De la convocation des états généraux à la prise de la Bastille, en passant par l’instauration de l’Assemblée nationale : comment se déroulèrent ces journées cruciales qui marquèrent les débuts de la Révolution de 1789 ?
À l’avènement de Louis XVI en 1774 au trône de France, les finances étaient épuisées, le commerce périclitait, la marine était presque anéantie, 70 millions avaient été consommés par anticipation sur les revenus de l’État, les dépenses avaient un excédent sur les recettes qui ne s’élevait pas à moins de 22 millions.
Louis XVI ne recula cependant pas devant l’immense tâche qui venait de lui échoir, et se prépara avec autant d’empressement que de vigueur à l’accomplir. Une libéralité presque sans précédent dans l’histoire inaugura dignement son règne ; il fit au peuple remise entière du droit de joyeux avènement.
Ouverture des états généraux le 5 mai 1789. Timbre émis le 10 mai 1971
dans la série Histoire de France. Dessin d’Albert Decaris
Voulant pousser plus profondément les bienfaits de sa paternelle vigilance, après avoir rassuré les créanciers de l’État, promis d’acquitter la dette publique s’élevant alors à plus de 5 milliards, rappelé les parlements de l’exil, fait rembourser 24 millions de la dette exigible et 50 millions de la dette constituée, il fit convoquer une assemblée des notables de la nation, afin de s’éclairer sur la valeur des mesures salutaires qu’il avait arrêtées pour le bien du royaume et de déterminer les moyens de rendre leur application efficace.
Le 22 février 1787, cette assemblée ouvrit ses séances ; mais comme malheureusement les éléments dont elle était formée n’étaient rien moins qu’hostiles au monarque et à l’exécution de ses desseins réparateurs, elle se sépara bientôt sans avoir fait d’autres efforts que ceux de jeter la déconsidération sur la royauté qu’elle avait été appelée à sortir d’embarras.
Necker prit sur ces entrefaites la conduite des finances du royaume, dont l’économie était loin d’être assise. Mais la sollicitude de Louis XVI entrevoyait d’autres bienfaits à répandre : d’autres parties de l’État avaient besoin d’être sinon transformées, du moins restaurées profondément ; malgré l’ineptie et le mauvais vouloir récent des notables, il n’hésita pas, dans ce moment suprême, à demander encore à l’expérience et à la raison de la nation l’aide dont il avait besoin pour opérer ce grand œuvre de consolidation sociale.
En conséquence, il fit convoquer une assemblée des états généraux pour le 5 mai 1789. Il est bon de savoir que l’éligibilité à cette assemblée n’était aucunement soumise à la justification d’une propriété quelconque. Le 5 mai, l’assemblée des états, divisée selon la coutume en trois ordres, se réunit pour la première fois dans la salle des Menus plaisirs, à Versailles.
Une mission toute pacifique, toute réparatrice, semblait naturellement dévolue à ce conclave composé de l’élite des intelligences d’une grande nation ; du moins c’est ce que le roi paraissait attendre d’elles, quand il leur disait, par l’organe de Necker : « Vous n’avez pas seulement à faire le bien, mais, ce qui est plus important encore, à le rendre durable. »
Belles paroles, mais qui étaient loin d’être dans tous les cœurs. Que voit-on à cette première séance ? Un gouvernement sage et digne, plein de bonne volonté. Que trouve-t-on chez ceux qui ont été appelés à féconder ces bonnes et généreuses intentions ? L’hostilité la plus marquée, et, chose douloureuse à constater, il semble, en examinant l’attitude des trois ordres, qu’ils ont été réunis non pour se concerter, mais pour combattre ; non pour apaiser les maux dont souffre leur commune patrie, mais pour en attirer sur elle de plus effroyables encore.
Si le cérémonial qui, depuis des siècles, présidait à ce genre de réunion eût été suivi sans ostentation, les députés du tiers s’y seraient conformés sans éprouver de honte ; mais des courtisans laissèrent paraître une joie maligne sur leur visage, quand le grand maître des cérémonies vint enjoindre au tiers de se découvrir pendant qu’il leur était permis de rester coiffés. On remarqua avec affectation l’humble vêtement noir des députés des communes, et, il faut le dire, cette conduite était une grave offense à la dignité de ces hommes ; mais alors on ne s’inquiétait guère du ressentiment qu’elle pourrait faire naître.
Emmanuel-Joseph Sieyès. Dessin d’après nature gravé par Jean-Baptiste Vérité (1790)
Cependant, le mode de vérification des pouvoirs ainsi que celui de délibération n’ayant pas été indiqués par le roi, ce qui était une faute, dans la soirée les députés du tiers décidèrent que les ordres de la noblesse et du clergé se joindraient à eux pour procéder à ces préliminaires indispensables (l’ordre du clergé se composait de 300 députés ; celui de la noblesse était du même nombre. L’ordre du tiers, qui représentait les trois quarts au moins de la nation, était double des deux premiers).
Dans les anciens conseils généraux, chacun des ordres vérifiait en particulier les pouvoirs de ses membres ; la noblesse et le clergé déclarèrent vouloir se conformer à l’usage traditionnel. De là ce conflit d’où sortirent les divisions funestes qui devaient porter une si rude atteinte au pouvoir royal.
Les députés des communes demeurèrent invariablement attachés à leur décision ; jusqu’au 17 juin, ils attendirent qu’il plût à leurs collègues dissidents de se joindre à eux, mais ceux-ci restèrent sous leur tente. Le 17, le tiers, poussé par Sieyès, qui disait modestement de lui « qu’il n’avait rien à apprendre des hommes », reconnaissant qu’il représentait plus des trois quarts de la nation, se constitue corps politique sous le nom d’Assemblée nationale.
À cette nouvelle, les deux ordres privilégiés protestèrent entre les mains du roi contre une aussi audacieuse détermination. Mais déjà le coup était porté, et tout annonçait que le tiers sortirait vainqueur de cette lutte des idées novatrices contre le principe monarchique. En effet, le 20 juin, cent cinquante ecclésiastiques, mus par un excellent esprit de conciliation, se joignirent aux députés du tiers, le roi achevant la fusion des trois ordres le 27 juin.
La séance royale qui fut consacrée à cet acte d’apparente réconciliation offrit, dit Ferrières dans ses Mémoires, « le sévère appareil d’un lit de justice ; des soldats et des gardes du corps environnaient la salle des états : tout autour du trône fut morne et silencieux. La déclaration du roi ne contenta personne. » Le roi était environné d’hommes qui ne s’entendaient pas ; de là cause de toutes les irrésolutions qu’il montra jusqu’au 10 août, de là, une des causes de la chute de la monarchie.
Une autre encore, le parti dont le duc d’Orléans était l’âme et Mirabeau le principal instrument, n’y contribua pas peu non plus. Le premier ne rêvait qu’une chose, la dissolution des états généraux, même par la force ; il commençait à redouter le tiers, et ses allures vigoureuses et cauteleuses à la fois l’effrayaient avec raison. Le second avait juré d’abattre le trône, d’introduire en France le régime constitutionnel, et d’asseoir sur cet assemblage hétérogène la maison d’Orléans.
Le tiers demeurait, froid en apparence au milieu des tendances à peine dissimulées de ces factions, mais préparait dans le secret, par ses clubs et ses réunions de tous genres, la ruine de tous deux et son triomphe. Il se fût peut-être rattaché à Louis XVI, mais les fatales tergiversations du monarque l’éloignèrent. À la suite de la séance du 23 juin, les ordres privilégiés se retirèrent. Le tiers demeura et s’emporta en déclamations violentes contre ce qu’il appelait la tyrannie de Louis XVI.
Au plus fort de ces récriminations, le grand maître des cérémonies, le marquis de Dreux-Brézé, apporta aux députés l’ordre de se retirer. Cette injonction qui, après tout, n’avait rien de blessant, allait recevoir son effet, quand Mirabeau, la face empourprée d’un tout autre rouge que celui de la pudeur et de la dignité offensée, s’écria en s’adressant à l’officier du roi : « Vous n’avez ici ni place... ni droit de parler. Allez dire à, votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes. »
Mirabeau à l’Assemblée nationale le 23 juin 1789. Chromolithographie du début du XXe siècle
En réalité, les paroles de Dreux-Brézé provoquèrent un tollé général suivi d’un brouhaha indescriptible. Dans ces conditions, comment l’assistance eût-elle pu entendre l’apostrophe ronflante de Mirabeau, cette interminable période oratoire dont il s’attribue la paternité ? En réalité, Mirabeau, sans quitter sa place, se leva, comme sans doute beaucoup d’autres représentants. Dans le tumulte général provoqué par les paroles du grand maître des cérémonies, Mirabeau cria son indignation, comme d’ailleurs toute l’assistance. Mais quelles furent, au juste, les paroles du tribun ? Aucun témoin digne de foi ne nous les rapporte.
Quoi qu’il en soit, le roi, apprenant les événements, dit : « Eh bien, s’ils ne veulent
pas sortir, qu’ils restent ! » À la suite de cet incident, le tiers déclara la personne des membres de l’Assemblée inviolable, et traître à la patrie quiconque oserait attenter à la liberté d’un député. C’était couvrir habilement d’un bouclier solide toutes les intrigues et les projets de subversion qui fermentaient dans son sein, leur assurer l’impunité et conséquemment le succès.
D’autres causes encore poussaient la France au gouffre de la révolution. « Avant qu’elle éclatât, dit Huë, chaque ordre de la monarchie en nourrissait le germe. Dans le clergé, un grand nombre d’ecclésiastiques du second ordre, cédant aux suggestions des novateurs, s’étaient laissé prévenir contre les évêques et avaient fait envisager aux curés et vicaires leur cause comme liée à celle du tiers état.
« Dans la noblesse, il existait entre les différentes classes de gentilshommes des jalousies et des haines ; ceux qui habitaient la province se plaignaient de voir trop souvent les dignités et les grâces concentrées dans certaines familles, dont, à les entendre, les faveurs du roi faisaient une sorte de patriciat.
« Dans l’ordre du tiers, chacun se pressait d’arriver à la fortune ; si déjà il la tenait de l’industrie de ses ancêtres ou de la sienne, if voulait franchir la barrière qui l’écartait des premières places et des emplois supérieurs. La profession du père ne suffisait plus au fils, qui cherchait à tout prix à changer d’état et à s’élever davantage ; ajoutez à cela l’amour excessif du luxe, la corruption des mœurs, l’oubli de la religion et des devoirs, puis cet élan vers la liberté que la guerre de l’indépendance américaine avait donné aux esprits, etc. » Voilà plus qu’il n’en faut pour renverser un roi honnête homme.
Déjà la licence dont jouissait l’Assemblée portait ses fruits ; au dehors, le peuple artisan avait quitté l’atelier d’où il tirait une subsistance honorable, pour se ruer dans les places et courir aux réunions politiques. Au travail, qui élève l’âme et l’ennoblit, avait succédé, dans les rangs des travailleurs, l’oisiveté qui la dégrade et peu à peu la porte aux plus grands excès.
Déjà les distinctions haineuses d’aristocrate et de démocrate passent dans les bouches, circulent sur toute la surface de la France, excitant les mauvais instincts. Les incendies et le pillage des châteaux commencent dans les provinces, jettent la terreur dans les esprits et appellent d’autres violences, d’atroces barbaries. Versailles et Paris ne sont pas à l’abri de ces épouvantables débordements.
Le roi, voulant refréner tant d’excès déplorables, fit déployer quelques régiments sur ce premier point ; mais l’Assemblée, dont cette mesure entravait l’œuvre odieuse, s’en plaignit à lui amèrement. « Jamais les troupes ne porteront atteinte à la liberté des états généraux », répondit Louis XVI. L’Assemblée ne voulut pas paraître rassurée, et sa contenance excita au dehors de nouveaux excès.
Arrestation de Bernard-René Jourdan de Launay, gouverneur de la Bastille, le 14 juillet 1789
La révolution s’amalgamait ; peu à peu on voyait se dresser le géant qui devait écraser l’antique société française. Le roi, qui n’était pas dupe des semblants de dévouement que paraissait lui témoigner Necker, et qui ne pouvait admettre son plan d’organisation sociale empruntée à l’Angleterre, demanda à ce ministre sa démission. Le 11 juillet, Necker la remit au roi.
Cependant, le 12, aussitôt que la nouvelle en parvint au peuple désœuvré, tout Paris fut dans l’agitation. Qui l’avait préparée ? Le duc d’Orléans, cet homme dont le front était sans cesse paré du masque d’un faux libéralisme, et dont les mains ne s’ouvraient que pour corrompre et acheter une popularité menteuse et factice. Une foule bruyante, excitée par les mécontents de la noblesse, remplit les rues, inonda le Palais-Royal, précédée des bustes de Necker et du duc d’Orléans, couronnés de fleurs.
Là, des orateurs improvisés la haranguèrent. Camille Desmoulins, qui se débattait dans les langes de l’obscurité, se fit remarquer par cette exaltation fiévreuse que nourrissait en lui bien plus l’ambition qu’un sincère amour de la liberté. Ce fut lui qui cria le premier aux armes et arbora une cocarde de feuilles d’arbre à son chapeau. Les canons roulèrent sur leurs lourds affûts, le tocsin sonna, le peuple se rua par bandes insensées sur les barrières de Paris, qu’il incendia. Le prince de Lambesc accourut à la tête du régiment de Royal-Allemand. Il fut accueilli à coups de pierres sur la place Louis XV. Le régiment des gardes françaises passa du côté des factieux.
À la suite de celte journée, les électeurs de Paris s’emparent de la municipalité et y convoquent les bourgeois de Paris. On résolut d’armer les citoyens dans cette réunion. En vingt-quatre heures, soixante mille hommes se font inscrire. On prit des armes à l’hôtel des Invalides. Les soldats des gardes françaises virent récompenser leur défection par des grades d’officier qu’on leur donna dans la nouvelle milice parisienne.
Le soleil du 14 juillet se leva sur Paris sourdement agité par les factions. La veille, la foule avait envahi l’hôtel des Invalides où elle avait pris trente-cinq mille fusils ; le garde-meuble, où se trouvaient des collections précieuses d’armes de prix, avait été dépouillé. L’assemblée des électeurs autorisait la ville à faire fabriquer des piques, des hallebardes ; tout se préparait donc pour un immense combat.
Cependant il restait un grand nombre de citoyens sans armes. On apprend que la Bastille en renferme ; la foule se porte au pied de la forteresse. Quarante parlementaires appartenant au peuple y sont admis. Mais tout à coup une vive fusillade se fait entendre à l’intérieur ; à ce bruit sinistre, la multitude pousse des cris de vengeance, on incendie les derrières de la forteresse à l’aide de voitures de paille traînées jusque-là. Cependant la, garnison riposte et se défend ; mais, après quatre heures de lutte, le gouverneur demande à capituler.
Un bourgeois nommé Elie accepte la capitulation au nom du peuple ; mais aussitôt que les ponts-levis furent baissés, la fureur des assaillants qui n’était que ralentie se réveilla ardente à la boucherie. De Launay, le gouverneur, est égorgé, et sa tête placée comme un hideux trophée au bout d’une pique ; bientôt un respectable vieillard subit le même sort.
Dans la soirée Flesselles, prévôt des marchands, soupçonné de connivence avec la cour, est tué d’un coup de pistolet en sortant de l’hôtel de ville ; son corps déchiré en lambeaux n’offre plus que des débris de chairs, de fibres palpitantes et souillées de fange. Sa tête est promenée par les rues comme une dépouille glorieuse, jusqu’au Palais-Royal ; là les habitués de ce séjour crapuleux repaissent à loisir leurs yeux de ce sanglant spectacle.
Démolition de la Bastille. Gravure de Martial Deny (1789)
Le 15, on commença à démolir la Bastille. Lafayette se fit remettre la clef de la porte principale de l’antique forteresse et l’envoya à Washington. Il n’y eut pas seulement des pierres frappées dans ces désastreuses semaines ; il y eut des monuments vivants, il y eut des hommes. On gémit sur la destruction des manoirs antiques dans le Dauphiné, en Auvergne, en Franche-Comté. Mais voyez, en Languedoc, le marquis de Barras coupé en morceaux sous les yeux de sa femme enceinte ; dans le Maine, M. de Montesson fusillé après l’égorgement de son beau-père ; en Franche-Comté, le baron de Montjustin suspendu pendant une heure dans un puits, entendant délibérer sur son genre de mort ; en Normandie, un gentilhomme paralytique abandonné sur un bûcher ; à Troyes, le maire mis en pièces et traîné dans les rues de la ville.
Et la ville de Caen fut témoin, le 12 août, d’un événement horrible : un vigoureux mais téméraire jeune homme, héritier d’un nom illustre dans les annales du dévouement, M. de Belzunce, major en second du régiment de Bourbon infanterie, fut déchiré sous mille coups ; on porta triomphalement dansa la ville les lambeaux de son corps, et, ce qu’on ne peut raconter qu’en frémissant, une femme, ou plutôt une échappée de l’enfer, mangea le cœur du jeune Belzunce.
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