Le XVIIIe siècle et le début du XIXe correspondent à l’âge d’or de la course, car innombrables furent les combats livrés fort souvent héroïques, et incalculables furent les pertes ennemies. Au nombre des corsaires, deux femmes ont marqué l’histoire.
Dignes rivaux des corsaires dunkerquois et malouins, les marins du port de Nantes, moins connus, eurent leur large part dans ces prises. Le plus célèbre d’entre eux est Cassard, le Jean Bart nantais, Cassard l’invincible, ou tout au moins l’invaincu, que son glorieux rival Duguay-Trouin saluait comme le premier homme de mer de son temps. Mais à côté de Cassard, combien d’autres mériteraient la renommée, sinon la gloire ! Sans parler de deux héroïnes, Julienne David et Louise Antonini, qui, après avoir vaillamment fait le coup de feu contre l’ennemi, vinrent l’une et l’autre finir leur existence tourmentée à l’hôpital de Nantes.
Dans la matinée du samedi, 28 janvier 1843, un modeste cercueil, recouvert de l’humble drap mortuaire des indigents, sortait de la chapelle de l’Hôtel-Dieu de Nantes. Sur le drap blanc, la main bienveillante de la chère Sœur gardienne avait pieusement déposé une couronne virginale. L’enfant de chœur, d’un air distrait, portait la petite croix de bois noir. L’un des aumôniers, récitant les dernières prières, précédait le corps, que n’accompagnait nul parent, nul ami.
Frégate du XVIIIe siècle. Chromolithographie de la fin du XIXe siècle |
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Tel était le convoi de Julienne David, le registre de l’état civil mentionnant le 30 janvier 1843 que « le 26 de ce mois, est morte à l’hôpital, Julienne David, célibataire, âgée de 70 ans, née à Saint-Mars-du-Désert, fille de Pierre et de Anne Bidet, demeurant rue de la Commune. »
Née en 1773 à Saint-Mars-du-Désert (Mayenne), Julienne, bien connue à Nantes, sous le nom de Jacquot, ou du roulier Jacquot, servait, dans les dernières années de sa vie, comme garçon d’écurie chez Dardare, loueur de fiacres, rue de la Commune, 23. Souvent, on pouvait la voir avec son pantalon gris, sa blouse bleue, son bonnet de coton légèrement incliné sur l’oreille, attelant les chevaux ou les conduisant à l’abreuvoir. Sa taille haute et forte, quoique courbée et amaigrie par l’âge, annonçait une constitution vigoureuse, et la vivacité de son regard dénotait une grande énergie.
Au début de la guerre de la Vendée, elle fit ses premières armes en combattant pour la cause royaliste. Tombée au pouvoir des troupes de la République, elle fut condamnée à la déportation. Toutefois, elle parvint à s’échapper avant son embarquement, et se gagea chez des fermiers pour garder les bestiaux.
Mais une occupation aussi paisible ne pouvait longtemps convenir à son caractère remuant ; Julienne revint à Nantes, et, déguisant une seconde fois son sexe, s’enrôla, comme novice, sur le corsaire la Jeune-Agathe, armé par Dessaulx. Le rôle d’armement porte : « Jacques David, de Saint-Marc, près Nantes, 19 ans. Passé le 22 thermidor sur la prise La Main de Dieu. Débarqué à Nantes, de gré, à gré le 6 pluviôse an VI (25 janvier 1798) ; son nom est Julienne David, fille. »
Elle toucha ses parts de prises, et dut sans doute son débarquement à une circonstance qui trahit son incognito. Le novice Jacques David avait essayé du rude métier de marin. Travaux pénibles, veilles, insomnies, tempêtes et batailles ne le dégoûtèrent point. Après la rupture du traité d’Amiens, il résolut de tenter encore la fortune, et partit pour Paimbœuf, où, sous un nom supposé, il se fit admettre sur un corsaire en partance. Cette fois, impossible de retrouver ses traces. Après un rude engagement, le navire ayant été pris par les Anglais, l’équipage fut jeté sur les pontons.
C’est ici que se montre la puissance de son caractère et de sa volonté. Il lui suffisait de dévoiler le secret de son sexe pour recouvrer sa liberté ; mais elle préféra subir les tortures physiques et morales qu’éprouvaient ses compatriotes, avec lesquels elle avait navigué, plutôt que de les abandonner, aux jours de la douleur et des épreuves, croyant que ce serait une désertion.
Vaincue, un moment, par les misères de toutes sortes, les privations intolérables qu’il lui fallait endurer, Julienne David voulut attenter à sa vie, en prenant une forte dose de poison. Sa santé robuste l’empêcha de succomber ; et, après de cruelles souffrances, revenue aux sentiments religieux de son enfance, trop oubliés, elle laissa échapper ces paroles : « Dieu ne veut pas que je meure ainsi ; je ne me tuerai jamais. »
Transférée, plus tard, dans une prison, à terre, elle reçut quelques adoucissements à son malheureux sort en devenant infirmier à l’hôpital de la prison. Là, au moins, elle pouvait rendre d’utiles services ; sans doute plus d’un malade, parmi les Français prisonniers, dut bénir les soins empressés, la main attentive et légère, les encourageantes paroles du matelot-infirmière.
Illustration extraite d’une affiche publicitaire réalisée par Horace Castelli pour le roman Sans-Peur le corsaire, publié par Le Passe-temps (1880) |
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Sa captivité durait depuis huit ans, lorsqu’un homme de sa commune de naissance la reconnut, par hasard, et révéla sa condition. Julienne David quitta immédiatement la prison ; et, en raison de sa bonne conduite et de ses services, fut comprise dans la première catégorie des prisonniers destinés à rentrer en France.
L’aventure fit grand bruit dans la ville de Portsmouth. Les salons ne s’occupaient que du marin redevenu femme française. Chacun voulait la voir, c’était à qui la recevrait, à qui lui ferait fête. Julienne, bien tournée, fort avenante, et même assez jolie, reçut de nombreuses avances, entendit des propositions et des sollicitations de plus d’une sorte.
Elle avait été corsaire !... elle aimait donc la France, et, par conséquent, détestait les Anglais. Elle refusa toute espèce d’établissement en Angleterre, où certainement elle eût pu vivre dans l’aisance, pour revenir dans son pays, gagner péniblement mais honorablement son pain de chaque jour en portant toujours un costume masculin, puis mourir pauvre abandonnée et à l’hôpital.
Dix-huit ans plus tard, le 26 juin 1861, mourait également à l’Hôtel-Dieu de Nantes, Louise Antonini, âgée de 90 ans, fille des feus Pierre-Jean Antonini et Louise Le Boucle, née à Ajaccio le 30 mai 1771.
Son père, ami et compagnon de Paoli, dut fuir après la défaite de ce partisan de la liberté corse. Louise restée orpheline, à peine âgée de dix ans, sans ressources ni parents, s’arme de courage, s’affuble de vêtements d’homme et arrive à Lorient, en mendiant son pain.
Elle a la chance de pouvoir s’embarquer sur la frégate La Cornélie. Onze ans après, au retour de Saint-Domingue, une division anglaise attaque la frégate et lui fait amener pavillon. Blessé dans le combat, notre intéressant matelot, conduit à Plymouth, est enfermé en 1802 dans un ponton pendant dix-huit mois.
Rendue à son pays à la suite d’un échange, Louise s’engage au 70e de ligne, devient caporal, puis sergent. Blessée, dangereusement cette fois, dans un engagement en Portugal, elle ne peut plus cacher son sexe, et sa carrière est de nouveau brisée.
Frégate de premier rang de 1825. Chromolithographie de la fin du XIXe siècle |
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Cela ressemble à un conte, mais voici comme pièce justificative la lettre par laquelle son ancien colonel la recommande à la bienveillance du général commandant la 13e division militaire :
« Mon Général,
« La demoiselle Louise Antonini, fille d’un ancien officier supérieur de la Corse, qui elle-même a servi, comme marin, sur les vaisseaux de l’État, puis comme soldat, caporal et sergent, dans le 70e de ligne (que j’ai commandé momentanément à l’armée de Portugal), a été libérée du service par suite d’une blessure qu’elle a reçue au feu. L’année dernière, un secours de M. le Ministre de la guerre lui fut accordé, suivant la lettre de votre prédécesseur, en date du 4 avril 1838, n° 1778.
« J’ai l’honneur de vous prier, mon Général, de renouveler cette demande de secours et de joindre à l’appui le certificat du maire de Brest. Cette femme est on ne peut plus recommandable, non seulement par ses antécédents, mais par sa conduite ; quoique privée de tout moyen d’existence, elle est venue en aide à une famille aussi pauvre et aussi malheureuse qu’elle.
« 30 décembre 1838.
« Le maréchal de camp, Janin. »
Avec une pension de réforme, le sergent « Louise Antonini » méritait certainement la croix de la Légion d’honneur, qui eût été noblement placée sur la poitrine de ce vaillant sous-officier, de cette femme si méritante par ses beaux services militaires et ses deux blessures.
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