Les lippées et ripailles illustres de Grandgousier et de Gargantua, décrites par messire Alcofribas, dit Rabelais, en son livre mirifique, peuvent seules donner une idée de la largesse et de la somptuosité des anciens festins flamands, gueuletons auprès desquels nos galas d’aujourd’hui ne sont que dînettes d’enfants
Ôter le verre à un Flamand, atteste certain chroniqueur, « c’est retrancher les racines à un arbre par où il tire la vie avec l’humeur », et il ajoute qu’il était autrefois de principe d’éducation, en Flandre, de sevrer au plus tôt l’enfant du sein des nourrices et de lui attacher au col un biberon, fait en forme de mamelle, gourde pleine de bière, que l’on donnait à téter au mioche, afin de lui faire perdre plus doucement le goût du lait et l’accoutumer de bonne heure à humer le piot. Élevés à pareil régime, les Flamands arrivaient à l’âge d’homme, le tempérament formé aux grandes beuveries. Le calibre des vidrecomes ne leur faisait pas peur, et leur aphorisme était : boire frais et manger chaud !
Y avait-il festivités ou réjouissances, noces, réunions de confréries ou d’échevinages, entrées triomphales de personnages ? Jamais les bons Flamands ne perdaient occasion de festoyer. Si même, l’heureuse occasion ne se présentait pas, ils savaient la créer au besoin. Et l’on vit, en ce temps-là, des soupers « moult grands, plantureux et bien estoffés de toutes choses » ; les tables abondaient de rôts succulents et de poissons monstrueux tels qu’aloses, strubbes, turbot, saumon, etc. C’étaient des menus, comme on disait du temps de Brantôme, « à f... partout : cabillaux au blancq beurre, rayes frites, brochets aux frais harengs, playes boulies, primesels de tons pesant 15 livres la moindre, tripettes frites, trotignons, chapons rôtis, pigeons farcis, pulrée de saulcisses, ratons verts, langues enfumées, poulets à la laitue, fraizes de veau, pastel de venoison, gibelotte d’oisons, rotys frisés, desserts variés, grands dorés, fourés, wattelets, gohières, amplemeures de groseilles, le tout arrosé de bière et de cervoise, de vins de Bayonne, d’Orléans ou du Poitou, d’hypocras et de vin du Rhin blanc, moust et clairet. »
Le Repas de noce. Peinture de Pieter Brueghel l’Ancien (1568) |
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On employait, à ce qu’il paraît, pour les tartes, les fromages de Hames, de Neu, d’Houplines, de Saint-Venant, et autres fromages mols. Les condiments et épices pour les mets de hauts goûts étaient vendus dans les officines d’apothicaires, où on débitait à cher denier gingembre de Venise, grains de paradis, coings de muscade, feuilles de macis, clous de girofles, cannelle courte, saffren d’Angleterre.
L’histoire, avouons-le, a d’étranges oublis ; n’est-il pas regrettable que les noms de gastronomes et cordons bleus, auteurs de tant de bonnes chères, ne soient pas arrivés jusqu’à nous ? Ils pourraient trôner, célèbres, à côté de ceux des Brillat-Savarin et des baron Brice ; Mais, heureusement, tout n’est pas perdu pour la postérité, car on trouve en nos bibliothèques d’antiques et précieux traités de maîtres sur l’avant-goût du vin, sur l’art d’habiller de trancher les viandes et de plier !es serviettes.
La cuisine, en Flandre, était le sanctuaire, l’endroit sacré où, au milieu des resplendissements des ferblanteries et des cuivres, parmi les chaudrons, les bouilloires et les grils, se célébraient les divins et occultes mystères. On citait jadis (soit dit entre parenthèses) un foyer de cuisine, au cloître de Saint-Bavon, qui brûlait, ardait, consommait combustibles, entrailles de poissons et autres déchets, sans jamais laisser trace de cendres. Nous ne parlerons pas ici des cuisines, ni des réfectoires des palais abbatiaux, ni de leurs tables, ni de leurs agapes ; il est pourtant certains repas, dont le souvenir évoqué ferait venir l’eau à la bouche d’un moribond ; il y avait des galantines d’abbés où l’on faisait entrer jusqu’à dix-sept grosses d’anguilles (c’est-à-dire 1 200 environ) à neuf sous pièce ; il y avait, aussi, outre les quotidiennes consommations de chapons gras, des pâtés de semaine sainte assaulsés d’eau-de-vie à s’en manger les dix doigts.
Au XVIe siècle, en 1560, il y eut à Lille un repas de noces, vraiment digne des pantagruéliques noces de Gamache. Ledit banquet était composé de deux assiettes ou services et d’une issue ou dessert, formant en tout 54 plats. La chronique nous en a précieusement conservé le menu qu’il est intéressant de rééditer pour la satisfaction des gourmets modernes :
1re assiette. — Plusieurs salades, pieds de porcq à la froide sauze, poulet rôty au blancq manger, pastez de caille à la crocisine, cabry rôty et fris, bouillys lardé de veau, potage de venoyson, poulet boully à l’espinars, genitoires de mouton fris, josnes cygnes rôtys à la dobbe chaude, perdrix rôtys, fricandeaux rôtys, cailles rôtys à la dobbe, leuward (levraut) rôty, lapins de garenne, capres et olives, radis, oranges, moutarde sucrée.
2e assiette. — Pastez de sanglier, pastez de héron, pastez de faisan, langues enfumées, blancq mangier d’Espagne, pastez de coq d’Inde, pastez de croussets, hure de sanglier, pastez de venoyson, gigot de mouton à la dobbe froide, pastez de lapin, saulce d’Italie, jambon de Mayence, citrons en salade, volaille à la gelée, gaulne et amandes.
Issue. — Tarte de cerises, tartes de craismes, tartes de nouvelles pommes, petits dorés, fritures d’Allemagne, amplumus, artichaux estuvés, febves pellées et pois étuvés, petits flans, tartes mouses, prunes boullies, pommes avec anis, charneaux, pommes de gannelles, cerises, gastoignes (châtaignes), craisme de Morbecque, framboyses et rouges groseilles, gelées amples.
Le menu ne nous donne pas la carte des vins ; mais il est à croire que les crus étaient à l’avenant, et l’on peut affirmer sans risque que si les convives de ce banquet-là ne sont pas morts de faim, ils ne sont pas non plus morts de soif.
Mais le banquet des banquets fut, sans contredit, le fameux repas du Faisan, donné en 1453 à Lille au temps du duc Philippe le Bon. Ni Balthazar, ni Sardanapale, de fabuleuse mémoire, n’ont imaginé festin plus merveilleux. Le duc fit en effet préparer dans le palais de Rihour un très riche banquet, où il se rendit en compagnie de princes, chevaliers, dames, damoiselles. La salle était vaste et recouverte d’une tapisserie représentant la vie d’Hercule ; on y entrait par plusieurs portes gardées par des archers vêtus de robes mi-parties de drap noir et gris ; plusieurs gentilshommes et chevaliers dirigeaient l’ordonnance du banquet. Les chevaliers avaient un pourpoint de damas, et les écuyers, de satin, également noir et gris, pour conserver le souvenir du deuil de Jean sans Peur : quant au duc, pour la première fois, depuis longues années, il n’était pas tout en noir ; il portait sur sa personne des pierreries pour plus d’un million d’écus d’or.
On remarquait dans la salle trois tables couvertes. Sur l’une, figurait en guise de surtout ou entremets, une église où se trouvaient une cloche et quatre musiciens. Ailleurs, un petit enfant nu sur un rocher, et qui jetait de l’eau de rose. Un autre représentait un vaisseau marchand ancré, rempli de marchandises, monté par des marins, et garni de tous ses agrès ; un autre une fontaine partie en verre, partie en plomb avec de petits arbrisseaux de verre ; dans la prairie se trouvait un Saint-André ayant sa croix devant lui ; de l’un des bouts de sa croix sortait un jet d’eau d’un pied de hauteur qui retombait dans la prairie, où les eaux se perdaient sans qu’on vît ce qu’elles devenaient.
Sur la table la plus longue, était d’abord un énorme pâté renfermant vingt-huit musiciens qui, chacun à leur tour, devaient jouer de quelque instrument. Un château où la fée Mélusine se trouvait sous la figure d’un serpent formait le second surtout ; de deux petites tours jaillissait, à volonté, de l’eau d’orange qui tombait dans les fossés. Le troisième surtout se composait d’un moulin à vent sur sa motte ; le volant portait une perche au bout de laquelle se tenait une pie qu’une foule d’archers et d’arbalétriers s’efforçaient d’atteindre ; le quatrième un tonneau contenant deux breuvages, dont l’un était doux et agréable, et l’autre amer et repoussant ; sur ce tonneau, était assis un personnage richement vêtu, tenant à la main un billet avec ces mots : qui en veut en prenne. Le cinquième représentait un désert où un tigre luttait avec un serpent ; le sixième, un sauvage monté sur un chameau ; le septième, un homme qui battait un buisson plein d’oiseaux ; non loin de là, sous une treille, se trouvaient à table un chevalier et sa dame qui se riaient de ce travail inutile ; le huitième, un fou monté sur un ours parcourant un pays rempli de frimas et de glaçons. Le neuvième un lac environné de villes et de châteaux : une barque y voguait à pleines voiles.
Sur la troisième table, qui était la plus petite, on voyait une forêt indienne parcourue par des animaux féroces qui semblaient marcher d’eux-mêmes. Le deuxième entremets était un lion mouvant attaché à un arbre au milieu d’un pré ; devant lui se trouvait un homme battant un chien. Le troisième était un colporteur chargé d’une hotte pleine de merceries.
Dans chaque service entraient quarante-huit espèces de mets. Les rôts étaient portés sur des chariots d’or et d’azur. Près de la table se trouvait un haut buffet chargé de vaisselle d’or et d’argent, et de vases de cristal garnis d’or et de pierreries. Au milieu de la longueur de la salle, contre la muraille, on avait élevé une colonne sur laquelle était placée une statue de femme presque nue, dont les longs cheveux tombaient par derrière ; elle portait une banderole où se trouvaient tracées des lettres grégeoises. Pendant tout le repas, elle jeta de l’hypocras par la mamelle droite. Auprès d’elle, sur un échafaudage, était tenu à une chaîne de fer un lion vivant au-dessus duquel on lisait cette inscription : ne touchez à ma dame.
Le repas du Faisan. Gravure publiée dans Histoire de Lille (Tome 1) par Victor Derode, paru en 1848 |
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La noble compagnie visita toutes ces merveilles. Ceux qui ne voulaient pas prendre part au repas s’assirent sur des gradins qui présentèrent un assemblage curieux de costumes divers ; car la plupart de ces seigneurs venus de loin à cette fête avaient adopté des travestissements. Les autres ayant pris place à table, la cloche de l’église du surtout sonna, et trois voix d’enfants, accompagnées d’un ténor, chantèrent une très douce chanson. Quand elle fut terminée, un berger du pâté joua de la musette avec un art qu’on ne connaissait pas encore. Peu de temps après, entra, à reculons, un cheval couvert de soie vermeille et sur lequel étaient assis dos à dos deux trompettes vêtus de journades de soie noire et grise, qui sonnaient de leur instrument pendant que le cheval traversait la salle. Alors, on entendit jouer les orgues dans l’église, et dans le pâté un solo de cornet d’Allemagne.
Entra alors un lutin ou monstre, moitié homme, moitié griffon, portant en équilibre, sur la tête, un homme ayant les pieds en haut. Le lutin était lui-même monté sur un sanglier couvert d’une housse de soie verte. Puis ceux de l’église chantèrent, et l’on joua au pâté d’un nouvel instrument. Comme cette sorte d’intermède se renouvelait aux autres services, nous cesserons de le mentionner. Au bout de la salle se trouvait un grand rideau de soie verte derrière lequel était construit un échafaudage destiné aux représentations dont nous allons donner le détail.
Des clairons s’étant fait entendre, le rideau fut tiré, et l’on vit Jason armé de toutes pièces, qui allait à la conquête de la Toison d’Or. Des bœufs monstrueux ne tardèrent pas à fondre sur lui en jetant feu et flammes par les narines et la bouche ; la lutte fut longue ; Jason abandonna enfin la lance pour ne combattre que de l’épée ; mais à l’aide d’une liqueur enchantée, que Médée lui avait donnée, il dompta sur-le-champ ces furieux ennemis.
Entra ensuite un cerf blanc d’une admirable beauté ; ses cornes étaient d’or ; il portait un jeune garçon habillé de velours cramoisi, coiffé d’un chaperon noir découpé. L’enfant ayant commencé à chanter, le cerf continua, et fit avec lui un duo que les assistants écoutèrent avec beaucoup de faveur.
Vint alors le second acte de l’histoire de Jason. Cette fois, il fut attaqué par un épouvantable serpent qui jetait par la gueule du feu, des flammes et des venins très puants ; le deuxième combat se passa comme le premier, mais Jason, vainqueur, coupa la tête au serpent, et lui arracha les dents qu’il mit dans sa gibecière. Après ce mystère, un dragon volant traversa la salle et disparut sans qu’on sût ce qu’il était devenu. Parut ensuite un héron, puis deux faucons qui abattirent le héron au milieu de la salle. Cet oiseau fut alors présenté à Monseigneur.
Vint le troisième acte des aventures de Jason. Il parut cette fois guidant à la charrue les bœufs qu’il avait domptés. Quand il eut labouré, il les abandonna, prit les dents du serpent et les sema. Aussitôt, on vit sourdre de terre des hommes armés qui se ruèrent bientôt les uns contre les autres, et quand ils se furent tous occis, le rideau fut tiré.
Entra enfin un géant tel qu’on n’en a jamais vu ; vêtu d’une longue robe de soie verte, coiffé à la manière des Sarrasins de Grenade, ayant à la main gauche une vieille guisarme. De la main droite, il conduisait un éléphant couvert de soie, et portant un château où était une dame vêtue comme une religieuse ; le géant s’arrêta devant la table de Monseigneur le duc, et là, la dame qui était la Sainte Église, commença une complainte en vingt-deux strophes, où elle implorait le secours du Prince et des seigneurs contre les entreprises des infidèles.
Toison d’Or, héraut d’armes, entra alors portant un faisan vivant orné d’un riche collier d’or, garni de pierreries et de perles. Après lui venaient deux dames conduites par deux chevaliers de la Toison d’Or. Le héraut fit alors au prince cette harangue :
« Très haut et très puissant prince et mon redouté Seigneur, voici les dames qui, très humblement, se recommandent à vous ; et pour ce que c’est la coutume et a été anciennement, qu’aux grandes fêtes et nobles assemblées, on présente aux princes, aux seigneurs et aux nobles hommes, le paon, ou quelqu’autre oiseau noble pour faire vœux utiles et valables, elles m’ont ici envoyé avec ces deux damoiselles, pour vous présenter ce noble faisan, vous priant que vous les veuillez avoir en souvenance. »
Ayant alors regardé l’Église, le duc tira de son sein un bref contenant le vœu qu’il faisait d’aller secourir la chrétienté. Il le donna à Toison d’Or qui en fit la lecture à haute voix. Sainte Église remercia alors le duc ; le géant continua sa marche avec son éléphant.
Dès ce moment, chacun se mit à faire son vœu en y ajoutant des particularités plus ou moins significatives, selon la chaleur de son zèle, et l’effet du vin sur son cerveau. Olivier nous a conservé la formule de ces vœux qui, en définitive, n’aboutirent à rien, puisque l’entreprise projetée n’eut pas lieu.
Après le repas, les tables disparurent ainsi que les entremets, sauf la fontaine de verre, etc. Les convives entamèrent des conversations particulières qui furent interrompues par l’arrivée d’une dame accompagnée de gens portant des torches. C’était Grâce-Dieu ; douze chevaliers la suivaient menant chacun sa dame par la main ; ces seigneurs avaient des pourpoints cramoisis et des paletots bicolores noir et gris, décorés de plaques d’argent travaillées ; des chapeaux de velours noir, ornés de la même manière. Les dames vêtues de satin cramoisi et de toile transparente, étaient coiffées à la portugaise.
Grâce-Dieu harangua de nouveau le duc, lui présenta ses compagnes Foi, Charité, Justice, Raison, Prudence, Attrempance, Force, Vérité, Largesse, Diligence, Espérance, Vaillance. Chacune d’elles avait un couplet à lui débiter. La cérémonie faite, Grâce-Dieu se retira et les vertus redevenues des créatures humaines commencèrent à danser en guise de momeries et à faire bonne chère.
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