Fuir l’agitation du monde, s’isoler et refuser tout contact, par allusion aux savants travaillant dans le secret de leur cabinet sur des sujets présentant souvent un intérêt marginal
La recherche d’une solitude studieuse a conduit d’innombrables écrivains et artistes, au cours des siècles, à imiter l’isolement de Démocrite. Une suite apparemment sans fin de tours bâties de pierres et de mortier s’étire au travers du paysage littéraire, de celle de Rabelais à Ligugé à celles d’Hölderlin à Tübingen, de Leopardi à Recanati, de C. G. Jung à Bollingen.
Plus que toute autre, sans doute, la tour où Montaigne avait choisi d’installer son cabinet de travail est devenue emblématique des refuges de ce type. Le père de Montaigne avait transformé la tour de trois étages, dépendance du château familiale dans la région de Bordeaux, d’ouvrage défensif en lieu de vie. Le rez-de-chaussée était devenu une chapelle, au-dessus de laquelle Montaigne installa une chambre à coucher où il pouvait se retirer après avoir lu dans sa « librairie », qui occupait l’étage supérieur, tandis qu’une grosse cloche sonnait les heures dans le grenier de la tour.
Gravure illustrant le psaume 119-5 du livre des Psaumes (Qu’il te plaise, ô Dieu ! que mes voies soient bien dressées, pour garder tes statuts), extraite du Livre II (Desideria animae sanctae) de Pia desideria. Emblematis, elegiis et affectibus SS. Patrum illustrata par Hermann Hugo (1588-1629) paru en 1624 (gravure colorisée ultérieurement par John Hubbard) |
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La bibliothèque était la pièce préférée de Montaigne, avec son millier — et plus — de livres rangés sur cinq étagères courbes adossées au mur circulaire. De ses fenêtres, il voyait, nous dit-il, « mon jardin, ma basse-cour, ma cour et dans la plupart des membres de ma maison. Là je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues ; tantôt je rêve, tantôt j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici ». Le caractère privé était essentiel. « C’est là mon siège. J’essaie à m’en rendre la domination pure et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale et filiale et civile. Misérable, à mon gré, qui n’a chez soi où être à soi, où se faire particulièrement la cour, où se cacher. »
Aujourd’hui encore, l’image de la tour d’ivoire reste parfois connotée par l’idée qu’elle ne permet à l’intellectuel de se retirer du monde que pour mieux l’assumer. En 1966, le romancier et auteur de théâtre Peter Handke fit à Princeton une conférence intitulée J’habite une tour d’ivoire, dans laquelle il opposait sa propre écriture à la littérature allemande qui le précédait. « Une certaine conception de la littérature use d’une jolie expression pour désigner ceux qui refusent de continuer à raconter des histoires, tout en recherchant de nouvelles méthodes pour décrire le monde, dit-il. On dit qu’ils vivent dans une tour d’ivoire, et on les qualifie de formalistes et d’esthètes. »
Certaines métaphores naissent lentement. Même si l’image qu’elles proposent fait depuis longtemps partie de l’imaginaire d’une société sous la forme d’une figure allégorique ou symbolique, sa transformation en métaphore, la véritable expression verbale de l’image peut n’advenir que beaucoup plus tard. Le lecteur vu comme un excentrique retiré des affaires ordinaires de la société, distant et dédaigneux, insoucieux de ses concitoyens et intéressé seulement par le monde des livres, est l’objet de moqueries dans les satires grecques et romaines et réapparaît à toutes les époques.
Mais ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on adopta l’expression « tour d’ivoire » pour caractériser le sanctuaire intellectuel du lecteur comme le lieu d’une fuite et d’un retrait du monde. Et si l’on dit couramment « s’enfermer dans sa tour d’ivoire », surtout en parlant des artistes et des poètes, ce qui signifie se retirer loin des bruits du monde, dans un séjour idéal, au fond d’un abri mystérieux sculpté dans une matière rare, pour y savourer en paix les exquises douceurs de la rêverie et de l’étude, cette expression fut appliquée, pour la première fois, et sans connotation péjorative, par l’écrivain et critique littéraire Charles Augustin Sainte-Beuve (1804-1869), pour opposer la poésie abstraite d’Alfred de Vigny dont le goût pour la retraite est resté légendaire, à l’œuvre plus engagée politiquement de Victor Hugo, imaginant la tour d’ivoire comme un studieux sanctuaire, un endroit où l’intellectuel pourrait travailler dans le calme et de manière efficace.
Dans une pièce de vers adressé à Villemain vers 1837 (Pensées d’août), dressant le bilan de la poésie française pendant les années précédentes, écrivait :
La poésie en France allait dans la fadeur, Dans la description sans vie et sans grandeur, Comme un ruisseau chargé dont les ondes avares Expirent en cristaux sous des grottes bizarres, Quand soudain se rouvrit avec limpidité Le rocher dans veine. André ressuscité Parut : Hybla rendait à ce fils des abeilles Le miel frais, dont la cire éclaira tant de veilles. Aux pieds du vieil Homère il chantait à plaisir, Montrant l’autre horizon, l’Atlantide à saisir. Des rivaux, sans l’entendre, y couraient pleins de flamme ; Lamartine ignorant, qui ne sait que son âme, Hugo puissant et fort, Vigny soigneux et fin, D’un destin inégal, mais aucun d’eux en vain, Tentaient le grand succès et disputaient l’empire. Lamartine régna ; chantre ailé qui soupire, Il planait sans effort. Hugo, dur partisan, Comme chez Dante on voit, Florentin ou Pisan, Un baron féodal, combattit sous l’armure, Et tint haut sa bannière au milieu du murmure : Il la maintient encore ; et Vigny, plus secret, Comme en sa tour d’ivoire, avant midi, rentrait. |
Annonciation de la chasse à la Licorne. Enluminure extraite d’un livre d’heures néerlandais (The Morgan Library, MS G.5) paru vers 1500 au sein de laquelle on peut observer une tour d’ivoire associée symboliquement à la Vierge Marie |
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L’image de Sainte-Beuve associait les notions de protection contre le monde extérieur et de beauté intellectuelle qui, idéalement, composent le domaine réactif et sensuel du lecteur. Mais, bientôt, on commença à utiliser l’image de la tour servant de retraite à l’intellectuel studieux pour décrire non plus son refuge mais le lieu où il se dissimule, la cellule au sein de laquelle il échappe aux obligations du monde. Dans l’imagination du public, la tour d’ivoire devint un asile choisi en opposition à la vie, en bas, dans les rues, et l’intellectuel installé là fut considéré comme un snob, un faible, un tire-au-flanc, un misanthrope, un ennemi du peuple.
« Tour d’ivoire » (Turris eburnea) est aussi, mais avec un sens très différent, une image fort ancienne qui appartient à la phraséologie liturgique. C’est une des formules de vénération employées dans les litanies de la Vierge, en souvenir de ce verset du Cantique des cantiques : « Votre cou est comme une tour d’ivoire. »
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