LA FRANCE PITTORESQUE
9 août 1888 : mort du poète
et inventeur Charles Cros
(D’après « Le Populaire » du 14 août 1938
et « Le Figaro. Supplément littéraire » du 6 septembre 1924)
Publié le vendredi 9 août 2024, par Redaction
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Découvrant le phonographe, contribuant à la réalisation de la photographie en couleurs et trouvant le temps d’écrire sur la philosophie, sur les arts et sur l’origine des langues, l’un des plus géniaux inventeurs de son siècle disparut dans la misère et la détresse
 

Né le 1er octobre 1842 à Fabrezan, dans l’Aude, Charles Cros était complexe, avait mille aptitudes, avait lyriquement et scientifiquement des idées de poète. C’est par complexité qu’il manquait d’esprit de suite.

Certes, l’incontestable priorité de date de son invention du phonographe eût été incontestée si, au lieu d’envoyer un mémoire à l’Académie, il se fût hâté de trouver un bailleur de fonds. Si, au moment où il tira des épreuves de photographies en couleur, avant qui que ce soit, mécontent de la transcription des jaunes qui venaient moins bien que les autres tons, il se fût attaché à vaincre cette difficulté, s’il eût industrialisé sa trouvaille au lieu d’égarer parfois des pièces de ses appareils, il eût connu la grosse gloire et la fortune, mais il était sans cesse aux trousses de l’idée qui passe.

Charles Cros, inventeur du phonographe. Chromolithographie du XXe siècle
Charles Cros, inventeur du phonographe. Chromolithographie du XXe siècle

Avant l’Américain Edison en effet, Charles Cros avait conçu, expliqué et réalisé la première machine parlante et le premier disque permettant l’enregistrement et la reproduction des sons. D’autres avaient imaginé des dispositifs d’enregistrements « de la voix humaine », mais des enregistrements « morts » puisqu’ils n’en concevaient pas la « résurrection », c’est-à-dire la reproduction.

Le 30 avril 1877, Charles Cros déposait à l’Académie des sciences un mémoire très complet décrivant l’invention dont il était l’auteur. Rien ne manquait à ce mémoire, les principes essentiels du futur phonographe y étaient décrits. L’aiguille, la bobine tournante, l’utilisation de la cire, en un mot tous les éléments qui firent l’âme du phonographe moderne.

Le pli de Charles Cros devait être ouvert et lu en séance plénière de l’Académie des sciences en décembre de la même année. Entre temps, Charles Cros allait tenter, mais en vain, de trouver des commanditaires pour la réalisation pratique et industrielle d’une invention dont il entrevoyait les multiples applications. À défaut de commanditaires, l’inventeur était parvenu à intéresser à sa réalisation quelques publicistes scientifiques qui avaient signalé dans les gazettes de l’époque, avec une pointe de scepticisme et d’ironie, la découverte d’un « procédé permettant d’enregistrer et de reproduire les phénomènes perçus par l’ouïe ».

Quatorze jours après l’ouverture du pli déposé par Charles Cros à l’Académie des sciences, Edison demandait aux Etats-Unis un brevet couvrant un dispositif de reproduction de la parole. Le savant américain, dont il ne faut diminuer ni le génie de l’invention, ni ses mérites à poursuivre l’application pratique de ses conceptions, s’est-il inspiré des travaux de Charles Cros ? L’Amérique a tendance à répondre non, la France à répondre oui.

Constatons l’antériorité indiscutable du savant français dont le pli révélant l’intention du phonographe était déposé à l’Académie des sciences bien avant que l’Américain Edison ait fait l’exposé de sa découverte dans une demande de brevet qui reste postérieure à la publication des travaux de l’inventeur français.

Mais cependant qu’Edison, homme d’affaires averti, trouvait en Amérique, pays neuf, des hommes capables de le comprendre et de le subventionner, Charles Cros ne rencontrait en France que l’indifférence des pouvoirs publics et le scepticisme désabusé des capitalistes de chez nous. Il avait beau montrer son premier phonographe qui permettait d’entendre comme il le disait lui-même « la voix du passé », personne ne voulait prendre au sérieux une découverte qui devait enrichir Edison et les firmes industrielles qui s’étaient intéressées à son invention.

Il ne restait plus à Charles Cros qu’à poursuivre ses rêves et à faire entendre à quelques amis les sons de son premier phonographe monté dans une boîte à cigares. Est-ce pour marquer son mépris à ceux qui l’avaient ignoré, est-ce pour laisser libre cours à sa fantaisie d’humoriste et de bohème ? Charles Cros enregistra sur la cire de son premier et rudimentaire appareil une série retentissante d’un mot qui rendit célèbre le général Cambronne.

Satisfaction platonique qui ne donnait à l’inventeur ni le pain ni le repos dont il avait besoin. Mais Charles Cros était un bohème. Il souriait de sa misère et de l’incompréhension de ses contemporains. Il était poète aussi à ses heures et les plus célèbres refrains de Coquelin avaient pour auteur des paroles l’inventeur du phonographe.

Il combinait d’être laborieux et indolent. Il n’aimait point être coudoyé dans la course à l’argent et comme il en manquait, il en fallait trouver. Un grain de mil l’apaisait. Il trouvait ce grain de mil en écrivant un monologue, et il avait un interprète qui lui en demandait, qui n’était autre que Coquelin Cadet, qui touchait force cachets, et l’éditeur en vendait congrûment. Cros avait touché cent francs ; cela le contentait. Il ne cherchait pas plus loin.

Or, ce monologue (si galvaudé qu’ait été le genre) était au début une trouvaille, et littéraire, et bien dans le goût de ce pur classique qu’était Charles Cros dans une gamme de condensation, de sublime. Cela supprimait tout accessoire, tout décor, tout personnage corollaire. Il fallait faire tenir une comédie, une farce en cent cinquante lignes, une seule voix posant le décor, figurant les comparses et développant le sujet. C’était réaliser à côté du théâtre et sous une forme littéraire ce que l’instinct populaire trouvait au café-concert : de l’essence de fantaisie brièvement présentée.

Charles Cros. Timbre émis le 5 décembre 1977 dans la série Personnages célèbres. Dessin de Pierre Forget
Charles Cros. Timbre émis le 5 décembre 1977 dans la série Personnages célèbres. Dessin de Pierre Forget

Tous les poètes contemporains de Cros accordèrent leur attention au café-concert, et Mallarmé parla de la mise en milieu brusque et nette qu’y trouvaient les comiques populaires. Cros, comme en toute matière littéraire ou scientifique, ne se borna pas complètement à rêver. Il réalisa, comme il avait coutume, totalement, jusqu’à la pratique, jusqu’à la mise en œuvre. Il écrivit paroles et musique deux chansons de café-concert dont l’une fondait son comique sur un jeu de rimes qui s’arrêtait alternativement, sur les trois syllabes du mot Paquita. C’est de cet effet que se servit fructueusement le poète moins connu et. moins classique de l’Amant d’Amanda.

Cros ne réclama pas. Le grain de mil lui avait suffi, et puis ne fallait-il pas songer sérieusement à la photographie de couleurs, au moins ce jour-là ? D’ailleurs, avec son aspect extrêmement méridional, les yeux clairs, bleu clair, dans le teint basané, la tignasse crépue, le mouvement alerte, l’extraordinaire diversité d’esprit, la mobilité d’esprit aussi, il est imprégné de rêverie nordique, d’indifférence philosophique et matérielle quasi-slave et bien avant qu’ayant fondé un petit groupe littéraire, issu des Hydropathes, il ait appelé les Zutistes, rien ne le préoccupa jamais à fond, si ce n’est le désir de créer des idées et de les exprimer vite.

De temps en temps, une mélancolie issue du contraste de sa vie et de la magnificence de ses débuts... un retour sur le passé... mais c’était l’heure d’aider au Chat-Noir... Il oubliait et se rendait de la rue de Rennes au boulevard Rochechouart ou à la rue de Laval, avec une lanterne magique devant les yeux où il admirait toutes les images de son avenir. Il s’asseyait avec les camarades, il n’y pensait plus. Il redevenait un simple humoriste, tombait de l’Olympe à la baraque de Tabarin ; il n’en souffrait pas. Au fond, il y avait là de la jeunesse, de la verve, du bruit, parfois spirituel.

C’était depuis longtemps ce qu’il cherchait âprement de l’aube à l’aube au quartier Latin d’abord ; à Montmartre ensuite. S’il rencontrait en cours de route un camarade, sa joie était de l’emmener, de causer, de parler de tout, d’art, de science, de poésie, sachant tout, ayant tout lu et ne racontant presque jamais d’anecdotes, brillant, paradoxal, parfois un peu bredouillant, souvent nostalgique, sans amertume.

Et pourtant, quels brillants débuts ! On contait cette histoire sur la famille Cros, au temps de la jeunesse de Charles, quand sa famille habitait Narbonne. Son père et ses frères, Henry, Antoine sont réunis à la table du déjeuner. Charles est en retard. On ne s’en étonne pas. Quelque randonnée à la campagne de ce grand distrait. On commence sans lui. Charles arrive radieux : « Père, j’ai trouvé le moyen de guérir les hommes de la mort, oui, ce matin. — Charles, ne fais pas cela, s’écrie le père, les hommes seraient trop malheureux ! » Pas un instant le père n’avait mis en doute l’efficacité de la trouvaille de son fils. Si l’anecdote est chimérique, elle a la valeur d’un symbole. Personne dans l’entourage de Chartes Cros jeune n’admettait qu’une découverte quelconque lui fût impossible. Il avait des aspects du génie. Quand il arriva à Paris, tous lui firent fête et lui prédirent la gloire.

C’était l’instant où tout le Parnasse se rencontrait avec toute la bohème chez Nina de Villard, et il y eut d’abord plus de Parnasse que de bohème. Nina libre, indépendante, riche même, généreuse, curieuse, passionnée, s’éprit de ce jeune homme si différent d’aspect, de ton, de parole, de verve et d’inspiration. Elle en goûta l’humour ensoleillé, la fantaisie multiple et précise, la certitude et cette universalité pour laquelle le vocable Picdelamirandolisme fut créé.

Etre choisi par Nina jusqu’alors hésitante, c’était gagner la fève à ce grand festin de rois qui durait toute l’année chez Nina, somptueux aux belles années, maigre aux années moins bonnes qui suivirent, encore que plantureux en soi, mais le nombre des convives allait grossissant. C’était une manière de gloire venant auréoler le jeune poète ; c’était un titre à l’admiration et aussi à l’envie, et Cros fut envié, un peu battu en brèche et aussi, et c’était le pis, très absorbé par cet amour qui le charmait, car Nina avait des lettres, le goût de l’art, des aptitudes musicales et notait dans le style du temps en vagues rythmes de poèmes en prose, quelques impressions passables.

La dame aux éventails (portrait de Nina de Villard de Callias). Détail d'une peinture d'Édouard Manet (1873)
La dame aux éventails (portrait de Nina de Villard de Callias). Détail d’une peinture d’Édouard Manet (1873)

Cette victoire fut pour Cros une victoire cruelle qu’il dut assurer, regagner, si bien que son amour-propre s’irrita, que son amour se lassa, se brisa, mais non sans que son cœur ne s’en ensanglantât. Il n’en mourut pas, mais il y eut fêlure. Il voulut s’en distraire et ses longues distractions lui donnèrent sans doute l’habitude de ce noctambulisme qui le tenait éloigné de la table de travail. Il aima la flânerie et le bruit littéraire, le heurt des facondes et des projets et des épigrammes autant que la science et la poésie, et c’était déjà trop que d’aimer d’un amour égal la science et la poésie.

Car si Charles Cros savant fut dirigé par des idées de poète, l’habitude des sciences nuisit en lui à l’expansion de sa poésie. De ses facultés de raisonneur, de « résumateur », il garda dans le style lyrique une excessive sobriété. La volonté de ne dire que ce qu’il faut dire dégénéra en sécheresse. Il se refusa des développements utiles. Il exposa, il ne chanta pas, se refusa aux grand lyrisme et pourtant ses plus beaux poèmes, l’Orgue, l’Archet, sont des chants aussi beaux que les plus ardents qu’on ait pu entendre. Il apportait des éléments de réaction contre l’exotisme parnassien, contre certaine sensiblerie qui s’alliait à de l’archaïsme ; il cherchait à la poésie une sonorité plus franche, toute nette, toute personnelle.

Il alla un peu trop loin, il se dessécha, il s’abrégea et après avoir prouvé qu’il était un grand poète, il en demeura là. Le Collier des Griffes n’est pas indigne du Coffret de Santal, mais ne contient pas de pièces aussi décisives que l’Orgue ou l’Archet. Pourquoi ? Sans doute ne faisait-il plus de vers assez souvent, et laissait-il passer les meilleures des minutes heureuses. Et puis il était distrait, découragé, nostalgique et trop supérieur à tout. Il cherchait à s’entendre rire dans un milieu de fêtes, il n’y réussissait pas souvent.

Il mourut prématurément, le 9 août 1888, âgé seulement de 45 ans, au milieu d’un bruit de gloire qui n’était pas tout à fait de la gloire, qui n’était pas celle qu’il méritait et dédaigneux de la formuler. Indifférence ? Regret de ne pas l’avoir fait plus tôt ? Découragement ? Il n’écrivait guère plus, ne répondait pas aux demandes d’articles, ou s’il promettait ne se souciait pas de tenir : le grain de mil ne l’attirait plus. Il s’échappait en rêveries, en brèves fantaisies, en mots amusants et précis, avec un sourire las et vieilli, un sourire de renoncement. Rien ne l’intéressait plus. Encore avait-il pleine conscience d’avoir été un admirable poète, un temps, un temps qu’il avait abrégé, par indifférence certainement, manque de loisir, longues courses, si agréables à susciter la rêvasserie, délassement dangereux d’un esprit si précis.

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