On ne trouve point dans l’Évangile de précepte ordonnant le jeûne ou l’abstinence de viande, le Christ semblant même blâmer cet usage, et si dès le IIIe siècle on attache une plus grande idée de sainteté à cette pratique à laquelle on attache des origines aussi fabuleuses qu’elles semblent nébuleuses, il faut attendre le Ve siècle pour voir l’Église la rendre obligatoire lors du carême du vendredi et du samedi ; mais la nature des aliments tolérés fait alors l’objet de débats et de polémiques tant chez les ecclésiastiques que les séculiers, la volaille, en particulier, étant longtemps considérée comme un aliment maigre ainsi que, par extension, les œufs
Pour saint Paul : « Que personne donc, ne vous condamne pour le manger et le boire, ou sur le sujet des jours de fêtes. » Et il ajoute : « Ne mangez pas, vous dit-on, d’une telle chose, ne goûtez pas de ceci, ne touchez pas à cela. Cependant ce sont des choses qui périssent toutes par l’usage, en quoi vous ne suivez que des maximes et des ordonnances humaines, quoiqu’elles aient quelque apparence de sagesse dans une superstition et une humilité affectée, dans un rigoureux traitement qu’on fait au corps, et dans le peu de soin qu’on prend de rassasier la chair. »
Aussi, dans les premiers temps de l’Église, le jeûne n’était pas commandé. Les apôtres, écrivait saint Irénée au pape Victor (IIe siècle après J.-C.), ont ordonné de n’obliger personne à jeûner ou à célébrer les fêtes. « Ni Jésus-Christ, ni ses apôtres, dit Mosheim, n’ont fait du jeûne un devoir de religion : cependant plusieurs de leurs disciples prirent la coutume de joindre l’abstinence à la prière, surtout lorsqu’ils se trouvaient engagés dans des affaires de la plus haute importance ; comme il n’y avait aucune loi qui prescrivit cet usage, chacun était le maître de jeûner aussi souvent et aussi longtemps qu’il le jugeait à propos, et même on ne faisait aucun crime à personne de se borner à suivre les règles de la tempérance sans y ajouter rien de plus.
Deux des tentations de Jésus dans le désert par Satan, et Jésus servi par les anges. Enluminure de Maître François extraite de La Cité de Dieu par saint Augustin (1475) |
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« Il n’est fait aucune mention de jeûnes publics et solennels dans les anciens temps, excepté celui de l’anniversaire de la crucifixion de notre Sauveur : leur nombre augmenta peu à peu avec le temps, premièrement par l’usage, ensuite par des ordonnances positives ; mais on ne sait pas avec certitude, ni quels étaient les jours consacrés au jeûne, ni si on les observait déjà dans le premier siècle. Néanmoins ceux qui pensent que dans le temps des apôtres, ou bientôt après, on jeûnait le quatrième et le sixième jour de la semaine, s’appuient sur des raisons assez spécieuses. » (Histoire ecclésiastique ancienne et moderne, depuis la naissance de Jésus-Christ jusqu’au XVIIIe siècle, Tome 1 par Johann Lorenz von Mosheim, 1776
Tertullien (155-220) — né d’une famille païenne, il se convertira au christianisme et deviendra le plus éminent théologien de Carthage — condamne le jeûne du samedi ; Victorien, évêque de Pétau, au IIIe siècle, l’approuve, comme étant une préparation pour passer saintement le dimanche. Lorsque plus tard on eut perdu le souvenir de la cause de ce jeûne du sixième jour, on imagina de lui attribuer plusieurs origines fabuleuses, entre autres qu’il avait été institué en mémoire de ce que saint Pierre avait aussi jeûné ce jour pour se préparer à combattre le prétendu magicien Simon. Rudolphe Glaber, écrivain du XIe siècle, rapporte que ce fut un concile qui ordonna vers l’an 1000 l’observation du jeûne de samedi en France. Grégoire VII en confirma l’institution dans un concile tenu à Rome. Malgré les ordonnances, ce jeûne fut très mal observé tant par les ecclésiastiques que par les séculiers.
Dans les premiers temps les jeûnes, quoique volontaires, étaient très rigoureux, et consistaient dans l’abstinence de toute nourriture jusqu’au coucher du soleil. Au IIIe siècle on commença à regarder le jeûne comme plus indispensable qu’aux siècles précédents ; on y attacha une plus grande idée de sainteté, et on croyait que le démon n’attaquait personne avec plus d’adresse et de succès que ceux qui s’adonnaient à la bonne chère. Les Latins jeûnaient le 7e jour de la semaine ; ce qui engagea une vive querelle théologique entre eux et les Orientaux, qui ne suivaient pas cet usage (Histoire ecclésiastique ancienne et moderne, Tome 1 par Mosheim). De ce temps date l’institution du carême, quoiqu’il ne fut pas encore renfermé dans un nombre fixe de jours.
Cependant on disputait encore librement alors sur l’obligation de l’observation du jeûne et les opinions étaient variées à cet égard. Les abstinences furent moins rigoureuses dans ce siècle que dans ceux qui précèdent : on crut qu’il suffisait de s’abstenir de viande et de vin ; cette opinion prévalut chez les Latins. Ce fut au Ve siècle que le jeûne fut déclaré obligatoire par l’Église ; mais à l’exception du carême du vendredi et du samedi, il n’y avait que très peu de jours de jeûne dans l’année. Ce ne fut que peu à peu que s’introduisirent les nombreux jours d’abstinence qui furent observés plus tard dans l’Église. Du temps de Charlemagne le carême était observé avec rigueur, puisque ce prince condamna à mort tout Saxon qui l’enfreindrait.
On n’a pas moins varié sur l’espèce de nourriture dont on devait s’abstenir. Pendant bien longtemps on regarda la volaille comme une nourriture maigre. « La Genèse, dit Legrand d’Aussy parlant de la création, dit que le cinquième jour, Dieu commanda aux eaux de produire les poissons et les oiseaux qui volent sur la terre... Ce texte mal interprété, paraissait donner une même origine à deux espèces d’animaux si différents ; on leur supposa en conséquence une même nature, et l’on crut pouvoir user également des uns et des autres, les jours de jeûnes et d’abstinence. Plusieurs Pères de l’Église, saint Basile, saint Ambroise, etc., autorisèrent même cette décision par leur raisonnements. » (Histoire de la vie privée des Français, Tome 1 par Pierre Jean-Baptiste Legrand d’Aussy, 1782).
Les ordres religieux les plus austères et qui se dévouaient à un carême perpétuel, pouvaient manger la volaille. « On lit dans la vie de saint Éloi, continue Legrand d’Aussy, que depuis sa promotion à l’épiscopat, il avait renoncé à la viande ; mais qu’un jour il se permit de manger une volaille avec un hôte qui lui était survenu. Grégoire de Tours raconte que mangeant à la table de Chilpéric, et n’usant point de viande non plus, le roi lui dit : Mangez de ce potage, il est pour vous, on l’a fait avec de la volaille. Enfin dans un grand nombre d’anciennes vies de saints ou de saintes, il est remarqué d’eux, comme une mortification particulière, qu’ils s’abstenaient, non seulement de chair, mais encore de volaille et de gibier bipède. »
Viande salée et séchée. Enluminure extraite d’un Tacuinum sanitatis italien du début du XVe siècle |
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En 817 le concile d’Aix-la-Chapelle interdit cet aliment aux religieux, excepté pendant quatre jours de Pâques, et quatre de Noël. Malgré cette ordonnance on continua encore dans les monastères pendant longtemps à regarder la volaille comme un aliment maigre. On lit dans la vie de saint Odon, abbé de Cluny : « Un moine de cette abbaye était allé voir ses parents. En arrivant, il demande à manger : c’était un jour maigre, on lui dit qu’il n’y a au logis que du poisson. Il aperçoit quelques poules dans la cour, prend un bâton et en assomme une, en disant, voilà le poisson que je mangerai aujourd’hui. Les parents lui demandèrent s’il avait la permission de faire gras : non, répond-il, mais une volaille n’est point de la chair ; les oiseaux et les poissons ont été créés en même temps, et ils ont une même origine, comme l’enseigne notre hymne. »
Saint Thomas d’Aquin était du même sentiment : et ideo, dit-il, productio avium aquæ adscribitur. « Actuellement encore, les Espagnols et les Portugais, tant en Europe qu’en Amérique, mangent pendant le carême les abattis d’oiseaux, quoiqu’ils se croient défendu de manger l’oiseau même. Il est vrai qu’ils en achètent tous les ans la permission ; et que cette permission est attachée à une bulle de la croisade, dont le roi est devenu propriétaire, et qui entre autres privilèges accorde celui-ci. » (Histoire de la vie privée des Français, Tome 1 par Legrand d’Aussy). Lorsque l’Église défendit l’usage de la volaille dans le carême, elle en excepta les oiseaux et les quadrupèdes amphibies. La macreuse fut cependant défendue dans le concile de Latran, sous Innocent VIII ; mais l’usage prévalut contre cette décision.
Le lait, le beurre, le fromage et les œufs furent longtemps des substances étrangères aux règlements de la discipline ecclésiastique ; mais on peut en dire autant de toutes les substances pour les premiers siècles de l’Église lorsque le jeûne ne fut point encore obligatoire. « Les uns, dit l’historien ecclésiastique Socrate, s’abstiennent généralement de tous les animaux, les autres, dans tout le genre animal, ne mangent que des poissons ; d’autres joignent aux poissons les volatiles, et les croient nés de l’eau, comme le dit Moïse (...) Il en est qui, lorsqu’ils ont jeûné jusqu’à la neuvième heure, se permettent alors diverses sortes d’aliments. Les différentes nations ont leurs différentes manières de jeûner, et il y a une infinité de causes de cette diversité, car comme personne ne peut montrer dans les livres saints rien de précis sur cette matière, il est évident que les apôtres ont laissé à chaque fidèle la liberté de faire en ce genre ce qui lui plairait ; et c’est, selon moi, la raison des différences de jeûnes qui subsistent dans les différentes églises. » (Histoire de la vie privée des Français, Tome 2 par Legrand d’Aussy) « Ce qui est défendu, écrivait Théodulphe, évêque d’Orléans vers 797, c’est l’ivresse et la luxure ; et non le lait et les œufs : car l’apôtre ne dit point, abstenez-vous d’œufs et de lait ; mais il dit, ne vous enivrez point avec le vin qui produit la luxure. »
Autrefois, non seulement on ne jeûnait pas les dimanches du carême, mais, par respect pour ce jour qu’on regardait comme un jour de réjouissance, on faisait toujours gras et cela tant chez les séculiers que dans les cloîtres. Le dimanche des Rameaux même n’en était pas excepté. On lit dans la vie de Godefroy, trente-huitième évêque d’Amiens, élu en 1104 : « Le jour des cendres les Amiénois, s’étant rendus à l’église de Saint-Firmin, le bienheureux Godefroy vint nu-pieds, selon sa coutume, et couvert d’un cilice exhorter ses ouailles. Il leur défendit dans son discours de manger de la viande depuis ce jour-là jusqu’à Pâques. Mais loin de déférer à ses ordres, ils protestèrent qu’ils ne quitteraient point une coutume ancienne ; et après beaucoup de plaintes contre leur évêque, qui sans cesse se plaisait, disaient-ils, à imaginer des austérités nouvelles, ils déclarèrent qu’ils mangeraient de la viande le dimanche. Ils en mangèrent en effet. Le prélat le sut ; mais il ferma les yeux, et attendit que les circonstances devinssent plus favorables. » (Histoire de la ville d’Amiens, depuis son origine jusqu’à présent, par Louis-François Daire, 1757 ; Histoire de la vie privée des Français, Tome 2 par Legrand d’Aussy).
Le combat de Carnaval et de Carême. Détail d’une peinture de Pieter Brueghel l’Ancien (1559) |
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Eudes de Sully, évêque de Paris de 1197 à 1208, atteste que de son temps on mangeait des œufs et du laitage le vendredi saint. « Pour les œufs, dit Legrand d’Aussy, il n’est pas surprenant qu’on se les soit permis sans scrupule. L’opinion ayant établi que la volaille était un aiment maigre, de même nature que le poisson, on raisonnait conséquemment en regardant comme maigre aussi l’œuf que cette volaille avait pondu. » Les religieux qui, suivant leur institut, étaient obligés au jeûne, pouvaient par conséquent manger toujours des œufs.
Le concile d’Angers défendit en 1365 l’usage du lait et du beurre en carême et les jours de jeûne : « Nous défendons à toute personne, dit le canon, quelle qu’elle soit, le lait et le beurre en carême, même dans le pain et les légumes, à moins qu’elle n’en ait obtenu une permission particulière. » Des dispenses furent néanmoins accordées pour les malades et pour d’autres personnes encore, à condition qu’elles réciteraient certaines prières, et qu’elles donneraient quelques aumônes destinées à l’entretien ou à la réparation des églises ; de là naquirent ces troncs pour le beurre qui existaient encore au XIXe siècle dans nos églises.
Lorsqu’on eut changé d’opinion sur la nature de la volaille, et qu’on ne la regarda plus comme poisson, on changea aussi celle qu’on avait sur les œufs, qui devinrent alors, comme la viande, un aliment prohibé en maigre et en carême. « S’il était pénible, dit Legrand d’Aussy, de s’abstenir d’œufs pendant quarante jours entiers, ce devait être aussi une grande joie d’en reprendre l’usage quand le temps de pénitence venait à cesser. La dévotion qui dans certains temps s’introduit partout, fit même de cette époque une cérémonie religieuse. On allait à l’église le vendredi saint et le jour de Pâques, offrir et faire bénir des œufs. Ces œufs bénis, rapportés dans les familles, y occasionnaient une sorte de fête et de réjouissance. Les parents, les voisins, les amis s’en envoyaient mutuellement ; et de là vint l’expression proverbiale, donner les œufs de Pâques. Pour enjoliver le présent on les teignait en rouge ou en bleu ; on les mouchetait, on les bariolait de différentes couleurs. Enfin le don ou l’envoi des œufs devint un usage si général, qu’en beaucoup de villes il donna lieu à un abus superstitieux, mais plaisant.
« L’un des jours de la semaine de Pâques, les étudiants des écoles, les clercs des églises, les jeunes gens de la ville, s’assemblaient dans la place publique au bruit des sonnettes et des tambours. Les uns portaient des étendards burlesques, les autres étaient armés de lances et de bâtons. De la place, ils se rendaient, avec le tapage horrible dont on imagine qu’était capable une pareille cohue, à la porte extérieure de l’église principale du lieu. Là, ils chantaient Laudes ; après quoi ils se répandaient dans la ville pour quêter les œufs de Pâques.
« En certaines provinces la procession des œufs était fixée au jeudi de la mi-carême. Mais comme alors on ne pouvait point quêter d’œufs, puisque dans ce moment-là ils étaient défendus, on recevait, en place, quelque autre denrée, qui portait néanmoins le même nom.
« À la cour, l’usage était, le jour de Pâques, de porter chez le roi, après la grand’messe, des œufs peints et dorés. Sa Majesté les distribuait à ses courtisans. C’est vers le milieu du dix-huitième siècle que cette coutume a été abolie. Elle subsiste encore en Russie, et à la cour de plusieurs souverains. » (Histoire de la vie privée des Français, Tome 2 par Legrand d’Aussy).
Jusqu’à la fin du XVIIe siècle tout le monde était assujetti à l’observation du jeûne, même les malades, comme nous avons dit, et les militaires . « On traîne au supplice presque comme un parricide, dit Erasme au commencement du XVIe siècle, celui qui, au lieu de poisson, a mangé du porc. Quelqu’un a-t-il goûté de la viande, tout le monde s’écrie, ô ciel ! ô terre ! ô mer ! l’Église est ébranlée, tout est inondé d’hérétiques . » On voit que les opinions d’alors ne s’accordaient guère avec les paroles de saint Paul rapportées plus haut.
Le poisson. Enluminure extraite du Tacuinum sanitatis (XVe siècle, manuscrit latin n°9333) |
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En 1549 Henri II défendit en France de vendre de la viande en carême, à tout autre qu’à ceux qui apporteront un certificat de leur médecin. En 1563 Charles IX défendit d’en vendre pendant ce temps, même aux Huguenots. En 1565 il accorda aux Hôtels-Dieu le privilège d’en débiter exclusivement, et ordonna qu’on n’en donnerait qu’aux malades. Cette dernière ordonnance fut confirmée par deux arrêts du parlement de 1575 et 1595. « Le parlement exigeait non seulement que celui qui venait acheter apportât une attestation du médecin, mais encore que le boucher prît le nom et la demeure du malade, afin qu’on pût vérifier si réellement il avait besoin de faire gras. Bientôt les formalités augmentèrent encore. Au certificat du médecin il fallut en joindre un second de la main du curé. Dans l’un et dans l’autre étaient spécifiées la nature de la maladie et la qualité de viande qu’il fallait. Encore ne permettait-on que la viande de boucherie ; la volaille et le gibier étaient prohibés. » (Histoire de la vie privée des Français, Tome 2 par Legrand d’Aussy).
De même qu’on a regardé pendant un temps la volaille comme nourriture maigre, on a regardé comme substance maigre la graisse des quadrupèdes. Cette opinion dut son origine à l’hérésie d’Eustathe, évêque d’Antioche au IVe siècle, qui prétendait que c’était un crime pour les ecclésiastiques de manger de la viande. Le concile de Gangres — qui se tint au milieu du IVe siècle — condamna cette erreur et un autre concile, tenu à Ancyre en 358, ordonna que pour reconnaître ceux qui en seraient imbus, tout prêtre ou diacre serait obligé de manger de la viande, au moins une fois de leur vie. Après cette épreuve d’orthodoxie, il pouvait s’abstenir s’il le voulait de cette nourriture. Ceux qui par dévotion s’abstenaient de viande furent obligés de manger au moins des légumes cuits avec de la chair, sous peine d’interdiction.
De là il résulta que pour écarter tout soupçon d’hérésie, les moines voués à un carême éternel mangèrent des légumes accommodés avec de la graisse et continuèrent, par une sorte d’obéissance habituelle au canon du concile, à le manger de même. De cette façon ils s’accoutumèrent insensiblement à regarder la graisse comme un aliment maigre. Le concile d’Aix-la-Chapelle (début du IXe siècle), qui interdit aux religieux l’usage de la volaille, leur permit pour compensation celui de la graisse, excepté tous les vendredis de l’année, à la huitaine de Noël et en carême tout entier. Saint Benoît le prohibe à perpétuité à ses religieux, et d’autres institutions d’ordres religieux seulement le samedi.
Au défaut de graisse, on accommodait les légumes des moines avec du jus de lard dont on avait soin de jeter le reste. « Car, dit Legrand d’Aussy, ces mêmes hommes qui, dans la paix de leur conscience avalaient plusieurs livres de chair de cochon réduites en jus auraient cru pécher mortellement s’ils eussent avalé la moindre parcelle de cette même chair en nature. » Les moines nourrissaient de grands troupeaux de cochons, uniquement pour en extraire la graisse et le lard, vendant à d’autres la chair de l’animal. Cet usage d’accommoder les légumes au lard existait surtout dans les .monastères de Belgique et d’Allemagne, où l’on pouvait se procurer difficilement de l’huile d’olive alors très rare et très chère. Le pape Zacharie (741-752), consulté par saint Boniface, archevêque de Mayence, s’il était permis de manger du lard en carême, répondit que si le lard était cru on ne devait point en manger ; mais qu’on le pouvait s’il était desséché à la fumée et mis au feu. « Zacharie avait pensé sans doute que quand le porc est soré ou rôti, il change de nature, et n’est plus du porc. » (Histoire de la vie privée des Français, par Legrand d’Aussy).
La bataille du Carnaval contre le Carême. Peinture de Jan Miense Molenaer (1633-1634) |
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Terminons cette matière du jeûne par les réflexions suivantes de Legrand d’Aussy, publiées en 1782 : « S’il était possible, dit ce savant, de rendre à la vie pour un instant quelqu’un qui n’existe plus, ce serait un spectacle bien digne des yeux d’un philosophe que de faire asseoir à une même table un religieux du huitième siècle, un religieux du quatorzième, et un du dix-huitième siècle, et de leur servir à tous trois ce qui, en ces différents temps, et selon le régime de leur même règle, avait constitué et constituait leur maigre. On verrait le dernier croire faire une abstinence sévère en mangeant des œufs, du beurre et du laitage ; le second regarder ces substances comme grasses, et s’en abstenir avec horreur ; le premier, au contraire, y joindre sans scrupule une volaille, une perdrix, des légumes ou des herbages accommodés à la graisse ou au lard.
« Quel horrible scandale ils se causeraient l’un à l’autre ? Comme ils s‘anathématiseraient mutuellement ? Hélas, ne condamnons personne ! L’histoire des usages d’un peuple n’est guère, à proprement parler, que l’histoire de ses contradictions. Qui sait si les nôtres, un jour, ne seront pas pour les siècles à venir un sujet de critique ; si nos neveux quand ils liront que nous n’osons manger du canard un jour maigre, tandis que nous mangeons une macreuse et une poule d’eau, ne seront pas aussi étonnés que nous le sommes aujourd’hui, quand nous voyons nos ancêtres, s’être abstenus, les mêmes jours, du bœuf et du cochon, et s’être nourris pourtant de légumes accommodés avec de la graisse et du lard ? » (Histoire de la vie privée des Français, Tome 2 par Legrand d’Aussy)
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