S’il exista sous les deux premières dynasties royales, chez le peuple gallo-franc, des individus nobles, c’est-à-dire libres, ils ne formèrent pas, en dépit de leurs privilèges, une masse assez homogène par les intérêts et par les desseins pour constituer ce qu’on a appelé depuis un ordre de noblesse, mais on trouve néanmoins en ces temps anciens quatre classes d’individus présentant une certaine analogie avec celles qui formaient la société française du XVIIIe siècle
Une question importante est celle de l’origine de la noblesse, qui, comme ordre, joua un si grand rôle dans notre histoire politique. François de Montlosier fait remonter la noblesse à la fondation de la monarchie de Clovis.
L’historien et poète Adrien de Valois, ainsi que le président Hénault, pensent qu’il n’a point existé de nobles sous les deux premières dynasties royales — mérovingienne et carolingienne — ; et que la noblesse est d’origine ou d’institution féodale. Montesquieu croit que la noblesse résidait dans ce petite nombre d’hommes attachés à la personne ou au palais du roi, et appelés antrustions.
L’essayiste et homme politique François-Dominique de Montlosier (1755-1838), auteur de De la monarchie française, depuis son établissement jusqu’à nos jours (1814), fait quant à lui remonter la noblesse à la fondation de la monarchie de Clovis. Rappelons que vers la fin du XVIIIe siècle, immédiatement avant la Révolution française qui causa la chute de la monarchie de Louis XVI, il existait en France quatre ordres de personnes : 1° les pairs et les grands officiers de la couronne ; 2° les nobles ; 3° les bourgeois et les roturiers ; 4° les domestiques à gages.
Les Francs Ripuaires approuvent en 517 leur constitution par leur signature
(règne du roi de Reims mérovingien Thierry Ier, l’un des quatre fils de Clovis).
Gravure (colorisée ultérieurement) réalisée d’après un dessin de Friedrich Hottenroth
et extraite de Geschichte des deutschen Volkes, par Wilhelm Zimmermann (1873)
François de Montlosier pense qu’en observant la population gallo-franque sous les premières dynasties royales, on trouve quatre classes analogues à ces quatre ordres : 1° les grands correspondant aux pairs du XVIIIe siècle ; 2° les francs ou ingénus correspondant aux nobles ; 3° les tributaires qui correspondent aux bourgeois et aux roturiers ; enfin, 4° les esclaves qui semblent correspondre aux domestiques. Ces distinctions sont fondées sur les fonctions ou prérogatives dans l’ordre social, les lois anciennes des compositions, et la distinction des propriétés.
Les esclaves n’avaient, comme on sait, ni propriété, ni existence civile, ni composition.
Les tributaires n’avaient que des demi-possessions. Les terres qu’ils cultivaient ne leur appartenaient point en propre. Ils ne pouvaient ni les abandonner, ni les aliéner ; toutefois ils en demeuraient détenteurs, tant qu’ils en payaient les tributs. Ils étaient regardés par cela même, on le voit dans les chartes, comme appartenant au droit public, ad jus publicum pertinentes. Ils étaient compris au premier degré dans la loi des compositions.
La classe des hommes francs ou ingénus, correspondant à l’ordre de noblesse, avait pour premier caractère de ne payer aucun tribut. La pleine liberté, soit de sa personne, soit de sa possession, était ce qui composait principalement la franchise. Cependant les hommes de cette classe pouvaient s’engager à volonté pour l’hommage et le service militaire. Ils devenaient alors vassaux. On les trouve désignés communément sous ce titre, au commencement de la dynastie capétienne. Ils possédaient soit la propriété franche, qu’on appelait alleu, soit cette espèce de propriété assujettie, mais noble, qu’on appelait bénéfice. Ils jouissaient de grands privilèges dans l’ordre judiciaire, et formaient conjointement avec les grands de l’État les assemblées des Champs de Mars et de Mai.
Les grands des premières dynasties, qui correspondent aux pairs et grands officiers de la couronne de la fin du XVIIIe siècle, étaient désignés sous les titres de magnates, optimates, principes, proceres. Quelques chartes spécifient d’une manière précise les dignités qui donnaient ces titres. Elles citent, comme formant les grands de l’État, les évêques, les ducs, les comtes et les principaux officiers.
Les grands possédaient donc les duchés, les comtés, les grands bénéfices et les grands offices. On les appelait aussi grands vassaux ou vassaux du roi (vassali dominici). Ils composaient, sous la dynastie carolingienne, les assemblées d’automne, dirigeaient et présidaient les assemblées du printemps, et formaient en tout temps le conseil du roi. Ils avaient, dans les délits, un tarif de composition supérieur à celui des simples Francs.
Cet ordre des rangs prouve, suivant de Montlosier, deux sortes de noblesse : l’une, toute d’illustration, résultant de la faveur du prince et de l’occupation des grandes charges ; l’autre, toute d’indépendance, résultant de la pleine liberté de sa personne, de sa famille et de sa terre. La première de ces noblesses, quoique la plus éclatante, peut être regardée comme précaire à quelques égards, puisqu’elle tient à des honneurs révocables à volonté, ou donnés seulement à vie ; l’autre, au contraire, est indépendante du prince, et provient du fait seul de la naissance et de la possession.
De Montlosier rappelle qu’à l’époque moderne on a vu anoblissements et des dérogeances, soit un passage continuel des conditions les plus élevées aux conditions les plus basses, et des conditions les plus basses aux plus élevées. Et d’ajouter qu’on voit le même mouvement sous les deux premières dynasties.
« On ne trouve pas sans doute, dans ces temps anciens, le mot dérogeance, explique-t-il ; mais on n’en dérogeait pas moins effectivement dans plusieurs cas. Et d’abord, pour cause de mésalliance, la loi des Ripuaires règle que, dans ce cas, les enfants subiront le sort de celui des parents qui se trouvera d’une condition inférieure. On dérogeait aussi quelquefois pour cause de mariage entre parents. La loi des Bavarois porte la peine expresse de servitude. Il y avait une dérogeance plus commune : c’est lorsqu’un homme franc ou ingénu, forcé par la détresse, venait dans la cour d’un seigneur pour lui offrir les cheveux du devant de sa tête. Il descendait ainsi dans la condition des tributaires.
« On ne voit pas, poursuit de Montlosier, dans les écrits des hommes contemporains des rois mérovingiens et carolingiens le mot anoblissement ; mais quoique le mot ne fût pas encore consacré, la chose existait. On voit dans les capitulaires, que, non seulement des colons, mais des esclaves, avaient été investis de grandes dignités. Leudaste, esclave boulanger, à qui on avait coupé les oreilles à cause de ses friponneries, n’en fut pas moins fait comte de Tours, sous Charibert — grand-père maternel de Charlemagne qui vécut durant la première moitié du VIIIe siècle.
« D’après la loi des Ripuaires, on pouvait élever son esclave à la qualité de tributaire ; on pouvait le faire citoyen romain. Il suffisait, dans une charte, de déclarer qu’on lui avait conféré cette qualité, et ouvert, en conséquence, les portes de la maison. Ce citoyen romain n’était pas pour cela franc — ce n’était qu’un affranchi désigné par le nom de chartulaire (chartularius). Pour conférer la qualité de franc, qui était un véritable anoblissement, il fallait amener celui qu’on voulait ainsi anoblir devant le roi, jeter un denier en l’air, et expédier une charte d’ingénuité. Ces anoblis, qu’on appelait pour cette raison dénariés, faisaient désormais partie de l’ordre des Francs, et participaient à tous leurs avantages. »
Enfin, François-Dominique de Montlosier, dans son désir de faire remonter l’existence de l’ordre de la noblesse à l’époque même de l’établissement des Francs dans la Gaule, pense qu’on trouve sous les rois des deux premières dynasties, non seulement des anoblissements et des dérogeances, mais encore des preuves de noblesse.
Lecture d’un capitulaire de Charlemagne à l’empereur entouré de ses vassaux,
comtes et missi dominici, au cours d’un « plaid », réunion des hauts dignitaires de l’État.
Enluminure extraite de la Bible de Vivien, dite Première Bible de Charles le Chauve,
commandée pour l’empereur par Vivien, abbé de Saint-Martin de Tours, et composée en 845
De grands avantages étant attachés à la condition de franc, la qualité d’où naissaient ces avantages devait être fréquemment un objet de contestation. Il cite, d’après l’appendice aux Formules de Marculfe, une cause très curieuse en ce genre : une église voulait traiter un individu comme colon ; celui-ci s’en défendait en disant qu’il était né d’un père franc ou d’une mère franque. II fut ordonné qu’il en serait fait preuve par huit témoins du côté paternel, et quatre du côté maternel. Telles furent, depuis, et lors de la fondation, les preuves exigées pour l’admission dans l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem.
Les Francs étaient libres, mais ils n’étaient pas seuls en possession de la liberté. Tous les hommes libres, quelle que fût leur origine, Celtes, Galls, Kimris, Phocéens, Romains, Goths, Burgondes, Vascons, etc. ; et quelles que fussent leurs occupations, prêtres, magistrats, guerriers, etc., prenaient part aux affaires publiques et aux assemblées générales : ils constituaient, non pas la noblesse, mais la nation ; en s’organisant sous les premiers rois capétiens et d’après la hiérarchie féodale, ils formèrent l’ordre de la noblesse et l’ordre du clergé, qui cessèrent bientôt de composer seuls la nation.
L’affranchissement des communes donna l’existence politique à une troisième classe de personnes qui prit le nom d’ordre des communes ou tiers état. Dès lors les vieilles distinctions de lignées gauloises ou germaniques, autochtones ou étrangères, cessèrent d’exister ; une nouvelle division s’établit, et trois grands corps, rivaux d’intérêts et de puissance, constituèrent le peuple français.
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