LA FRANCE PITTORESQUE
Fourchettes, cuillères, couteaux :
histoire des couverts de table
(Source : France Inter)
Publié le lundi 14 décembre 2020, par Redaction
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Depuis quand avons-nous arrêtés de manger avec nos doigts ? Quels étaient les usages ancestraux des premiers couverts ? De la haute société aristocratique de la Renaissance à sa progressive démocratisation, en France, comment l’aspect hygiénique des couverts s’est-il progressivement imposé dans les mœurs ?
 

Selon Didier Le Fur, chercheur en histoire, spécialiste des XVe et XVIe siècles, le couteau et la cuillère sont des ustensiles apparus très tôt. Le couteau tout simplement parce que c’était une arme, servant à tout. Dès l’époque du bronze, le couteau existe. La cuillère aussi est utilisée pour l’époque antique mais continuait à uniquement servir pour prendre les sauces à partir du mets collectif.

En France, en Europe, pendant longtemps, on mangeait avec ses doigts, le couteau ne servant à table uniquement que pour le plat commun principal. Car il n’y avait pas d’assiettes. On se servait dans un plat principal avec le couteau, sinon avec ses doigts, le couteau servant occasionnellement à couper un morceau de viande.

Le bal des noces du duc de Joyeuse en 1581 (détail). École française, fin du XVIe siècle. On y voit à gauche Henri III à côté de sa mère Catherine de Médicis
Le bal des noces du duc de Joyeuse en 1581 (détail). École française, fin du XVIe siècle.
On y voit à gauche Henri III à côté de sa mère Catherine de Médicis

Début du XVIe siècle, certaines personnes trouvaient que l’alimentation par les doigts n’était pas très hygiénique donc a imaginé qu’une fourchette pouvait exister. Au départ, elle a été inventée à Venise, exclusivement réservée à la noblesse ou en tout cas à la haute société. Elle est faite de deux pics et avec un long manche.

Toutefois on ne la portait pas encore à la bouche. Elle servait uniquement à prendre les mets depuis le plat commun et c’est avec les doigts seulement qu’on mettait la nourriture dans la bouche, puisque seuls les doigts pouvaient atteindre la bouche. Cette nouveauté vénitienne va se répandre peu à peu. La légende veut qu’en France, elle ait été instaurée par Henri III en 1474, juste après son voyage à Venise.

En fin de compte, elle était connue bien avant puisque certaines personnes, notamment à la cour de François Ier, l’utilisaient, ou à la cour d’Espagne aussi, puisque Charles Quint, dans les années 1530-1540, en avait eu une aussi. Cette fourchette on l’utilise pour piquer et porter l’aliment dans la bouche. Elle était considérée par beaucoup comme un objet extrêmement précieux. Nombre de gens l’ont d’abord refusée : il y avait une sorte de rejet de tous les opposants de Henri III et de toute cette image qui en profitait pour dire que cet ustensile-là était l’expression même d’une dégénérescence.

Finalement cette fourchette va quand même se développer au cours des XVIIe et XVIIIe siècles mais n’acquiert vraiment sa popularité qu’au XVIIIe siècle lorsqu’elle atteint les tables de la bourgeoisie. C’est au XIXe siècle que la fourchette va se répandre davantage au sein de la paysannerie et à l’ensemble de la société.

La cuillère quant à elle, qui n’était pratiquement pas utilisée jusqu’à la fin du XVe siècle, va être l’instrument principal des paysans, des classes populaires qui, outre le fait qu’ils boivent souvent et longtemps leur soupe directement au bol, se mettent à l’utiliser par la suite pour manger les plats un peu plus consistants.

Le couteau a eu longtemps une lame pointue. Mais à partir du moment où il est arrivé sur la table près de l’assiette, avec la fourchette, on a estimé que son bout pointu était inutile pour piquer dans un plat, c’est pourquoi il est devenu rond.

De simples spatules d’apparat devenues couverts de table
L’évolution de leur usage ne peut s’expliquer sans une histoire des représentations mentales liées au rapport que nos ancêtres pouvaient entretenir avec la mise de la table et la nourriture en général.

L’apparition des fourchettes, des cuillères et des couteaux est d’abord liée à une invention culturelle et sociale qui s’est progressivement imposée et généralisée à l’ensemble de la population quelle que soit sa condition : l’objectif n’était pas de manger grâce à ces ustensiles, mais de se servir directement grâce à eux en passant du plat général à sa propre place sans s’empêcher de manger avec ses doigts.

Dès le départ, ces premiers couverts à usage collectif répondent à une considération hygiénique certes mais qui correspond à celle de l’époque. Beaucoup reste alors à faire si nous comparons avec notre approche contemporaine de la propreté et de la saleté.

Comme l’explique très bien l’historien, en France, leur usage est d’abord diffusé par la haute sphère de la société pendant la période de la Renaissance. Mais la fourchette, le couteau et la cuillère sont avant tout des objets d’apparats, d’ornementation, de mode domestique, chargés de faire ressortir tout le prestige et la puissance d’une maisonnée, son rang, et impressionner par là les potentiels convives.

Cuiller, fourchette et couteau du roi. Dessin de Nicolas Delaunay (1726)
Cuiller, fourchette et couteau du roi. Dessin de Nicolas Delaunay (1726)

C’est comme simple objet d’agrément que les premiers couverts sont ainsi perçus à l’époque moderne. Il s’agissait de faire briller le repas en imposant sa propre argenterie. Il fallait que la profusion fastueuse s’impose à chaque repas au point que cela devienne un vrai cérémonial. Peu importe la nourriture tant que la vaisselle scintillait ! Toutefois, on continuait tout naturellement à se servir de ses doigts pour se restaurer.

La transformation usuelle de ces ustensiles est indissociable de l’évolution du rapport que la population entretient avec l’alimentation. Si les couverts d’apparat sont apparus, c’est aussi la marque des grands progrès de la cuisine en général. Mais dès lors que ces couverts-spatules étaient devenus courants chez les élites jusqu’au XVIIIe siècle, il a fallu que la cuisine et le rapport à la nourriture fassent leur révolution pour que cet usage se démocratise à l’ensemble de la population et que les classes les plus populaires en aient aussi l’usage. C’est alors aux XVIIIe et XIXe siècles que chaque personne autour de la table commence à se servir pleinement de ses propres couverts pour porter les aliments de son assiette dans sa propre bouche.

Comme l’exprime très bien le journaliste et écrivain Louis-Sébastien Mercier, dans les années 1780, connu pour avoir retranscris le Paris d’avant et pendant la Révolution française dans son Tableau de Paris (1782-1788 et 1798) : « On ne sait manger délicatement que depuis un demi-siècle ». C’est seulement à partir du XVIIIe siècle, dans les classes bourgeoises et populaires des villes que la cuisine s’invente véritablement, que les couverts sont considérés comme un moyen de manger plus proprement. Une convenance qui s’est progressivement démocratisée.

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