Le samedi 31 mai de l’année 1578, après avoir vu passer le magnifique convoi de Quélus et de Maugiron (ses favoris, tués en duel), Henri III, accompagné des deux reines Catherine de Médicis et Louise de Vaudemont, de plusieurs princes, et des plus notables magistrats de la ville, vint solennellement poser la première pierre du pont Neuf, appelé d’abord pont du Louvre.
L’architecte qui en avait donné le plan et qui en commença l’exécution, fut payé 50 écus. Henri IV le fit continuer, et on l’acheva en 1606. Il était en pierre, et de la longueur où nous le voyons aujourd’hui : seulement les boutiques qui s’y trouvent n’existaient pas alors, et ne furent élevées qu’en 1775. A son extrémité méridionale, sur le quai Conti, à l’endroit même où est la voûte sous laquelle on passe pour descendre à la rivière, était une maison appelée le château Gaillard, démoli sous Louis XIV ; c’est là que Brioché attirait une foule si nombreuse à son spectacle de marionnettes.
Le pont Neuf, qui servait de communication directe entre la cité et les deux autres quartiers de la ville, était dès son origine la promenade publique la plus fréquentée et la plus variée de Paris. Toutes les classes de la population semblaient s’y être donné rendez-vous : à toute heure du jour, une foule active, remuante, sans cesse renouvelée, et toujours avide de curiosité, encombrait les trottoirs, se pressait à l’entour de la statue de Henri IV, et refluait jusque vers la place Dauphine, où se voyait la même variété et le même mouvement.
A côté des petits marchands de toutes sortes qui se tenaient sur le pont, s’élevait le théâtre de Mondor et de Tabarin. Des charlatans moins connus, des bateleurs moins plaisants, trouvaient aussi moyen de glaner après ces deux grands maîtres. Enfin, comme l’écrivait Berthod, poète du temps, le pont Neuf était un...
...Rendez-vous de charlatans,
De filous, de passe volans,
Pont Neuf, ordinaire théâtre
De vendeurs d’onguens et d’emplâtre ;
Séjour des arracheurs de dents,
Des fripiers, libraires, pédans,
Des chanteurs de chansons nouvelles.
De coupe-bourses, d’argotiers,
De maîtres de sales métiers,
D’opérateurs et de chimiques,
Et de médecins purgitiques,
De fins joueurs de gobelets.
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A toute heure du jour toute cette foule faisait entendre des cris de diverses sortes, et chacun cherchait à faire son métier et à vendre sa marchandise ; c’était un tumulte confus. C’est là aussi que venaient de grand matin les pauvres gens, semblables à ce malheureux poète dont parle Saint-Amant dans sa Gazette du pont Neuf, qui chaque matin, de sept heures à onze, venait faire sa cour au roi de bronze, c’est-à-dire se chauffer, au soleil, devant la statue de Henri IV, après avoir été quêter quelques aumônes à l’église des Grands-Augustins, située près de là, sur l’emplacement occupé aujourd’hui par la halle à la volaille.
Il fallait bien que cette promenade fût de préférence le rendez-vous ordinaire des auteurs peu fortunés, puisque Saint-Amant, qui dans ces sortes d’affaires parlait avec expérience, fait dire à son poète crotté, forcé de quitter Paris :
Adieu, pont Neuf, sous l’eau qui l’eau passe
Si ce n’est quand l’hiver la glace.
Adieu, belle place Dauphine,
Où l’éloquence se raffine,
Par ces bateleurs, ces marmots,
De qui j’ai pris tant de beaux mots
Pour fabriquer mes épigrammes.
Adieu, vous, que tout au contraire
J’ai souvent fourni de quoi braire,
Chantres, l’honneur des carrefours
Et des ponts, ou d’une voix d’ours.
Et d’une boufonne grimace,
Vous charmez le sot populace ;
Tandis qu’un matois, non en vain,
Essaie à faire un coup de main.
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Dans aucune des descriptions du pont Neuf et de son histoire ce dernier trait n’est oublié ; les tire-laine, les voleurs, les filous et les gueux ceimants et mendiants exploitaient audacieusement, en plein jour, les bourses et les poches des passants. Les spectateurs pour la plupart riaient de ces vols, ou même applaudissaient si le tour était fait avec adresse, et si, pris en flagrant délit, le voleur cherchant à fuir et luttant contre son adversaire avec grand bruit, arrivait le guet, la hallebarde ou l’arquebuse au poing, qui mettait d’accord les deux parties, en arrêtant le volé aussi bien que le voleur.
Les arracheurs de dents avaient déjà, comme de nos jours, des compères mêlés aux spectateurs ; c’est ce que nous apprend l’abbé Le Vayer, dans une histoire comique, publiée vers 1560, et intitulée le Parasite Mormon. Il nous raconte la chétive existence et le triste destin d’un pauvre poète, qui, mourant de faim et sans ressource, allait sur le pont Neuf proposer à un charlatan de se laisser arracher deux dents moyennant 10 sols, avec promesse de déclarer hautement aux assistants qu’il n’en ressentait aucun mal.
Plus loin encore, il nous montre ce malheureux que la nécessité contraint, pour gagner un peu de pain, d’aller chanter des chansons qu’il avait faites, répondre froidement à ceux de sa connaissance qui le surprennent en cette posture de bateleur : « Pardieu ! cinquante pistoles sont bonnes à gagner ! » voulant ainsi faire croire qu’une gageure seule le poussait à ce déguisement, et parant sa gueuserie d’un vernis d’amour-propre.
Maintenant que nous connaissons les diverses espèces de gens qui à toute heure de nuit et de jour hantaient cet endroit, voici quelles places distinctes leur assigne sur le pont, sur les trottoirs, à l’entour de la statue et dans la place Dauphine, une gravure de 1646, par Della Bella. Sur les trottoirs du côté de la rue Dauphine, des duellistes se battent à outrance, les arracheurs de dents font leurs parades ; une nuée de mendiants, armés de leurs infirmités d’emprunt, et venus de la Cour des Miracles, s’abat aux portières des carrosses que l’on voit se diriger rapidement vers le Louvre ; plus loin, et devant la statue, on voit un charlatan ; à l’entrée du quai des Orfèvres, on voit une femme et un enfant dont les mains se glissent dans les poches par dessous les manteaux : sur le trottoir opposé, les marchands de vin et de comestibles attirent les spectateurs par leurs cris et leurs annonces fastueuses ; tout auprès se tiennent les tireurs de laine ; enfin, à l’entrée de la place Dauphine, sont les marchands de filets et des chiens de chasse ; et au milieu, ça et là, une foule nombreuse et oisive s’empresse auprès de chaque boutique, et grossit à chaque instant les groupes. Tous les spectateurs portent des cannes et des épées.
Cet usage de porter des armes, alors général dans toutes les classes de la société, nous était venu d’Espagne, et indiquait le nivellement qui se préparait. Un auteur satirique de l’époque le tourne en ridicule, et dit avec un grand air de mépris : « Quand le savetier a gagné par son travail du matin de quoi se donner un ognon pour le reste du jour, il prend sa longue épée, sa petite cotille (collet à l’espagnol) et son grand manteau noir, et s’en va sur la place décider des intérêts de l’Etat. »
Si le pont Neuf était de jour une arène commodément ouverte à toutes les entreprises de l’audace ou de la ruse, de nuit son passage, malgré les escouades du guet à cheval et à pied qui parcouraient la ville, devait être encore plus dangereux pour les bourgeois attardés ; pour s’y hasarder, il fallait un coeur bien résolu, ou une bourse bien vide ; il fallait pouvoir dire, comme le poète crotté de Saint-Amant :
Adieu, blonde Samaritaine,
Que sans peur des tireurs de laine,
Pour n’avoir n’argent ni manteau,
En revenant du royal chasteau,
J’ay veu cent fois aux heures sombres... |
Saint-Amant écrivait au commencement du XVIIe siècle, vers 1620 environ ; trente ans plus tard la ville n’était pas plus sûre ; et ces vers connus de Boileau nous donnent une idée peu flatteuse de Paris pendant la nuit :
Sitôt que du soir les ombres pacifiques
D’un double cadenas font fermer les boutiques,
Que retiré chez lui, le paisible marchand
Va revoir ses billets et compter son argent ;
Que dans le Marché-Neuf tout est calme et tranquille,
Les voleurs aussitôt s’emparent de la ville.
Des filous effrontés d’un coup de pistolet,
Ebranlent ma fenêtre et percent mon volet.
J’entends crier partout : Au meurtre, on m’assassine !...
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