Où l’on assiste aux premiers exploits de Louis Comte, contemporain de Robert-Houdin qui sera amené à s’illustrer dans les arts de la prestidigitation et de la ventriloquie, et saura conquérir Napoléon et Louis XVIII : en 1809, alors âgé de 25 ans et effectuant un voyage en diligence, il fait de ses compagnons de route des spectateurs improvisés et ébahis d’un de ses tours, puis leur tient le pari de pénétrer dans le château de Valençay où sont emprisonnés les infants d’Espagne, « transformant », pour ce faire, un cochon de foire en un animal particulièrement bavard...
Par une matinée du mois de mai 1809, la diligence qui menait, à cette époque, de Paris à Blois, amena et descendit, devant l’auberge principale de cette ville, six voyageurs, parmi lesquels se trouvaient deux femmes, un receveur des contributions indirectes, un fermier, un curé, et un jeune homme, la tête enveloppée de bandages qui semblaient cacher des blessures récentes et graves.
Les femmes étaient agitées et pâles ; leurs compagnons ne paraissaient guère dans un état de calme plus satisfaisant. Tous entrèrent silencieusement dans la salle où le déjeuner se trouvait dressé, mais personne ne prit place à table, quoiqu’il fût temps de manger, surtout pour des voyageurs qui avaient passé la nuit en diligence. Le jeune homme seul demanda des côtelettes, des oeufs frais, du beurre, du café, et se mit, suivant l’expression de Rabelais, à faire sauter les miettes et à jouer des mangeoires.
Une diligence au XIXe siècle
— Eh quoi ! demanda-t-il en se tournant avec une feinte surprise vers ses compagnons, vous ne faites pas comme moi ? le grand air ne vous a point donné appétit ?
— Ce n’est point l’appétit qui nous manqué, mais l’argent. Après l’aventure de la nuit, comment voulez-vous qu’il nous reste de quoi payer l’aubergiste ?
— Nuit vraiment terrible ! reprit le jeune homme. Six voleurs qui entourent la voiture !... Arrêtés, la nuit, dans un bois !... Des menaces de mort !... des cris de la bourse ou la vie !... Tous ceux qui se trouvaient en diligence obligés de vider leurs poches dans un chapeau que présente une main à travers la portière !... N’importe ! je n’ai pas tout donné, moi ; j’ai volé les voleurs ! Il me reste de quoi payer le déjeuner de mes compagnons d’infortune, et je les invite à prendre place près de cette table, et à faire honneur au gros pâté que l’on apporte !
En disant cela, il mettait le couteau dans le pâté. Jugez de la surprise des convives ! Au lieu de la venaison qu’ils croyaient y trouver, ils virent, dans les flancs de la croûte dorée, tous les objets que les voleurs avaient exigé qu’on leur donnât. Rien n’y manquait, ni les ceintures pleines d’argent, ni le s montres, n les bijoux, ni les bagues ! Jamais on ne vit stupéfaction plus grande ! L’étonnement du jeune homme surpassait celui de tous les témoins de cette étrange scène.
— Voilà de singuliers voleurs ! disaient les femmes.
— Ils auront eu des remords ! objecta le curé.
— Jamais on n’a vu plus inexplicable aventure ! se répétaient les trois voyageurs.
Le jeune homme au bandeau, plus que tous les autres, jetait des exclamations, levait les yeux au ciel et se récriait sur l’inexplicable étrangeté de l’aventure. On appela l’aubergiste. L’aubergiste ne comprenait pas plus que les autres, comment ses pigeons, il est vrai, transformés par lui en perdreaux, étaient devenus des objets volés et restitués. Les voyageurs, sans deviner le mot de l’énigme, rentrèrent en possession de ce qui leur appartenait, et se disposaient à remonter en voiture, lorsque quelqu’un vint à parler du château de Valençay et de la difficulté, ou plutôt de l’impossibilité qu’il y avait à pénétrer dans cette prison d’état, car les trois infants d’Espagne s’y trouvaient détenus par ordre Napoléon, à savoir l’ancien souverain Ferdinand VII, son frère l’infant Charles de Bourbon et leur oncle Antoine-Pascal de Bourbon. Le jeune homme écouta tous ces discours avec curiosité, et finit par dire : « Avant deux jours, je serai admis dans le château de Valençay. »
On répondit à cette vanterie en riant au nez de celui qui la faisait.
— Avant deux jours, répéta-t-il, je serai admis dans le château de Valençay.
— Mais, vous y connaissez donc quelqu’un ?
— Personne, je l’atteste sur l’honneur.
— Mon cher petit monsieur, interrompit le curé, si vous voulez m’en croire, vous ne continuerez pas des fanfaronnades qui pourraient éveiller la défiance de la police, et vous valoir des ennuis dont vous ne seriez pas charmé.
L’escamoteur. Lithographie du XIXe siècle de Victor-Hippolyte Delaporte
— Après-demain je trouverai le moyen de pénétrer dans le château de Valençay. J’offre d’en faire le pari avec quiconque voudra.
— Si je n’étais plus prudent que vous, continua le vieux prêtre, j’accepterais votre offre étourdie, qui me vaudrait une aumône pour les pauvres de ma paroisse. Mais je vous épargne cette charité qui peut-être vous serait pénible, ajouta-t-il en jetant un regard à la dérobée sur l’habit quelque peu râpé du voyageur.
Celui-ci tira deux louis de sa poche et s’écria : « Je parie ces deux louis que je serai, avant deux jours, admis dans le château de Valençay. » Cette fois le curé accepta le défi. Les enjeux furent remis à l’aubergiste, et l’on se sépara en s’ajournant à quatre jours de là, dans la salle où l’on devait déjeuner.
Le lendemain matin, il y avait foire aux cochons dans le village de Valençay. Une vieille femme tenait un de ces animaux, noué par une patte suivant la coutume du pays, et cherchait à trouver un acheteur pour sa bête. Un jeune homme, vêtu d’un habit de paysan, mais qu’il était aisé de reconnaître, malgré ce déguisement, pour le voyageur de la veille, s’avança près de la fermière, regarda le cochon, le tâta, le souleva pour le peser, et en un mot se livra aux divers examens qui constituent l’art d’apprécier l’animal avec lequel on fabrique les saucisses.
— Quel prix voulez-vous de cette bête ? dit-il quand il en eut fini de ces simagrées.
— Vingt écus.
— Vingt écus ! Mais il ne vaut point cela.
— Il vaut mieux encore. Si je n’avais pas besoin d’argent, je ne vous l’offrirais point pour un prix aussi médiocre.
— Vous me trompez, il est ladre !
— Ladre ! vous êtes un plaisant connaisseur.
— Je parie qu’il est ladre.
— Je parie que non.
— Eh bien ! je vais le lui demande, interrompit le jeune homme qui prit gravement le cochon par les oreilles, le regarda en face et demanda à l’animal qui semblait l’écouter : Or çà, cochon mon ami, parle sérieusement et sans crainte de ta maîtresse ! Es-tu ladre, ou ne l’es-tu point ?
— Ma maîtresse est une menteuse, je suis ladre, répondit d’une petite voix flûtée le cochon.
Jugez de la stupéfaction des spectateurs et de l’effroi de la paysanne ! Elle se sauva, croyant avoir affaire au démon, et don pourceau, levant la tête, lui cria, tandis qu’elle disparaissait à toutes jambes : « Menteuse ! menteuse ! menteuse ! » Les témoins de cette scène étrange se regardaient entre eux avec terreur. Le jeune homme restait là, paisiblement, sans s’inquiété du mot de sorcier qui commençait à circuler dans le groupe qui l’entourait. Cependant on se concertait à voix basse, et le garde-champêtre vint à l’étranger le sabre au poing et le visage défait.
— Au nom de la loi, je vous arrête, dit-il.
— Vous m’arrêtez, et pourquoi ?
— Parce que vous êtes un sorcier.
— Vous n’en êtes pas un, assurément, objecta le jeune homme. Quant à moi, je ne nierai point qu’il y a quinze jours, des paysans suisses m’ont brisé la tête, comme vous le voyez, et ont voulu me jeter dans un four à chaux, parce qu’ils prétendaient, comme vous, que j’étais magicien.
— Ils auraient, bien fait. Vous allez me suivre en prison.
— Imbécile ! cria le cochon, laisse donc ce jeune homme tranquille.
Cette recommandation du quadrupède ne rendit le digne agent de l’autorité valenceynienne que plus ardent à emmener son prisonnier. Le jeune homme se laissa appréhender au collet, et, comme Régulus, suivit courageusement le Carthaginois champêtre. Quant au cochon, personne n’osa y toucher, et il resta sur le marché, au milieu des badauds qui accouraient et se pressaient pour l’entendre parler. Il les regarda dédaigneusement, cligna les paupières de ses petits yeux fins, finit par s’étaler paisiblement à terre et s’endormit comme l’eût fait le plus vulgaire des pourceaux.
Bientôt il ne fut bruit dans la ville que du cochon qui parlait et du sorcier qu’on avait fait arrêter. Cette rumeur pénétra jusque dans le château, et l’on ne tarda point à voir paraître don Dameraga, intendant-général du château. Il alla droit au cochon et donna ordre à quatre valets armés, dont il était suivi, de saisir la pauvre bête qui s’éveilla en sursaut. Ceux-ci se signèrent dévotement, obéirent, et don Dameraga reprit le chemin de l’habitation princière avec son prisonnier. Il se montrait presque aussi fier de sa conquête quadrupède que naguère le garde-champêtre de son prisonnier à deux jambes.
Trois jeunes hommes attendaient avec impatience don Dameraga et le cochon doué de la parole. Ils entourèrent l’animal merveilleux, le pressèrent de questions, le caressèrent, le battirent, eurent recours successivement à la violence et à la douceur ; le cochon cria, grogna, s’agita, remplit toutes les fonctions qui caractérisent son espèce, mais ne prononça point un seul mot.
— Le sorcier seul peut recommencer la merveille qu’il a déjà opérée, objecta un des trois jeunes gens.
— Mais on ne peut laisser pénétrer ainsi dans le château un étranger ; ma consigne s’y oppose, objecta le duc d’Arbreg qui commandait militairement le château.
— Peut-être cet homme est-il un espion ?
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Un des jeunes hommes insista, malgré cette réponse. « Don Dameraga, vous ne le quitterez point d’un moment ! Qu’il fasse parler le cochon, et puis vous le renverrez ensuite. »
Le duc d’Arberg était alors un homme de très haute taille, long comme un fil de cerf-volant et mince comme une feuille de papier vue de profil. Il fallait qu’il se tînt courbé en deux pour placer son oreille de niveau avec les lèvres du gouverneur qui lui adressait la parole. L’attitude était fatigante, mais indispensable, car le digne intendant se ressentait un peu d’atteintes de surdité. Le duc céda enfin, moitié lassitude, moitié persuasion, aux instances des trois frères, et donna ordre qu’on lui amenât le sorcier.
Ce dernier ne tarda point à paraître, escorté par quatre soldats qui lui avaient, au préalable, lié les pieds et les poings.
— Ce cochon a parlé ? demanda le gouverneur.
— Oui, monsieur le duc.
— Tu l’as entendu ?
— Oui, monsieur le duc.
— Et tu peux le faire parler encore ?
— Oui, monsieur le duc, si cela lui convient, toutefois.
— Fais en sorte que celui lui convienne, ou gare à toi.
— Monsieur le cochon, dit le jeune homme, vous entendez que ma sûreté se trouve compromise à cause de vous, et que je vais mécontenter un puissant seigneur, si vous ne me tirez oint d’affaire. Veuillez adresser la parole à la société.
Le cochon avait regardé de la façon la plus sérieuse du monde l’orateur qui lui adressait la parole ; il fit un tour sur lui-même, et se coucha nonchalamment, sans prononcer le moindre mot. « Au nom de ce que vous avez de plus saint, parlez, monseigneur du pourceau. » Même silence.
— Voici que monseigneur le duc se fâche ; parez, je vous en supplie ; rien qu’un mot ! un seul petit mot !
— Et depuis quand les drôles de ton espèce parlent-ils la tête couverte à un pourceau de mon importance ? s’écria tout à coup le cochon.
— J’ai les mains garrottées ; je ne puis ôter mon chapeau et vous rendre les respects que je vous dois.
Le duc d’Arberg restait confondu ; les trois jeunes hommes n’osaient en croire leurs oreilles ; don Dameraga se signait et recommandait son âme à Dieu. On coupa les cordes qui nouaient les mains du sorcier ; celui-ci ôta son chapeau, s’avança vers le cochon, plaça la tête de l’animal sur ses genoux et commença le dialogue suivant :
Château de Valençay (Indre)
— Don pourceau, illustre et savant cochon, voulez-vous bien m’apprendre en présence de quelle brillante société j’ai l’honneur de me trouver ?
— Tu es admis devant messeigneurs les infants d’Espagne. Voici don Antonio. À la droite, près de lui, se tient don Ferdinand, et enfin le plus jeune de la famille est don Carlos.
— Et lui, le sorcier, quel est-il ? demanda l’un des jeunes princes.
— C’est le signor Louis Comte, célèbre prestidigitateur, ventriloque et physicien ordinaire de leurs altesses royales, si toutefois elles veulent lui en accorder le titre.
— Et elles te l’accordent, reprirent les jeunes hommes en éclatant de rire. Entre immédiatement en fonctions ! Tu nous aideras à passer le temps d’une façon moins ennuyeuse.
Aussitôt le prince d’Arberg, rassuré sur les méfiances que lui inspirait le soi-disant espion, et don Dameraga, convaincu qu’il n’avait point affaire à un sorcier, se déridèrent, rirent de leur méprise et autorisèrent Louis Comte à passer quelques jours à Valençay. Un théâtre fut érigé ; on envoya chercher les bagages du magicien, et le soir même une brillante représentation eut lieu, dans laquelle le célèbre ventriloque déploya toutes les ressources de son talent original. Des applaudissements enthousiastes lui prouvèrent quel succès il avait obtenu. Il eut l’honneur de souper avec les princes, et ces derniers voulurent même qu’il logeât dans le château, et qu’il y reçut une hospitalité complète.
Le lendemain matin, Luis Comte eut fantaisie d’aller rendre visite au compagnon qui lui avait valu si bon accueil. Hélas ! il le trouva grillé, dépecé, en train de devenir côtelette, jambon et chair à saucisses. Un des trois jeunes gens, les bras nus, les manches retroussées, un couteau de charcutier à la main, coupait et hachait menu les parties les plus délicates du cochon. Ses mains, destinées à tenir un jour le sceptre des Espagnes, façonnaient des saucisses avec une habileté merveilleuse et un savoir-faire devant lequel se fussent récriés Véro et Dodat, ces deux virtuoses de la charcuterie.
Louis Comte se hâta de s’éloigner, car il pensait que le prince Ferdinand ne serait point charmé d’être surpris dans une pareille occupation. Mais l’héritier futur du trône de Charles Quint l’appela, lui demanda s’il trouvait bonne mine aux saucisses, et reçut les compliments du ventriloque avec une satisfaction mêlée de modestie. Il voulut en outre lui-même griller une saucisse, afin de la faire goûter à Comte, de lui prouver que la saveur répondait à la forme et que les préparations culinaires de Valençay ne redoutaient point l’analyse gastronomique la plus exercée.
Ferdinand VII d’Espagne, prisonnier de Napoléon Ier
de 1808 à 1813, au château de Valençay (Indre)
Après une semaine de séjour à Valençay, Comte partit, vint à Paris, et ne tarda point à s’y conquérir un nom célèbre. Il sut tour à tour dérider le front sévère de Napoléon, et faire oublier à Louis XVIII les douleurs que lui causait la goutte et les ennuis de la couronne. L’auteur de la Charte ne dédaigna point de se faire expliquer par le physicien de quelle façon il opérait les merveilles de la magie blanche.
Ce jour-là, il faut le dire, Comte s’était surpassé ; des bijoux remis au prestidigitateur, en présence du spectateur royal, furent trouvés, peu d’instants après, sur la colonne Vendôme. Ils passèrent ensuite dans la caisse d’un tambour des Suisses, stupéfait de voir sortir, de sa caisse éventrée, les oiseaux, les fleurs et les diamants de la couronne, qu’elle contenait sans qu’elle s’en doutât. L’empereur Alexandre, témoin de cette scène divertissante, voulut, lui aussi, se donner la joie d’avoir dans son salon le physicien célèbre, et le récompensa par le don d’une riche bague chargée de diamants.
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