. Trente habitants notables de la ville avaient été faits prisonniers ; le terrible partisan, quoiqu’il ne fût que le lieutenant de Chavagnac, et que celui-ci fût présent, ordonna qu’on entraînât ces malheureux sur la place du Portel, où se rendaient en même temps Du Lac, Chavagnac et Massin, à la tête d’un détachement. Merle fait aussitôt cerner la place par ses arquebusiers, interroge les prisonniers, et les taxe à quinze cents écus en bloc, qu’ils devront immédiatement payer, s’ils veulent sauver leurs jours. A cette énorme somme, ceux-ci se récrient, pensant qu’on ne veut que les effrayer ; alors Merle, se retournant vers ses arquebusiers, leur commande : « Haut l’arquebuse, en joue ».
Chavagnac, Massin et Du Lac, indignés, entourent aussitôt le capitaine et veulent s’opposer à une barbare exécution. Mais cette résistance ne fait que l’irriter davantage. Arrachant son chapeau, il le jette par terre, et le trouant de rage avec ses éperons : « Voilà comment je vous traiterai vous aussi, s’écrie-t-il ; et quant à vous, messire Chavagnac, vous êtes le commandant d’Issoire, et moi je le suis à présent d’Ambert. A chacun sa part ». Il se retourne une seconde vers le soldat, et dit : « Tirez ! » Une décharge terrible partit ; vingt-cinq des prisonniers tombèrent, les cinq autres s’enfuirent dans la chapelle voisine de Notre-Dame, où, grâce aux prières de Massin, ils ne furent pas poursuivis. La ville était dans la terreur. Le lendemain, Merle fit procéder en grande pompe aux obsèques de l’officier qu’il avait perdu. L’église de Saint-Jean fut dépouillée, pour être appropriée au culte réformé.
La ville une fois pillée et ravagée, les huguenots s’arrangèrent pour la garder et y vivre. Le gouverneur de l’Auvergne, Saint-Hérem, se présenta devant ses murs avec une artillerie formidable pour la reprendre. Pendant quinze jours, il jeta des boulets dans la place ; mais quand les fortifications furent détruites, on ne trouva pas un soldat qui osât monter à l’assaut. Le grand courage de Merle valait à lui seul un rempart. On fit venir des soldats étrangers, auxquels on paya double solde : l’attaque commença alors, mais l’assaut n’en alla pas mieux, et les catholiques, découragés, levèrent leur camp. Quelque temps après, Merle partait pour les Cévennes, afin d’y recruter des soldats qu’il devait conduire au secours d’Issoire. Après quelques autres coups d’audace, il se laissa, dit-on, acheter par l’argent de la cour, et du fruit de ses rapines il acquit une terre noble. Le fils du cardeur de laine d’Uzès se fit un blason et acheva paisiblement la fin de sa vie aventureuse, s’appelant fièrement le baron de la Gorce et de Salavas.
Ambert resta quelque temps la proie des guerres civiles, passant tour à tour des mains des ligueurs à celles des royalistes, jusqu’à ce qu’Henri IV vint inaugurer dans toute la France le règne de la paix et de l’ordre. Depuis cette époque, Ambert a grandi en silence ; ses rues étroites se sont alignées et élargies, ses baraques en pisé, basses et éclairées par des châssis en papier huilé, ont fait place à des maisons plus commodes et plus solides. L’église de Saint-Jean, monument du XVe siècle, bâti dans ce style fleuri qu’on a appelé le gothique tertiaire, répara ses dégradations. Son commerce prit aussi quelque essor au XVIIe siècle ; et en 1769, la ville fabriqua jusqu’à quinze mille six cents quintaux de papier. Les autres branches de commerce d’Ambert étaient les étamines, les camelots, les rubans en fil, laine et coton. Au XVIIe siècle la ville donna naissance au géomètre Michel Rolle, que Fontenelle appela le plus illustre de nos algébristes. Le mécanicien Nourrisson, auquel est due la fameuse horloge de Strasbourg, était aussi d’Ambert.
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