Qui a découvert l’Amérique ? C’est Christophe Colomb, tout le monde le sait !... Eh bien ! Qui vous assure que tout le monde ne se trompe pas ? Une légende controversée affirme qu’un cartographe dieppois du nom de Jean Cousin, se serait embarqué en 1488 avec pour second l’Espagnol Vincente Pinzon — lequel, quatre ans plus tard, accompagnera avec ses deux frères Christophe Colomb — du port de Dieppe pour naviguer vers l’ouest à la recherche de nouvelles terres à conquérir, et aurait abordé sur les côtes de l’Amérique méridionale...
D’abord, il y eut les Vikings. Ces hardis pirates scandinaves qui au IXe siècle parurent sur nos côtes et remontèrent nos fleuves à bord de leurs barques à deux voiles, portèrent leurs déprédations non seulement dans tout l’empire de Charlemagne, mais jusqu’en Italie, jusqu’en Sicile, jusque dans le califat de Cordoue. Ils se lançaient à travers les mers sur leurs frêles navires, se riant des vents et des flots... « La force de la tempête, chantaient-ils, aide le bras de nos rameurs ; l’ouragan est à notre service ; il nous jette où nous voulons aller... »
L’ouragan dut même les jeter quelquefois sur des côtes où ils n’espéraient pas aborder. C’est ainsi que des Vikings durent s’égarer jusqu’aux rivages du Groenland, à la même époque où leurs frères semaient la terreur dans nos provinces maritimes. Une tradition scandinave assure qu’en l’an 982, une colonie norvégienne vint s’établir au Groenland. Leif, fils d’Eric Randa, fondateur de celte colonie, se serait embarqué un peu après l’an 1000, et serait parti vers le sud à la découverte. Il aborda, dit la légende, sur une côte où il trouva des hommes avec lesquels il fit le commerce des pelleteries ; et il baptisa ce territoire du nom de Vinland — pays du vin. Quel pouvait être ce point de la côte américaine où la vigne poussait en ce temps lointain ?
La carte de Skálholt (1570) sur laquelle figurent les noms des 4 régions découvertes par les Vikings : Grønland, Helluland, Markland et Vinland |
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Du moins croyait-on, jusqu’au début du XXe siècle, que les Scandinaves n’avaient fait qu’aborder et séjourner sur les côtes sans pénétrer dans l’intérieur des terres ; mais une découverte apporta sur ce point des lumières nouvelles. À Spokane, dans l’État de Washington, au pied même des Montagnes Rocheuses, on découvrit en 1926 une inscription runique qu’un professeur norvégien, Opsjon, put déchiffrer. Ce texte, qui date d’un millier d’années, relaie le débarquement d’une troupe de Vikings, leurs luttes avec les Indiens, et l’ensevelissement dans une grotte toute proche, des corps de plusieurs des leurs tués dans un combat contre les indigènes. Les chroniques islandaises et norvégiennes rapportent que, pendant plusieurs siècles, des colonies originaires de ces deux pays vécurent dans la région qu’elles désignent sous le nom de Vinland.
C’est au XIIe siècle seulement que cessèrent les rapports entre le Vinland et les pays scandinaves. Les communications entre la Norvège et le Groenland s’étaient ralenties. Les Vikings étaient devenus moins entreprenants. Les habitants du Vinland eux-mêmes avaient dû oublier l’Europe, d’où étaient partis leurs ancêtres. À partir de cette époque, il n’est plus une seule fois, dans les annales scandinaves, question du Vinland. L’Europe avait perdu de vue cette route ; et ce fut Cabot qui, à la fin du XVe siècle, plus de quatre cents ans après les premiers explorateurs northmans, Cabot, entraîné par l’exemple de Christophe Colomb, qui remit le premier la navigation sur cette ancienne voie.
Quoiqu’il soit impossible, en l’absence de monuments, de fixer avec exactitude la position du Vinland, les savants estiment en général que ce premier établissement des Européens en Amérique devait se trouver sur la côte du Labrador. Cependant, trois siècles plus tard, des Scandinaves encore, mais des Danois, cette fois, et non plus des Norvégiens, devaient redécouvrir ces mêmes rivages où les aventuriers Vikings avaient abordé.
Christophe Colomb. Gravure (colorisée ultérieurement) de Nicolas de Larmessin (vers 1600) |
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Le docteur Sofus Larsen, directeur de la bibliothèque de l’Université de Copenhague, découvrit au début du XXe siècle des documents du plus haut intérêt sur un voyage d’exploration qu’à la demande du roi de Portugal Alphonse V, le roi de Danemark Christian Ier fit effectuer par deux amiraux danois, Pining et Pothorst, secondés par un habile pilote, Johannes Scolvus. L’idée du roi de Portugal n’était point de découvrir un continent inconnu.
Il s’agissait seulement de rechercher par les mers arctiques un passage pour se rendre à ce qu’on appelait alors « le pays du Poivre », au Cathay, c’est-à-dire à la Chine. Ses flottes, jusqu’alors, perdaient un temps infini à contourner l’Afrique. Pourquoi ne tenterait-on pas de trouver une route plus courte par le Nord. Mais les Scandinaves étaient les maîtres de ces mers nordiques ; l’exploration leur en était familière. Voilà pourquoi le roi de Portugal demanda au souverain danois de se charger de l’exécution de son projet.
L’expédition partit, en 1472, de la côte occidentale de l’Islande. Elle débarqua d’abord à la côte occidentale du Groenland, où elle fut attaquée à plusieurs reprises par les Esquimaux. Elle se rembarqua et, cherchant toujours le passage vers l’Ouest, elle aborda sur la côte américaine, en un point voisin de l’embouchure du Saint-Laurent ; puis elle atteignit aussi le Labrador. Elle n’avait point trouvé le passage qu’elle cherchait pour parvenir en Extrême-Orient par les mers septentrionales ; mais elle avait découvert le continent américain que, vingt ans plus tard seulement, Colomb devait aborder.
Le port de Dieppe, vu du Grand Quai. Gravure de Nicolas-Marie Ozanne (1776) |
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Ce n’est point seulement dans les pays du Nord qu’il faut chercher les précurseurs du grand Génois. Il existe une vieille tradition dieppoise qui assure qu’un navigateur de cette ville aurait, quatre ans avant Colomb, abordé, non plus comme ce dernier, en Amérique centrale, non plus comme les Scandinaves, en Amérique du Nord, mais sur la côte de l’Amérique méridionale, à l’embouchure du fleuve des Amazones.
On sait que les marins dieppois étaient alors parmi les plus aventureux de l’Europe. Dès le XIVe siècle, ils étaient renommés pour leur habileté, leur science de la navigation et la perfection apportée dans la construction de leurs navires. En 1339, quand partit la fameuse flotte qui devait être anéantie à la bataille de l’Écluse, les marins des autres ports ne tarissaient pas d’admiration sur les qualités des bateaux dieppois, sur leur vitesse et sur l’habileté de ceux qui les montaient.
L’année suivante, associée à la corporation des marchands de Rouen, celle des marchands de Dieppe avait frété quatre bâtiments qui, de nouveau, partirent à l’aventure sur la côte occidentale de l’Afrique. Une colonie fut fondée sur la « Côte de l’Or », à laquelle les explorateurs donnèrent le nom de Paris « pour le grand accueil et la douceur avec laquelle les habitants de ce lieu les reçurent », dit un historien de ces campagnes lointaines. Malheureusement, les guerres avec l’Angleterre interrompirent cette ère de conquêtes coloniales. Pendant ce temps, les Portugais s’étaient avancés tout le long de la côte d’Afrique et s’étaient emparés des établissements fondés par les Dieppois. Quand, la guerre finie, ceux-ci s’en revinrent vers la côte de l’Or, ils furent reçus à coups de canon.
Force leur était donc de chercher ailleurs d’autres buts d’exploration, des terres nouvelles dont ils pourraient en paix exploiter les richesses. C’est alors que les armateurs dieppois firent construire un fort navire, capable de tenir longtemps la haute mer et qu’ils en confièrent le commandement à celui que chacun considérait comme le plus hardi, en même temps que le plus savant capitaine de la flotte dieppoise, Jean Cousin. Ce dernier avait-il l’intuition que ces terres nouvelles qu’on l’avait chargé de chercher, il les trouverait non plus en Afrique, mais vers l’Ouest ? La tradition assure qu’un prêtre de la ville qui lui avait donné des leçons de mathématiques, de géographie et d’astronomie, lui avait conseillé de suivre cette voie nouvelle sans se préoccuper de ce qu’avaient fait ses devanciers.
Colomb, le premier inventeur du Nouveau Monde. Allégorie (colorisée ultérieurement) de Theodor de Bry d’après l’œuvre de Stradanus, publiée dans America pars quarta (Tome 4) paru en 1594 |
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Toujours est-il que dès sa sortie du port — c’était au début de l’année 1488 — Cousin, au lieu de longer les côtes, se lança délibérément au large. Saisi et emporté par le grand courant équatorial, il aurait abordé, deux mois plus tard, sur une terre inconnue, à l’embouchure d’un grand fleuve, qui n’était autre que l’Amazone.
Cousin avait, comme second, à bord de son bâtiment, un Espagnol nommé Vincente Pinzon, qui, pendant le voyage, se montra insubordonné, arrogant et excita une révolte dans l’équipage. À son retour à Dieppe, Cousin porta plainte contre Pinzon, qui fut renvoyé du service de la ville par décision des officiers de la commune, exerçant alors la juridiction maritime. Vincente Pinzon, qui se retira en Espagne, sa patrie, n’était autre qu’un de ces trois frères Pinzon, originaires de Palos en Andalousie, qu’on verra quatre ans plus tard accompagner Christophe Colomb dans son voyage.
Dans ses Recherches sur les voyages et découvertes des navigateurs normands en Afrique, dans les Indes Orientales et en Amérique (1832), Louis Estancelin fait à ce sujet une hypothèse intéressante. « Ce Pinzon, dit-il, ne pourrait-il pas être le même que celui qui fut associé à la première expédition de Christophe Colomb, et qui méconnut aussi l’autorité de l’illustre Génois ? » Les trois frères se prénommaient Martin-Alonso, Vincente-Yanez et Francisco-Martin. Vincente-Yanez peut très bien être le Vincente, contremaître de Jean Cousin, la différence de la prononciation expliquant suffisamment la différence de l’orthographe.
Le fait qu’il soit Espagnol n’a rien de que très logique : il y a mille preuves des relations continuelles entre les Dieppois et les Castillans à cette époque. Non seulement on voir le Dieppois Robert de Braquemont, amiral de Castille ; Jean de Bethancourt, souverain des Canaries au nom du roi de Castille ; mais la présence de nombreux marchands espagnols dans la ville de Dieppe durant le XVe siècle est un fait également constaté. On sait même qu’il était d’usage que, sur presque tous les vaisseaux dieppois qui partaient pour un voyage de long cours, on prît à bord soit un Espagnol, soit un Portugais, pour servir d’interprète ou de facteur. Or, comme il partait sans cesse de nouveaux vaisseaux, il fallait que le nombre d’interprètes fût considérable, et, par conséquent, qu’il y eût de fréquents rapports entre les Castillans et les Dieppois.
Colomb part pour son premier voyage de découverte (Palos, 3 août 1492). Gravure (colorisée ultérieurement) publiée dans Nova typis transacta navigatio novi orbis Indiae Occedentalis, par Honorius Philoponus (1621) |
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Lorsqu’on voit que Colomb, après avoir essuyé les dédains de ses compatriotes et les refus de plusieurs souverains, après avoir vainement attendu les secours que lui promettaient Ferdinand et Isabelle, trouve tout à coup chez trois navigateurs de Palos, marins habiles et expérimentés, hommes prudents et réfléchis, non seulement des compagnons dévoués, mais des associés qui lui ouvrent leur bourse et se chargent de presque tous les frais de l’armement ; lorsqu’on ne perd pas de vue que ces trois navigateurs sont précisément les trois frères Pinzon ; que les espérances de Colomb leur semblent si peu chimériques que tous trois veulent s’embarquer avec lui et risquer toute leur fortune dans cette entreprise que tant d’autres appellent insensée ; lorsque plus tard, quand le vaisseau est au milieu de l’Océan, on voit l’un des Pinzon discuter avec Colomb sur le chemin qu’il convient de tenir et insister à chaque instant sur la nécessité de se porter plus au sud que ne le voulait l’amiral, en un mot, agir comme un pilote qui cherche à retourner dans un lieu déjà visité par lui et dont la position lui est connue, tandis que Colomb semble marcher en homme qui n’a fait que rêver ce qu’il cherche ; n’est-on pas tenté de se demander si la tradition dieppoise n’a pas donné le véritable mot de cette énigme, et si l’un des Pinzon ne serait pas cet étranger qui accompagnait Cousin dans son voyage de 1488 ?
En outre, le fils de Colomb, dans la relation qu’il a écrite du premier voyage de son père, ne nie pas que Pinzon fut consulté par lui dans toutes les occasions difficiles. À quel titre l’interrogeait-on ? Comme habile marin ? Non : Colomb n’avait pas besoin de ses leçons ; ce n’était pas à sa science, c’était plutôt à ses souvenirs qu’on semblait adresser des questions. Supposez que Pinzon se souvînt du courant équatorial qui l’aurait entraîné dans un premier voyage, et vous comprendrez pourquoi il demandait à l’amiral de cingler plus au sud ; il voulait retrouver ce courant favorable. « Cette hypothèse, dit Louuis Estancelin, est fondée sur la déclaration de dix témoins qui, dans l’information , affirmèrent que souvent Colomb, dans le cours du voyage, ayant demandé à Alonso s’ils étaient en bonne route, celui-ci, dont en toute circonstance on vante la haute capacité et la grande expérience, lui répondit toujours négativement, et ne cessa de répéter qu’ils devaient cingler vers le sud-ouest pour trouver terre ; ce à quoi Colomb finit par consentir.
« C’est en suivant cet avis, poursuit Estancelin, qu’il arriva à Guanahani... Francisco Garcia Vallejo, l’un des principaux témoins dans l’information , déclare que, se trouvant à douze cents lieues de la terre, l’amiral convoqua, le 6 octobre, les capitaines pour les consulter sur ce qu’il y avait à faire pour calmer le mécontentement qui éclatait à bord. Allons, dit Vincent-Yanez, jusqu’à deux mille lieues, et, si nous ne trouvons pas la terre, alors nous virerons de bord. — Comment ! dit plus résolument Alonso, nous sommes partis hier de Palos, et déjà le courage nous manquerait ! En avant ! Dieu est avec nous ; nous découvrirons bientôt la terre. Dieu nous préserve de nous arrêter à la lâche pensée de revenir honteusement au pays ! On voit dans cette immuable volonté de cingler au sud-ouest, dans cette résolution de persister dans l’entreprise, dans cette assurance de découvrir la terre, plus que l’effet de simples conjectures ; il n’en eût pas été autrement si les Pinzon eussent été sûrs de l’existence des terres. Un tel caractère, une telle conduite, de telles intentions font présumer quelque chose de plus que le dévouement inspiré par la seule confiance ou par des probabilités. »
Première arrivée de Christophe Colomb en Amérique (Guanahani), 12 octobre 1492. Gravure de Theodor de Bry d’après l’œuvre de Stradanus, publiée dans America pars quarta (Tome 4) paru en 1594 |
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Malheureusement, la découverte fortuite de l’Amérique par le Dieppois Cousin ne s’appuie que sur des traditions. Les journaux et les mémoires des anciens voyageurs de Dieppe étaient déposés dans les archives de la ville. Ces archives ont été brûlées lors de l’incendie qui détruisit la ville en 1694, incendie causé par les bombes de la flotte anglaise.
Quoi qu’il en soit, comme la découverte de Cousin n’a pu être que l’effet du hasard et n’a eu aucune conséquence utile, elle ne peut diminuer en rien la gloire de Colomb, qui avait découvert théoriquement des terres nouvelles avant d’y avoir abordé. En effet, s’il n’a pas touché le premier la terre américaine, il en a du moins trouvé la route scientifiquement, en partant du principe alors méconnu, de la sphéricité de la terre.
Que cherchait-il en allant vers l’Occident ?... Était-ce une voie nouvelle pour atteindre aux pays d’Extrême-Orient ?... Beaucoup d’auteurs l’ont prétendu. Mais d’autres assurent que Colomb savait, par les rapports des navigateurs qui avaient déjà exploré l’Atlantique, que vers l’ouest se trouvait une terre qui n’était pas le continent asiatique, une terre que certains appelaient Antilia. Et c’était vers cette terre que le grand navigateur tournait les yeux. C’est à cette terre — aux Antilles — finalement qu’il aborda.
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