Apparue chez nous dans les premières années du XVIIIe siècle, cependant qu’auparavant les visites du jour de l’An s’effectuaient toujours en personne, la carte de visite-voeux illustrée est, dans les premiers temps, portée par un gentilhomme chargé de l’ « accompagner » jusqu’à son destinataire, avant que cette tâche ne soit dévolue aux facteurs : traversant les siècles, elle ne sera prohibée, sous peine de mort, qu’entre 1791 et 1797
Au début du XVIIIe siècle, elle fut d’abord un but de carton quelconque, souvent même une vieille carte à jouer au dos de laquelle on inscrivait son nom, et que l’on glissait dans la serrure de ses amis et connaissances quand on ne les trouvait pas au logis.
L’usage, au début, dut en être assez restreint puisqu’il n’en est question ni dans les lettres de Madame de Sévigné, ni dans Saint-Simon, ni dans les petits Mémoires du Grand Siècle, si prolixes, cependant, sur les menus détails de la vie à la cour et à la ville.
La coutume d’échanger des souhaits au nouvel an existait de temps immémorial ; mais les gens de bon ton chargeaient de ce soin leurs laquais, et l’on se contentait, le plus souvent, de faire inscrire son nom chez les suisses des hôtels. C’est vers 1750 qu’on commença à y déposer des « cartes pour visites ». Bientôt la coutume s’en répandit dans toute l’Europe occidentale. La carte de visite comme carte de vœux fit florès à la fois en Hollande, en Allemagne, en France et en Italie ; et les graveurs, pour aider au développement de cette nouvelle industrie, se chargèrent non seulement de graver les cartes, mais encore de les faire porter à domicile.
Le XVIIIe, qui mit de l’art et de la grâce jusque dans les moindres objets, créa la carte de visite artistique. Les plus illustres graveurs du temps, les Cochin, les Moreau, Eisen et surtout Jean-Michel Papillon lui consacrèrent leurs talents. Les cartes s’illustrèrent d’allégories, d’emblèmes mythologiques, de compositions légères... Dans des encadrements d’une délicatesse infinie, faits de guirlandes de fleurs, de festons et d’arabesques, on voyait des colombes se becquetant, des cœurs enflammés ou percés de flèches, des bergers et des bergères. Les attributs qui décoraient la carte étaient généralement une allusion aux goûts, à la résidence ou à la profession de son propriétaire. Quant au nom, il était quelquefois gravé, mais, le plus souvent, écrit à la main.
L’usage de la carte de visite fut condamné par la Révolution comme une pratique incompatible avec les sentiments d’égalité qui devaient animer tous les citoyens. Dès 1789, les usages du jour de l’An étaient pour certains assimilés à un « acte de servitude » notamment attaqué par un certain La Bletterie qui, dans la Chronique de Paris, s’était élevé contre « le fastidieux jour des visites du premier de l’an. » En ce temps, il suffisait qu’une chose fût en usage pour qu’elle fût appelée un préjugé, voire un esclavage.
« Le public — ainsi parlait l’ennemi du jour de l’An — ne se lassera-t-il pas bientôt de cet acte de servitude, de ces compliments annuels, bien doux, mais bien plats ; de ces visites, dont l’obligation détruit le plaisir et le mérite ? » Harpagon lui-même n’eût pas, au nom de sa bourse, trouvé contre les étrennes d’aussi forts arguments que la citoyen La Bletterie au nom de la liberté. La même année, la Constituante avait supprimé « les dons forcés que plusieurs agents du pouvoir exécutif se faisaient faire sous le titre d’étrennes. » Partant de là, les épiciers de Paris, gens pratiques, habiles à tirer parti des circonstances, avaient sollicité au Châtelet « une sentence de police qui leur fît défense de donner aucun présent, soit en argent, soit en marchandises, à titre d’étrennes (...), à peine de 50 livres d’amende et d’être déchus de la maîtrise en cas de récidive. »
Cette singulière démarche avait été accueillie, et il s’était trouvé un tribunal de police pour défendre aux épiciers de donner des étrennes à leurs pratiques, rapporte Prudhomme dans le numéro 25 de Révolutions de Paris. Dans les derniers jours de 1791, un décret de l’Assemblée législative, bien imprégné de l’esprit du temps, flétrit les étrennes comme entachés d’aristocratie, et rangea le 1er janvier parmi les ci-devant.
La Convention — qui gouverna la France du 21 septembre 1792 au 26 octobre 1795 — ne se contenta pas de jeter au bûcher les jolis cartons historiés du XVIIIe siècle, elle s’en prit également aux visites elles-mêmes et aux souhaits du jour de l’An, décrétant que quiconque en ferait serait puni de mort. Quand la République est décrétée le 21 septembre 1792, défenses sont faites, en effet, de célébrer le jour de l’An de la monarchie : la mort à qui fera des visites ! la mort à qui osera des compliments !
Un « cabinet noir » fut institué qui, à l’époque du jour de l’An, en 1792 et en 1793, fut chargé d’ouvrir les lettres et de s’assurer qu’elles ne contenaient pas de compliments. S’il faut en croire le cousin Jacques, à l’époque de la Terreur, pour le jour de l’An les gouvernants allaient « jusqu’à faire décacheter ce jour-là les lettres à la poste, pour s’assurer si tous ont oublié le calendrier grégorien et les souhaits de bonne année », rapporte Beffroi de Reigny dans son Dictionnaire néologique.
La Bletterie poursuivait à cette époque son combat relatif aux visites du jour de l’An, prodiguant contre elles et l’injure et l’esprit : on le retrouve ainsi lors d’une séance de la Convention, déclarant du haut de la tribune de l’Assemblée qu’il fallait considérer le jour de l’An comme un jour de fausses démonstrations d’amitié, « de frivoles cliquetis de joues, de fatigantes et avilissantes courbettes. » Un rédacteur du Journal Universel ajouta : « Il ne faut pas, ce jour-là, baiser la main d’une femme, parce qu’en se courbant on perdrait cette attitude fière et mâle que doit avoir tout bon patriote. »
On eût pu croire alors la carte de visite à jamais abolie. Il n’en fut rien. Quelques années plus tard, le Directoire la remit à la mode. Les jolis motifs d’illustration du temps de Louis XV avaient disparu, mais la carte était toujours historiée. Ce sont les sujets d’inspiration classique qui la décorent alors : l’art froid de David a remplacé les délicieuses compositions de Boucher et de Fragonard.
L’usage du jour de l’An se rétablit dans une population qui, même au plus fort de la Terreur, n’avait jamais complètement oublié ses anciennes fêtes, et Mercier nous apprend qu’il fut fêté avec plus d’ardeur que jamais. La vraie date de résurrection du jour de l’An peut être marquée au 1er janvier 1797. Le hasard lui-même se mêla de ce premier jour de l’an V, et il sembla qu’il voulait lui donner une solennité plus haute et un caractère de manifestation plus marqué, en le faisant tomber, non un jour ordinaire, mais le jour de fête de l’ancien almanach, de l’ancienne royauté, de l’ancienne religion : un dimanche.
Cette fête, donnée par les anciens souvenirs au premier dimanche de l’année, fut la déchéance du calendrier républicain et la rentrée en grâce du jour dominical dans les mœurs nationales. On se dédommagea en une fois de huit années de privations. Les boutiques des confiseurs, richement illuminées par les lustres de cristal qu’on avait enlevés aux palais et aux églises, par d’innombrables bougies et des lampions de couleur, et décorées de guirlandes de fleurs, se parèrent et agacèrent de leurs tentations les plus coquettes, les belles promeneuses et les marmots promenés.
À Paris, le Palais-Royal, de mille mains, arrangea et disposa à l’étal de toutes ses boutiques tout ce qui pouvait faire un désir et un bonheur d’une foule qui se disputait, outre les bonbons, les pistaches et les marrons glacés, les flacons de liqueur des îles, les essences spiritueuses renfermées dans des bouteilles imperceptibles, les cœurs enflammés à la fleur d’oranger ; mais aussi bagues à deux faces, fleurs de souci, pensées, amours tenant à un fil, boucles d’oreilles en filigrane, boîtes d’or, étuis d’or, glaciers d’argent avec leurs cuillers, coupes d’argent de formes antiques avec leurs pieds en ébène, rapporte Mercier dans Le nouveau Paris.
Carte de vœux patriotique de 1915 |
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Et le soir, tout éclatait de lumières dans le palais, les arcades, les devantures, et jusqu’aux noms des bijoutiers tracés sur leurs boutiques en lettres diamantées. La rue des Lombards s’illuminait ; elle avait remis en montre ses merveilles de sucreries : les coucous dans des nids de fauvettes en sucre et les carottes de tabac en chocolat. Et comme il est dans le présent toujours un peu du passé, parmi les bonbons plaisants, seringues, cornichons, poignées de verges, merlans frits et viédases d’Amérique, de savoureux capucins barbus sont jetés ; et devant les devantures rivalisant de feux et de goût, quelque badaud, qui n’avait pas oublié, disait à demi-voix, en passant : « Si le maître de cette boutique eût osé faire un pareil étalage il y a trois ans, il eût été guillotiné ! » (Paris, par Peltier, janvier 1797)
Tous les bijoutiers, tous les confiseurs du Palais Royal et de la rue des Lombards, furent pris d’assaut et dévalisés. De toutes parts on se visitait, on se complimentait, on s’embrassait, on s’accablait de madrigaux, de compliments et d’étrennes.
Vint l’Empire : la carte de visite emprunta sa décoration aux sujets militaires : ce ne sont alors que vols d’aigles, casques et plumets, tambours et clairons, canons, panoplies de fusils et de sabres ; et les noms s’inscrivaient au milieu des cuirasses. La Restauration modifia de nouveau les emblèmes, choisissant de préférence les attributs héraldiques, les couronnes et les fleurs de lis. C’est l’époque où l’on commença à employer un carton soyeux et moiré de diverses teintes.
Avec 1830 triompha l’art romantique. Les cartes s’illustrèrent de donjons, de castels fantastiques, de ruines moyenâgeuses et de figures de chevaliers et de troubadours. Elles s’ornèrent même souvent de compositions originales à l’aquarelle, à la gouache ou à la sépia, encadrées quelquefois d’une dentelle à jour.
Mais l’excès de l’enjolivement devait amener la réaction. L’art passa de mode, et la substitution de la typographie à la gravure en taille-douce amena la démocratisation de la carte de visite. On la fit d’abord sur un carton très large et très dur, avec une inscription microscopique ; puis le goût changea, et ce fut tout le contraire : lettres énormes sur un carton minuscule. Vers 1845 parurent les premières cartes « porcelaines » très glacées. Leur vogue fut restreinte, comme le fut, d’ailleurs, celle de toutes les tentatives faites pour substituer au vélin d’autres substances : bois, liège ou celluloïd.
Les cartes avec médaillon photographique n’eurent pas plus de faveur. La raison en est que la carte de visite doit pouvoir aller partout, chez l’ami aussi bien que chez l’indifférent, et qu’il serait, en bien des cas, indiscret ou inconvenant d’offrir son portrait en faisant passer son nom.
La carte simple et sans fioritures est resté en usage depuis lors, à part quelques tentatives fantaisistes qui furent sans lendemain. C’est ainsi que, vers 1850, quelques novateurs mirent pendant un certain temps à la mode la carte-rébus. Ces cartes s’ornaient de figures dont il fallait deviner le sens pour trouver le nom du propriétaire. Il y en avait de fort simples comme celle de M. Lebeuf, qui se contentait de dessiner un bœuf sur la carte, ou celle de MM. Basset frères, qui portait un dessin représentant deux chiens bassets. C’était l’enfance de l’art. Mais il y en avait aussi de plus compliquées, qui sollicitaient l’ingéniosité des devineurs. Et c’était, au lendemain du jour de l’An, un aimable moyen de s’amuser en famille. On exhibait les cartes de visite de ses amis et connaissances comme on montre aujourd’hui son album de cartes postales.
Bien que l’usage de la carte de vœux soit pratiqué en Europe depuis le XVIIIe siècle, ce n’est point une invention d’Occident. Nous la devons, avec tant d’autres choses, aux Chinois. Moins versatiles que nous, les Fils du Ciel sont restés fidèles à la carte artistique qui, de tout temps, fut, chez eux, en faveur. La Japon possède également sa carte de visite pour les vœux : elle s’appelle sourimono. Les sourimonos étaient, à la fin du XVIIIe siècle, de petites feuilles dessinées ou gravées pour des membres de sociétés d’artistes, de poètes, d’acteurs. Au retour de la nouvelle année, les membres de ces sociétés avaient l’habitude d’échanger de ces jolies gravures qui perpétuaient entre leurs mains le souvenir de leurs réunions périodiques.
Les sourimonos sont les plus ravissantes estampes que l’on puisse imaginer : des gaufrures délicates, des tons d’or, d’argent, de bronze, d’étain en rehaussent généralement l’éclat. La plupart des motifs qui les décorent dont assaisonnés de petites pièces de poésie en rapport avec les sujets eux-mêmes. Et ces sujets sont d’une extrême fantaisie : c’est un assaut entre artistes et gens de goût, un assaut de grâce, d’esprit, de sentiment poétique, d’ingéniosité.
Notre temps ne s’amuse plus à ces jeux de l’esprit, et on n’envoie plus guère de « cartes du jour de l’An ». En tout cas, infiniment moins qu’autrefois. Alors, aux approches du premier janvier, il fallait des facteurs spéciaux, rien que pour la distribution de ces petits rectangles de carton qui, cependant, permettaient à d’anciens amis que la vie séparait de ne pas s’oublier tout à fait.
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