Restituant dans un premier temps les écrits perdus des savants de l’antiquité, Fermat partagea ensuite avec Descartes la gloire de l’application de l’algèbre à la géométrie des courbes, jeta avec Pascal les fondements de la doctrine des probabilités et ouvrit à Newton et à Leibniz la carrière du calcul de l’infini
Conseiller au parlement de Toulouse et né à Beaumont-de-Lomagne en 1607 ou 1608, Pierre de Fermat honora la magistrature par son intégrité, son dévouement à ses devoirs, et l’étendue de ses lumières, qui le fit regarder non seulement comme un des premiers jurisconsultes de son temps, mais encore comme l’un des plus savants hommes qui aient jamais existé. Sa vaste érudition lui avait procuré l’intelligence des auteurs de l’antiquité, au point de lui faire interpréter des passages qui avaient arrêté les plus savants commentateurs ; les Muses occupaient aussi ses moments, et il avait composé des vers latins, français et espagnols, qui ne sont point arrivés jusqu’à nous, mais qui pourraient faire croire, suivant les écrits du temps, qu’il avait vécu dans le siècle d’Auguste, ou dans les cours de France et de Madrid.
Tous ces titres qui pouvaient recommander Fermat à l’estime de ses contemporains, le cèdent à ceux de l’homme de génie, qui l’ont fait vivre dans la postérité, et qui ont attaché à son nom une gloire qui subsiste encore maintenant, et semble même, avec le temps, avoir pris un nouvel éclat. Contemporain de Descartes et de Pascal, Fermat marcha avec eux d’un pas égal dans la carrière des mathématiques, et les précéda même en quelques parties.
Le culte que Fermat avait voué à l’antiquité le porta vers un travail fort en vogue dans son siècle, celui de rétablir les ouvrages des anciens que le temps nous a fait perdre, et son amour pour la géométrie le dirigea dans son choix. Euclide et Apollonius furent les auteurs dont il restitua les écrits perdus. Ce travail, quelque sagacité qu’il exigeât, ne suffisant point à son génie, il ajouta bientôt à leurs découvertes : c’est ainsi qu’il fit faire des progrès considérables à l’analyse de Diophante ; qu’en suivant l’esprit des méthodes d’Archimède, il parvint à la rectification de plusieurs courbes, et qu’il étendit à la sphère les problèmes sur les cercles, résolus par Apollonius et restitués par Viète. Ces questions, aujourd’hui si faciles, étaient de la plus haute difficulté dans l’état de la science à cette époque.
Nous venons de voir Fermat travaillant d’après les anciens. Nous le verrons dorénavant, inventeur à son tour, travailler sous la seule influence d’un génie créateur ; il trouve d’abord, pour faire disparaître des équations les quantités irrationnelles, un moyen qu’il propose sous la forme de problème, et dont l’importance et la difficulté sont méconnues par Descartes lui-même. II partage ensuite avec ce grand homme la gloire de l’application de l’algèbre à la géométrie, découverte qui en donnant à la géométrie, si timide jusqu’alors dans sa marche, toute la fécondité de l’analyse, a frayé la route aux auteurs qui ont suivi. Nous avons conservé quelques opuscules de Fermat sur cette matière ; ils sont remarquables par l’originalité des idées et la profondeur des raisonnements.
C’est à Fermat et à Pascal que la science des probabilités doit ses premiers éléments ; et l’illustre géomètre qui a donné de si beaux développements à cette science, leur en rapporte l’origine. En cherchant des chances de gain, un joueur, le chevalier de Meré, proposa à Pascal plusieurs questions sur les jeux ; celui-ci en aperçoit sur le champ toutes les conséquences, travaille à les résoudre, et engage Fermat à s’en occuper aussi. Pascal résolut pour le cas de deux joueurs, la principale de ces questions, et Fermat, par une méthode néanmoins exacte, et beaucoup plus générale, la résolut aussi, en l’étendant à un nombre quelconque de joueurs.
Fermat, jusqu’alors en concurrence avec Descartes et Pascal, ne partage avec personne la gloire de l’invention dans la théorie des nombres, la branche la plus abstraite d’une science dont tous les procédés reposent sur des abstractions. Nous lui devons une foule de beaux et curieux théorèmes, dont il ne publia que les énoncés, mais dont les démonstrations ne nous sont point parvenues, quoique sa correspondance prouve qu’il les possédait, et qu’aucun de ses contemporains ne paraît en avoir douté. A cette occasion, les plus grands géomètres du XVIIIe siècle ont entrepris pour Fermat ce qu’il avait fait lui-même pour les anciens ; et de même qu’il avait restitué Euclide et Apollonius, Euler, Lagrange, Legendre et Gauls se sont successivement occupés de retrouver ses démonstrations perdues.
Au peu de succès qui a couronné tant d’efforts, on serait tenté de croire que Fermat possédait sur les propriétés primitives des nombres, des notions qui nous manquent, et sa manière de démontrer en ces sortes de propositions, que lui-même, dans une lettre à Pascal, déclare être belle et capable de conduire à de nouvelles découvertes, nous étonnerait peut-être par sa simplicité, si elle nous était connue.
Enfin, quand un calcul fameux n’existait pas encore, Fermat résolut par une méthode qui lui était propre, mais dont il ne donna ni la démonstration générale, ni la définition complète, les questions de maximis et minimis, des tangentes aux courbes, et des centres de gravité des conoïdes. Cette méthode, d’abord attaquée par Descartes, qui finit toutefois par en reconnaître l’exactitude, fut défendue avec chaleur par Pascal le père et Roberval, et approuvée par Sluze et Huyghens, mais aucun d’eux n’en aperçut la généralité ; ils la prirent pour un artifice de calcul, applicable seulement aux cas traités par Fermat ; et cette méprise durait encore à la fin du XVIIIe siècle, quand l’Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, jugeant que le génie de son illustre concitoyen n’était pas apprécié, proposa de déterminer l’influence de Fermat sur son siècle.
Un prix double fut adjugé, en 1783, à l’abbé Genty, d’Orléans. Ce savant, après une étude approfondie des œuvres de Fermat, fut conduit à poser, et chercha à démontrer que « Fermat devait être regardé comme le premier inventeur de la méthode d’assujettir au calcul les grandeurs infiniment petites, et de les faire servir à la solution d’une question.
L’histoire de Fermat est toute entière dans ses écrits ; les biographes ne nous ont transmis aucun détail sur sa vie ; mais son commerce épistolaire, dont une partie nous a été conservée, atteste la noblesse de ses sentiments. En correspondance suivie avec tout ce qu’il y avait de plus illustre dans les sciences, Descartes, Pascal, Huyghen, Torricelli, Wallis, Roberval, il entretint aussi des rapports constants avec le chevalier Digby, le Père Mersenne, Frenicle et Carcavi son ancien confrère au parlement de Toulouse. Les lettres de tous ces savants attestent la haute estime qu’ils portaient au génie de Fermat ; et Pascal son intime ami, mais incapable de flatterie, n’hésite pas à le proclamer le premier géomètre de l’Europe.
L’harmonie de ses rapports ne fut troublée qu’avec le seul Descartes, auquel il contesta légèrement quelques principes de sa dioptrique ; mais il répara noblement sa faute, et lorsqu’à son tour Descartes l’eut injustement attaqué sur la méthode des tangentes, Fermat, dans sa défense, ne cessa de professer pour son illustre adversaire, l’admiration que méritait un si beau génie ; et dès que celui-ci eut commencé de traiter son rival avec plus de ménagement, Fermat s’empressa de lui offrir son amitié, que Descartes accepta avec reconnaissance, mais sans oublier peut-être assez la supériorité que Fermat avait montré dans cette lutte.
Fermat fut en effet le seul homme de qui Descartes eut le droit d’être jaloux. Doué d’un vaste et beau génie, Descartes fit de grandes découvertes ; mais égaré par une imagination brillante, il bâtissait quelquefois sur des fondements hasardeux. Fermat au contraire ne faisait aucun pas sans être assuré de la solidité du terrain. Ce serait ici le lieu de rechercher pourquoi la réputation de Fermat est restée longtemps inférieure à celle de Descartes. La cause en est sans doute dans l’espèce de mystère que Fermat faisait de ses procédés, comparé à la conduite de Descartes, qui en développant la suite des idées, a tant contribué à la propagation de la science.
Il ne faut pas toutefois attribuer ce mystère à des motifs indignes d’un grand homme ; on doit en chercher la cause, d’un côté, dans l’indifférence de Fermat pour la gloire, et de l’autre, qui le croirait, dans le peu d’estime qu’il faisait de la science à laquelle il doit sa célébrité. Il ne la regardait, ainsi que son ami Pascal, que comme un haut exercice de l’esprit, et comme un simple délassement dont ne devaient point souffrir d’autres travaux plus sérieux encore. Quelque respectable que fût ce motif, nous devons vivement regretter que Fermat n’ait pas osé dérober à ses fonctions le temps nécessaire à la rédaction de ses idées.
Dans leur état d’isolement, les découvertes de Fermat ne paraissant se rattacher à aucune grande théorie, ni à aucune application utile, avaient cessé d’attirer l’attention, et sa gloire, quoique non contestée, était, pour ainsi dire, restée ensevelie dans l’histoire des mathématiques et dans les mémoires des savants, jusqu’au moment où le Discours de Genty et les suffrages des plus grands géomètres l’agrandirent.
Tel fut Fermat. Ne connaissant pas de rival, il s’éleva à la science des nombres à un tel point de hauteur, que les théorèmes qu’il a donnés furent longtemps l’objet de l’étude des géomètres, et que naguère la première Académie des sciences du royaume, après avoir dans deux concours consécutifs demandé la démonstration d’un de ces théorèmes, dut retirer le prix proposé, rendant ainsi un hommage nouveau au génie de Fermat. Il faut attendre 1994, soit plus de trois siècles, pour qu’un mathématicien britannique établisse la démonstration du dernier théorème de Fermat.
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