Se sentant, dès sa jeunesse, la plus irrésistible vocation pour la marine, il décroche son brevet de capitaine à 21 ans et, après plusieurs voyages, saisit l’opportunité de commander enfin une grande expédition ; mais son périple, dont le point de chute devait être Madagascar, le mena jusqu’en Nouvelle-Zélande, les Maoris de la baie des Îles ne l’en laissant pas repartir
Né à Saint-Malo et baptisé le 22 mai 1724, Marc Marion du Fresne était le dernier des huit enfants de Julien Marion, seigneur du Fresne, armateur, corsaire et négociant, et de sa femme Marie Séraphique, née Le Fer de la Lande. Embarquant pour la première fois en 1735, en tant qu’enseigne sur un navire de la Compagnie des Indes, c’est dix ans plus tard qu’il obtint à 21 ans son brevet de capitaine.
Participant, à bord de l’Invincible, à la guerre de Succession d’Autriche en 1747, il entra ensuite comme second capitaine à la Compagnie des Indes en 1750, nommé capitaine six ans plus tard et participant à la guerre de Sept Ans. Fait chevalier de Saint-Louis en 1761, il conduisit la même année le bâtiment qui transporta le père Alexandre Pingré à l’île Rodrigues, pour l’observation du passage de Vénus sur le disque du soleil.
Marion-Dufresne. Timbre émis le 1er janvier 1992. Dessin de Pierre Béquet (1932-2012) d’après la gravure du XIXe siècle de Charles Meryon |
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Continuellement à la piste des moindres événements, espérant toujours qu’une occasion viendrait en aide à l’accomplissement de ses projets, Marc Marion du Fresne avait longtemps caressé l’espoir de mener une grande expédition. L’occasion se présenta enfin. Dans le cours de son voyage autour du monde, Bougainville avait pris à son bord, pour le conduire en France, un naturel de Tahiti, nommé Aoutourou et qui, après avoir demeuré onze mois à Paris et quoique s’accoutumant parfaitement à nos mœurs, désira cependant revoir les parages éloignés de sa patrie afin, sans doute, de raconter aux hommes de sa tribu les merveilles des nations civilisées. Pierre Poivre, intendant de l’île de France (île Maurice), fut chargé de cette tâche, et Aoutourou partit de la capitale, au mois de mars 1770, pour aller s’embarquer à La Rochelle, sur le navire le Brisson, chargé de le conduire à l’île de France. Une fois là, c’était sur un autre bâtiment qu’il devait achever sa traversée.
Se trouvant précisément sur cette île, Marc Marion du Fresne n’eut pas plus tôt eu connaissance de ce qui se passait, qu’il sollicita de Pierre Poivre et de l’administration coloniale la faveur de transporter l’Indien — à cette époque, on donnait le nom d’Indiens à tous les autochtones des différents pays — dans son île. Son désir était si profond qu’il offrit de supporter lui-même toutes les dépenses de la campagne, à la condition seulement qu’on joindrait une flûte de l’État au bâtiment qu’il commandait et dont il était propriétaire.
Sa proposition fut agréée et il appareilla le 18 octobre 1771. Il avait deux navires sous ses ordres, le Mascarin, qu’il montait avec son lieutenant Julien Crozet, et le Marquis de Castries, commandé par le capitaine Ambroise du Clesmeur. L’expédition toucha d’abord à l’île Bourbon (Réunion), puis à Madagascar le 6 novembre 1771 pour compléter leurs provisions, où l’infortuné Aoutourou mourut de la petite vérole. Mais, quoique par sa mort, le but principal du voyage n’existât plus, le capitaine Marion, zélé pour les progrès nautiques, et animé par l’espoir de faire des découvertes importantes dans l’océan austral, n’en crut pas moins devoir continuer sa campagne.
La Compagnie des Indes, depuis le voyage de Bouvet, avait toujours vivement désiré la découverte de ce continent méridional, dont on ne cessait de s’occuper ; elle imaginait par là s’ouvrir une nouvelle route pour un commerce lucratif. Marion, pour seconder ses vues, voulut donc commencer par la recherche de cette contrée, objet de tant de rêves et de fausses spéculations. On cingla vers le cap de Bonne-Espérance om l’on se ravitailla le 28 décembre 1771, après quoi l’on découvrit le 13 janvier 1772 par 46° de latitude astrale une terre trop embrumée pour savoir si elle était habitée, qui fut nommée Terre de l’Espérance. On découvrit également l’île de la Caverne.
C’est en raison de la brume que l’étrave du Mascarin aborda le Marquis de Castries, qui fut ainsi démâté de son beaupré et de son mât de misaine, avaries majeures qui déterminèrent Marion du Fresne à quitter ces parages pour aller au plus tôt chercher un lieu de relâche. Les 22 et 24 janvier 1772, il découvrit un archipel que Cook appellera quelques années après du nom de Crozet, ainsi que l’île de la Possession, et plus à l’est les îles Froides et l’île Aride. Atteignant la Terre de Van Diemen (aujourd’hui Tasmanie), il mouilla dans la baie Frédéric-Henri le 3 mars 1772, mais n’y trouvant pas le bois nécessaire à la réparation du Castries, il n’y séjourna pas longtemps et gagna la Nouvelle-Zélande, mouillant dans la baie des Îles le 4 mai 1772.
Timbre représentant le Mascarin, navire commandé par Marion-Dufresne lors de son périple vers la Nouvelle-Zélande. Dessin de Pierre Béquet (1932-2012) |
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Le capitaine Crozet, dont le voyage fut rédigé par l’abbé Rochon, livre un récit des événements qui se déroulèrent à l’approche de la baie des Îles. « Lorsque-nous fûmes à deux lieues de distance du cap Bret, nous aperçûmes trois pirogues qui venaient à nous ; il ventait peu, et la mer était belle. Une des pirogues s’approcha de notre vaisseau ; elle contenait neuf hommes. On les engagea par signes à venir à bord ; on leur envoya diverses bagatelles pour les y déterminer. Ils y vinrent avec un peu de difficulté, et parurent, en entrant dans le vaisseau, n’être pas sans crainte. M. Marion les fit entrer dans la chambre du conseil, et leur offrit du pain. Il mangea le premier, et ils en mangèrent aussi. On leur présenta de la liqueur, ils en burent avec répugnance. On les engagea à se dépouiller de leurs pagnes et on leur fit présent de chemises et de caleçons, dont ils parurent se laisser habiller avec plaisir. On leur fit voir différents outils tels que haches, ciseaux et herminettes. Ils se montrèrent extrêmement empressés de les avoir et s’en servirent aussitôt pour nous faire voir qu’ils en connaissaient l’usage. On leur en fit présent ; ils s’en allèrent peu de temps après, très satisfaits de notre réception.
« Dès qu’ils furent un peu éloignés du vaisseau, nous les vîmes quitter leurs chemises et leurs caleçons, pour prendre leurs premiers vêtements et cacher ceux qu’ils avaient reçus de nous. Ils abordèrent ensuite les deux autres pirogues dont les sauvages n’avaient pas osé s’approcher du vaisseau : ils parurent les rassurer et les engager à venir aussi nous voir. Ils vinrent effectivement, et montèrent sur le vaisseau, sans témoigner ni crainte ni défiance, Il y avait parmi eux des femmes ; on leur donna du biscuit et quelques autres bagatelles.
« Le soir, le vent étant augmenté, les pirogues se retirèrent a terre. Cinq ou six de ces sauvages restèrent de leur bonne volonté à bord du vaisseau. On leur fit donner à boire et à manger ; ils soupèrent même avec nous et mangèrent de tous nos mets avec beaucoup d’appétit. Ils ne voulurent boire ni vin ni liqueur. Ils couchèrent dans le vaisseau. On leur arrangea des lits dans la grande chambre ; ils dormirent bien, sans marquer la moindre défiance. Cependant on les surveilla toute la nuit. Parmi ces sauvages était le nommé Takouri, un de leurs chefs dont on aura occasion de parier dans la suite, lequel témoignait beaucoup d’inquiétude toutes les fois que le vaisseau s’éloignait un peu de la côte pour courir des bordées en attendant le bateau que nous avions envoyé le matin à terre.
« Ce bateau revint vers les onze heures du soir. L’officier nous rapporta avoir trouvé une baie dans laquelle il y avait un village considérable et un enfoncement très étendu où il paraissait y avoir un beau port, des terres cultivées, des ruisseaux et des bois. Le 4 mai, nous mouillâmes entre des îles, et nous y restâmes à l’ancre jusqu’au 11 du dit mois, que nous mîmes de nouveau sous voiles pour entrer dans un port plus assuré ; c’est celui que M. Cook avait nomme baie des Îles.
« Le 12 mai, le temps étant fort beau, et les vaisseaux en sûreté, M. Marion envoya établir des tentes sur une île qui était dans l’enceinte du port, où il y avait de l’eau et du bois, et qui présentait une anse très abordable vis-à-vis des vaisseaux ; il y établit un corps de garde, et y fit transporter les malades. Les naturels nomment cette île Motou-Aro.
« À peine fûmes-nous mouillés, qu’il nous vint à bord une quantité de pirogues, qui nous apportèrent du poisson, et nous témoignèrent l’avoir péché exprès pour nous. Nous ne savions quel langage parler à ces sauvages. J’imaginai par hasard de prendre le vocabulaire de l’île de Tahiti, que nous avait remis l’intendant de l’île de France. Je lus quelques mots de ce vocabulaire, et je vis avec la plus grande surprise que les sauvages m’entendaient parfaitement. Je reconnus bientôt que la langue du pays où nous étions était absolument la même que celle de l’île de Tahiti, éloignée de plus de six cents lieues de la Nouvelle-Zélande. À l’approche de la nuit, les pirogues se retirèrent, et nous laissèrent à bord huit ou dix sauvages, qui passèrent la nuit avec nous, comme si nous étions leurs camarades et que nous fussions connus d’eux de tout temps.
Timbre commémorant le bicentenaire de la découverte le 24 janvier 1772 des îles Crozet, lors de l’expédition du Mascarin et du Marquis de Castries. Dessin de Pierre Béquet (1932-2012) |
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« Le lendemain, le temps étant très beau, il nous vint beaucoup de pirogues remplies de sauvages, qui nous amenaient leurs enfants et leurs filles ; ils vinrent sans armes et avec la plus grande confiance. En arrivant dans le vaisseau, ils commençaient par crier taro ; c’est le nom qu’ils donnent au biscuit de mer. On leur en donnait à tous de petits morceaux, et avec une certaine économie ; car ils étaient grands mangeurs, et en si grand nombre, que, si on leur en eût donné suivant leur appétit, ils eussent bientôt achevé nos provisions. Ils nous apportaient du poisson en très grande quantité, et nous le donnaient en troc de quelques verroteries et de morceaux de fer.
« Dans ces premiers jours, ils se contentaient de vieux clous de deux à trois pouces ; par la suite, ils devinrent plus difficiles, et demandaient, en échange de leurs poissons, des clous de quatre ou cinq pouces : leur objet, en demandant ces clous, était d’en faire de petits ciseaux pour travailler le bois. Dès qu’ils avaient obtenu un petit morceau de fer, ils allaient aussitôt le porter à quelque matelot, et l’engageaient par signes à le leur aiguiser sur la meule ; ils avaient toujours soin de ménager quelques poissons pour payer à ce matelot le service qu’il leur rendait.
« Les deux vaisseaux étaient pleins de ces sauvages ; ils avaient un air fort doux et même caressant. Peu à peu, ils connurent tous les officiers des vaisseaux, et les appelaient par leurs noms. Nous faisions entrer dans la chambre du conseil seulement les chefs, les femmes et les filles. Les femmes étaient distinguées par des plumes d’aigrette, ou d’autres oiseaux aquatiques, plantées dans leurs cheveux, au sommet de la tête.
« Les femmes mariées se reconnaissaient à une espèce de tresse de jonc qui leur liait les cheveux au sommet de la tête. Les filles n’avaient point cette marque distinctive ; leurs cheveux tombaient naturellement sur le cou, sans aucune tresse pour les attacher. C’étaient les sauvages eux-mêmes qui nous avaient fait connaître cette distinction en nous faisant entendre par signes qu’il ne fallait pas toucher aux femmes mariées, mais que nous pouvions en toute liberté nous adresser aux filles. Il n’était pas possible, en effet, d’en trouver de plus faciles.
« Dès que nous eûmes connaissance de ces distinctions, on en fit passer l’avis dans les deux vaisseaux, afin que chacun fût circonspect à t’égard des femmes mariées, pour conserver la bonne intelligence avec des sauvages qui nous paraissaient si aimables, et ne pas les indisposer contre nous. La facilité d’avoir des filles fit que nous n’eûmes jamais le moindre reproche de la part des sauvages, au sujet de leurs femmes, pendant tout le temps que nous vécûmes avec ces peuples.
« Lorsque nous eûmes bien fait connaissance avec eux, ils nous invitèrent à descendre à terre, et à venir les visiter dans leurs villages. Nous nous rendîmes à leur invitation. Je m’embarquai, avec M. Marion, dans notre chaloupe bien armée, avec un détachement de soldats. Nous parcourûmes d’abord une partie de la baie, où nous comptâmes vingt villages, composés d’un nombre suffisant de maisons pour loger quatre cents personnes. Les plus petits pouvaient en contenir deux cents.
« Nous abordâmes à plusieurs de ces villages. Dès que nous mettions pied à terre, les sauvages venaient au-devant de nous sans armes, avec leurs femmes et leurs enfants. Nous nous fîmes des amitiés réciproques ; nous leur offrîmes de petits présents, auxquels ils parurent très sensibles. Des chefs de quelques-uns de ces villages nous firent des instances très pressantes pour nous engager à monter avec eux. Nous les suivîmes.
« Peu de jours après notre arrivée dans la baie des Îles, M. Marion fit diverses courses le long des côtes, et même dans l’intérieur du pays, pour chercher des arbres propres à faire des mâts pour le vaisseau le Castries. Les sauvages l’accompagnaient partout. Le 23 mai, M. Marion trouva une forêt de cèdres magnifiques, à deux lieues dans l’intérieur des terres, et à portée d’une baie éloignée d’environ une lieue et demie de nos vaisseaux. Là on forma un établissement dans lequel furent placés les deux tiers des équipages, avec les haches, les outils, et tous les appareils nécessaires pour abattre les arbres et faire les mâts, et pour aplanir les chemins sur trois petites montagnes et un marais qu’il fallait traverser pour amener les mâts au bord de la mer.
Carte maximum en hommage à Marion-Dufresne portant le timbre émis le 1er janvier 1992 et l’oblitération premier jour |
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« Les Français avaient trois postes à terre : l’un sur l’île Motou-Aro, au milieu du port, où étaient les malades sous des tentes, notre forge où l’on forgeait les cercles de fer destinés à la nouvelle mâture du vaisseau le Castries, et toutes les futailles vides, avec les tonneliers pour faire leur eau. Ce poste était gardé par dix hommes, avec un officier et les chirurgiens destinés au service des malades. Un second poste était sur la grande terre, au bord de la mer, à une lieue et demie des vaisseaux ; il servait d’entrepôt et de point de communication avec le troisième poste, qui consistait en un atelier de charpentiers établi a deux lieues plus loin, dans le milieu des bois. Ces deux derniers postes étaient également commandés par des officiers ayant sous eux des hommes armés pour la garde des effets. »
Crozet explique qu’en dépit des témoignages d’affection et de bonté, « les Français se tinrent longtemps sur leurs gardes ; leurs bateaux n’allaient jamais à terre que bien armés, et on ne permettait pas aux indigènes d’aborder les vaisseaux avec leurs armes ; enfin, la confiance s’établit au point que Marion ordonna de désarmer les chaloupes et les canots lorsqu’ils iraient à terre. » Hostile à cette idée, Crozet voulait faire rétracter cet ordre, car il n’oubliait pas qu’un siècle plus tôt Tasman avait nommé baie des Meurtriers celle où il l’expédition de Marion du Fresne se trouvait actuellement.
En effet, en 1642, le Hollandais Tasman, qui reconnut le premier les côtes de la Nouvelle-Zélande, avait rencontré tout d’abord l’hostilité des naturelle de cette grande île. Il naviguait alors avec un autre bâtiment hollandais. Les deux navires furent l’objet de la surveillance des insulaires qui, dans leurs doubles pirogues, étudiaient de très près leurs mouvements avec de mauvaises intentions, comme on s’en aperçut vite : un canot monté par un quartier maître et six matelots, se détachant d’un des navires pour porter des ordres à l’autre, les pirogues des sauvages coururent dessus avec une telle impétuosité que, sous le choc, le canot hollandais se remplit d’eau et faillit chavirer.
Les insulaires attaquèrent aussitôt. « Le premier de ces traîtres, raconte Tasman dans son livre de bord, armé d’une pique grossièrement aiguisée, donna au quartier maître Cornélius Joppe un coup violent dans la gorge, qui le fit tomber dans la mer. Alors les autres naturels attaquèrent le reste de l’équipage du canot avec leurs pagaies et de courtes et épaisses massues. Dans cet engagement, trois de nos hommes furent tués, un quatrième blessé à mort. Le quartier maître et deux matelots se mirent à nager vers notre navire, et nous envoyâmes un canot qui ut les recueillir. »
Le navigateur hollandais, constatant l’impossibilité de se procurer de l’eau et des vivres chez les Maori qui avaient répondu par le meurtre aux avances amicales qu’on leur avait adressées de loin, fit appareiller ses navires. Quand on fut sous voiles, vingt-deux pirogues des insulaires partirent de terre et s’avancèrent vers les vaisseaux, avec le désir sans doute de ne pas laisser échapper une si belle proie. Mais on les tint à distance par quelque coups de canon chargé à mitraille.
Quelques années avant Marion du Fresne, l’explorateur Jean-François de Surville avait également atteint cette baie, lorsque le capitaine Cook y passa tandis qu’il côtoyait la Nouvelle-Zélande sans se douter de la présence du capitaine français. C’était en décembre 1769. Surville éprouva une tempête qui lui fit perdre ses ancres et dont il est fait mention dans le Journal de Cook, et son vaisseau courut de grands dangers. Mais cet habile marin savait, dans ces grandes circonstances, déployer, avec un sang-froid imperturbable, toutes les ressources de son art. Aussi avait-il la confiance de son équipage à tel point qu’il n’était pas intimidé à la vue des plus imminents dangers.
Au commencement de la tempête, la chaloupe où étaient les malades tenta inutilement de gagner le vaisseau. Elle ne put pas même revenir au village ; elle fut jetée dans une anse qu’on nomma, pour cette cause, anse du Refuge. Elle fut obligée d’y rester tout le temps de la durée du coup de vent ; Nagui-Nouï, chef de ce village, accueillit et reçut les malades dans sa maison. Il leur prodigua tous les rafraîchissements qu’il fut en son pouvoir de leur procurer, sans vouloir accepter aucun salaire de ses soins généreux.
Mort de Marc-Joseph Marion Dufresne dans la baie des Îles. Gravure de Charles Meryon (1821-1868) |
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Ce ne fut que le 29 décembre que la chaloupe put se rendre à bord ; la tempête avait fait perdre à Surville le canot qui était amarré derrière le vaisseau ; il le vit échoué sur le rivage de l’anse du Refuge. Ce célèbre marin l’envoya chercher ; mais les indigènes, plus alertes, s’en emparèrent, et le cachèrent si bien, que toutes les perquisitions furent inutiles ; on soupçonna qu’ils avaient coulé ce canot dans une petite rivière que l’on remonta et que l’on descendit à diverses reprises.
Surville, irrité de la perte de son canot, fit signe à quelques insulaires qui étaient auprès de leurs pirogues de s’approcher. Un d’entre eux accourut ; il fut arrêté et conduit à bord ; les autres, moins confiants, prirent la fuite. On poursuivit cette hostilité en s’emparant d’une pirogue, et en brûlant toutes celles qui étaient sur le rivage. On incendia tout te village ;et, après avoir ainsi porté l’effroi et la désolation dans ces contrées, Surville quitta la Nouvelle-Zélande.
L’expédition du capitaine Marion jouissait donc d’un accueil particulièrement favorable, malgré les deux épisodes que nous venons de narrer, et il y avait trente-trois jours que l’équipage séjournait dans la baie des Îles, lorsque, conte Crozet, « le 12 juin [1772], à deux heures de l’après midi le commandant Marion descendit à terre dans son canot armé de douze hommes, emmenant avec lui deux jeunes officiers, MM. de Vaudricourt et Lehoux, un volontaire et le capitaine d’armes du vaisseau. Le nommé Takouri, chef du plus grand village, un autre chef, et cinq ou six sauvages qui étaient sur le vaisseau, accompagnèrent M. Marion, dont le projet était d’aller manger des huîtres, et de donner un coup de filet au pied du village de Tahouri.
« Le soir, M. Marion ne vint point, comme à son ordinaire, coucher à bord du vaisseau. On ne vit revenir personne du canot, mais on n’en fut pas inquiet ; la confiance dans l’hospitalité des sauvages était si bien établie parmi nous, qu’on ne se défiait plus d’eux. On crut seulement que M. Marion et sa suite avaient couché à terre dans une de nos cabanes, pour être plus à portée le lendemain de voir les travaux de l’atelier, qui était à deux lieues dans l’intérieur du pays, occupé la mâture du vaisseau le Castries. Cette mâture était fort avancée, et une partie des matériaux se trouvait transportée déjà assez près du rivage. Les sauvages nous aidaient tous les jours à ces transports très-fatigants.
« Le lendemain 13 juin, à cinq heures du matin, le vaisseau le Castries envoya sa chaloupe faire de l’eau et du bois pour la consommation journalière, suivant l’usage établi entre les deux bâtiments, qui envoyaient ainsi alternativement tous les jours pour les provisions communes. À neuf heures, on aperçut à la mer un homme qui nageait vers les vaisseaux : on lui envoya aussitôt un bateau pour le secourir et l’amener à bord. Cet homme était un chaloupier, qui s’était seul sauvé du massacre de tous ses camarades, assommés par les sauvages. Il avait deux coups de tance dans le côté, et se trouvait fort maltraité.
Il raconta que, lorsque la chaloupe avait abordé la terre, sur les sept heures du matin, les sauvages s’étaient présentés au rivage, sans armes, avec leurs démonstrations ordinaires d’amitié ; qu’ils avaient, suivant leur coutume, porté sur leurs épaules, de la chaloupe au rivage, les matelots qui craignaient de se mouiller ; qu’ils s’étaient montrés enfin, comme à l’ordinaire, bons camarades ; mais que les matelots s’étant séparés les uns des autres pour ramasser chacun leur paquet de bois, alors les sauvages, armés de casse-tête, de massues et de lances, s’étaient jetés avec fureur, par troupes de huit ou dix, sur chaque matelot, et Ies avaient massacrés ; que lui, n’ayant affaire qu’à deux ou trois sauvages, s’était d’abord défendu, et avait reçu deux coups de lance mais que, voyant venir à lui d’autres sauvages, et se voyant plus près du bord de la mer, il s’était enfui et caché dans les broussailles, et que de là il avait vu tuer ses camarades ; que les sauvages, après les avoir tués, les avaient dépouillés, leur avaient ouvert le ventre, et commençaient à les hacher en morceaux, lorsqu’il avait pris le parti de gagner un des vaisseaux à la nage.
Mort de Marc-Joseph Marion Dufresne dans la baie des Îles. Détail de la gravure de Charles Meryon (1821-1868) |
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« Après un rapport aussi affreux, poursuit Crozet, on ne douta plus que M. Marion et les seize hommes du canot, dont on n’avait aucune nouvelle, n’eussent éprouvé la même fin que les hommes de la chaloupe. Les officiers qui restaient à bord des deux vaisseaux s’assemblèrent pour aviser aux moyens de sauver les trois postes que nous avions à terre. On expédia aussitôt la chaloupe du Mascarin, bien armée, avec un officier et un détachement de soldats commandé par un sergent. L’officier avait ordre d’examiner le long de la côte s’il ne découvrirait pas le canot de M. Marion et la chaloupe ; mais il lui était surtout commandé d’avertir tous les postes, et d’aller d’abord au débarquement le plus voisin de l’atelier des mâts, pour porter promptement à ce poste, le premier et le plus important, l’avis de ce qui venait de se passer.
« L’officier découvrit, en passant, la chaloupe du Castries et le canot de M. Marion, échoués ensemble dans le village de Takouri, et entourés de sauvages armés de haches, sabres et fusils, qu’ils avaient pris dans les deux bateaux après avoir égorgé nos gens. L’officier, pour ne rien compromettre, ne s’arrêta point en cet endroit, où il aurait pu facilement dissiper les sauvages et reprendre les embarcations. Il craignait de ne pas arriver à temps au poste de la mâture. Il se conforma donc à l’ordre qu’il avait reçu d’y porter promptement secours, avec l’avis des événements tragiques de la veille et du matin.
« Je me trouvais heureusement au poste ; j’y avais passé la nuit, et, sans rien savoir du massacre de M. Marion, j’y avais fait bonne garde. J’étais sur une petite montagne, occupé à diriger le transport de nos mâts, lorsque, vers les deux heures de l’après-midi, je vis paraître un détachement marchant en bon ordre avec des fusils armés de baïonnettes, que je reconnus de loin, à leur éclat, pour n’être pas les armes ordinaires du vaisseau.
« Je compris aussitôt que ce détachement venait m’annoncer quelque événement fâcheux. Pour ne point effrayer nos gens, dès que le sergent, qui marchait à la tête, fut à la portée de ma voix, je lui criai d’arrêter, et je m’approchai pour apprendre seul ce dont il pourrait être question. Lorsque j’eus entendu ce rapport, je défendis au détachement de parler, et je me rendis avec lui au poste. Je fis aussitôt cesser les travaux, rassembler les outils et les armes ; je fis charger les fusils, et partager entre les matelots tout ce qu’ils pouvaient emporter. Je fis faire un trou dans une de nos baraques pour enterrer le reste ; je fis ensuite abattre la baraque, et donnai l’ordre d’y mettre le feu, pour cacher sous les cendres le peu d’outils et d’ustensiles que j’avais fait enterrer, faute de pouvoir les emporter.
En gardant le silence sur le massacre, le capitaine agissait avec prudence. Les hommes avaient besoin de tout leur sang-froid pour se défendre s’il en était besoin : Crozet se voyait entouré de tous côtés par les naturels, qui se rassemblaient par troupes sur les hauteurs environnantes. Enfin la petite troupe de soixante hommes, bien armés, se mit en marche, Crozet formant l’arrière-garde, et traversant de nombreux groupes de sauvages. Quelques chefs, en les voyant passer, leur criaient comme une menace du sort qui les attendait : Takouri maté Marion, Takouri a tué Marion.
Deux lieues se firent ainsi jusqu’au bord de la mer où les chaloupes attendaient ; les Maoris marchaient toujours sur les flancs de la colonne, de plus en plus hardis et menaçants, ne cessant de répéter que Marion avait été tué et mangé. Quelques marins, ayant fini par comprendre que leur commandant était tombé victime d’une trahison, voulaient combattre et tirer une vengeance immédiate, et ce ne fut qu’à grand’peine que Crozet parvint à les maintenir, sachant très bien que le premier coup de feu donnerait le signal d’un massacre général : jamais alors aucun des hommes des deux vaisseaux n’eût rapporté la nouvelle de la mort de ses compagnons. D’ailleurs, il fallait songer au troisième poste — celui des malades —, à mettre en sûreté.
Plaque du monument élevé à Bay of Islands à la mémoire de Marc Marion du Fresne |
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Cependant, comme les marins arrivaient à la chaloupe, les Maoris les serrèrent de plus près ; Crozet donna l’ordre aux matelots chargés d’outils de s’embarquer les premiers ; puis plantant un piquet à terre à dix pas de lui et s’adressant au chef, il lui dit : « Si un seul des tiens dépasse ce piquet, je le tue avec ma carabine. » Le chef répéta à ceux qui l’entouraient les paroles du capitaine, et aussitôt les insulaires s’assirent à terre. Mais quand le dernier homme eut embarqué, ils se levèrent d’un seul mouvement, en poussant leur cri de guerre, lancèrent des javelots et des pierres, et pour assouvir leur haine brûlèrent les cabanes qui étaient sur le rivage.
Dès que le capitaine Crozet arriva à bord du Mascarin, il expédia la chaloupe pour aller dégager le poste des malades. Ils furent heureusement ramenés sur les vaisseaux à onze heures de la nuit. Autour du poste, les naturels hurlaient et criaient ; mais ils n’osèrent rien entreprendre. Cependant le vaisseau le Castries n’avait ni beaupré, ni mât de misaine. On fit des mâts avec un assemblage de petites pièces de bois recueillies dans les deux vaisseaux. D’autre part, on manquait d’eau et de bois pour continuer le voyage. L’île Motou-Aro, placée au milieu de la baie, à portée des deux vaisseaux, offrait du bois à discrétion et de l’eau douce ; mais sur l’île il y avait un village qu’il fallait observer. En envoyant un détachement dans l’île Motou-Aro, le capitaine Crozet ordonna de faire feu au premier signe d’hostilité.
Heureux de pouvoir enfin venger la mort de leurs officiers et de tant de braves compagnons, les marins n’y manquèrent pas. Dès qu’ils se virent menacés, ils entamèrent une fusillade qui jeta bas six chefs et nombre d’insulaires. Les guerriers, dirigeant leur fuite vers leurs pirogues, furent poursuivis la baïonnette dans les reins ; plus de cinquante furent tués ou culbutés dans la mer. On enterra les autochtones tués dans le combat, en leur laissant à tous une main hors de terre, pour bien faire voir que les Français ne mangent point leurs ennemis.
Il fallait, pour appareiller, sept cents barriques d’eau et soixante-dix cordes de bois à feu, à partager entre les deux bâtiments, Pour les réunir, cela demanda un mois : tous les jours la chaloupe était envoyée dans l’île, les travailleurs escortés de marins armés. Avant de quitter la Nouvelle-Zélande, les officiers du Mascarin et du Castries envoyèrent en expédition un fort détachement afin d’avoir quelque renseignement sur le sort du capitaine Marion et de ses compagnons. L’officier qui commandait fit des perquisitions minutieuses, d’abord à l’endroit où l’on avait vu les deux chaloupes échouées, puis au village de Takouri, où l’on fouilla toutes les cases vides.
Les sauvages s’étaient retirés ; on vit de loin Takouri, portant sur ses épaules le manteau écarlate et bleu de l’infortuné Marion. Dans ce village abandonné, il ne restait que quelques vieux Maoris assis tranquillement devant leurs huttes. Dans la demeure de Takouri, on trouva le crâne d’un homme qui avait été cuit depuis peu de jours ; on y voyait encore quelques parties charnues, et même les marques des dents des cannibales ; on découvrit aussi un morceau de cuisse, passé à une broche de bois.
On réunit quelques pièces de vêtements et des armes provenant des marins massacrés, et une fois en possession de ces preuves, aucun doute ne pouvant plus d’ailleurs subsister sur le sort du commandant Marion du Fresne et des hommes de sa suite, on mit le feu à deux villages. Le 14 juillet 1772, les vaisseaux le Castries et le Mascarin, commandés par Du Clesmeur et Crozet, quittèrent enfin la Nouvelle-Zélande pour continuer leur voyage dans les mers du Sud.
L’année suivante, l’illustre Cook, qui dans un premier voyage avait dû tenir en respect les Néo-Zélandais en les menaçant de ses canons, revint encore reconnaître le littoral de la plus grande île de la Polynésie. Dans ce second voyage, un des canots du vaisseau l’Adventure, commandé par Furneaux, compagnon de Cook, fut enlevé par les Maoris, qui massacrèrent et mangèrent les marins qui le montaient.
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