Sous une rubrique spéciale placée au jour du Samedi saint dans le Rituel de Nivelon (évêque de Soissons), « Rituale seu Mandatum insignis ecclesiæ Suessionensis tempore episcopi Nivelonis exaratum » (1856), nous lisons deux prescriptions particulières dont l’explication ne paraît pas dénuée d’intérêt : « Thesaurarius de Cereo provideat ; Custodes autem paeparent illum in medio presbyterii ante sacrosanctum altare », et « Cantor de Anno Incarnationis Dominicae provideat et de illis qui die ista debent in opus tanti mysterii convocari ; kiosque faciat scribi in tabula », ce qui signifie « Que le trésorier pourvoie à la fourniture du cierge et que les gardiens de l’église le disposent au milieu du chœur en face de l’Autel majeur » et « Que le chanoine grand-chantre pourvoie d’autre part à ce qui concerne l’année de l’Incarnation ; qu’il convoque ceux qui doivent prendre part à la solennité, et qu’il inscrive leurs nom sur la tablette ».
La première : Thesaurarius de Cereo provideat, s’explique très facilement. Dans les églises paroissiales, la dépense nécessitée par l’achat du Cierge pascal était anciennement couverte par les aumônes des fidèles, et des quêteurs choisis par les marguilliers ou fabriciens allaient à domicile les solliciter et les recueillir ; mais la Cathédrale Saint-Gervais de Soissons n’étant point paroissiale, bien que cependant elle renfermât une petite cure, dite cure des fonts, ayant pour paroissiens les serviteurs de l’église et les domestiques do l’Hôtel-Dieu, c’est au Chapitre lui-même qu’incombait la dite dépense, comme le rappelle le Rituel ; et il ne faut pas croire qu’elle fût sans importance.
Le Cierge pascal devait être de cire pure, et d’un poids considérable puisque les auteurs le désignent ordinairement sous le nom de colonne, colonna ; de plus, il était couvert de dessins et de peintures dont la richesse était mise en harmonie avec sa destination symbolique. Le piédestal lui-même qui le supportait, était un véritable monument artistique, d’architecture très variée et très délicate, dont les motifs étaient rehaussés par une grande profusion de métaux précieux finement travaillés.
Quel est le sens de la prescription Cantor de Anno Incarnationis Dominicae provideat, et quel est le soin particulier qu’elle entendait mettre à la charge du chanoine grand-chantre, l’un des dignitaires de l’église cathédrale ? Pour le comprendre, il faut nous rappeler d’abord que l’année n’a point toujours commencé à la même date dans les diverses provinces de France, et que c’est seulement un édit de Charles IX, l’édit de Roussillon, de l’année 1563, qui ordonna que le 1er janvier fût pris désormais pour le premier jour de l’année dans tous les actes publics, sur toute l’étendue du royaume.
Les Gaulois, pour parler de nos premiers ancêtres, réglaient leurs années, non sur le cours du soleil, mais sur celui de la lune, et ils les commençaient à la sixième nuit de la nouvelle lune qui suivait le solstice d’hiver. C’est au cours de cette nuit, appelée nuit-mère, que le chef du collège des Druides, armé d’une faucille d’or, détachait du tronc de l’arbre sur lequel on avait réussi à le trouver, le gui de chêne dont les rameaux étaient recueillis par les autres prêtres sur une large saie blanche, au milieu des transports de tout le peuple qu’on avait convoqué à cette solennité par le cri mille fois répété : Au gui l’an neuf ! A la suite de la conquête, les Romains apportèrent leurs usages dans notre pays, et l’année Julienne dont le commencement était fixé au 1er janvier, devint, avec le temps, l’année des Gallo-Romains.
Mais, quand au VIe siècle, les savants travaux de l’érudit chrétien Denys le Petit (né vers 470 - mort vers 550) eurent introduit la coutume de dater les années à partir de l’Incarnation de Jésus-Christ, l’on vit en même temps des usages différents se former chez les divers peuples des Gaules quant au commencement de l’année elle-même. Les uns continuèrent de le fixer au 1er janvier ; les autres, au contraire, le fixèrent soit à Noël, le 25 décembre, soit à l’Annonciation, le 25 mars, soit encore à la fête de Pâques ; et chez ces derniers, le commencement de l’année devint mobile comme la fête qui en était le premier jour, et les années, en se suivant, n’avaient point toutes la même longueur.
Il est bon de remarquer que dans les provinces qui prirent Pâques pour le commencement de leur année, le point initial fut l’instant qui suivait la bénédiction du cierge pascal ; de telle sorte que, quand au Xe siècle cette cérémonie qu’on avait faite antérieurement dans la nuit de Pâques, fut avancée au matin du samedi, le commencement de l’année fut lui-même avancé d’autant. C’est ainsi que l’Art de vérifier les dates cite deux chartes du roi Jean, toutes deux datées de Villeneuve, près Avignon, et données à un jour de distance ; la première est du vendredi saint, 31 mars de l’année 1362, et la seconde du samedi saint de Pâques, après la bénédiction du cierge, 1er avril de l’année 1363.
Bénédiction du cierge pascal |
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Mais à quelle date l’année commençait-elle à Soissons au XIIIe siècle ? A ne consulter que le texte de notre rituel : Cantor provideat de Anna Incarnationis Dominicæ, il semble que nous devrions dire qu’elle commençait à Pâques, ou bien la veille, après la bénédiction du cierge, et qu’il appartenait au chanoine grand-chantre de faire connaître le changement d’année. Il n’en est rien cependant. Une charte de l’évêque Joslein de Vierzy, de l’année 1135, nous apprend positivement qu’à Soissons l’année commençait à Noël. Cette charte, en effet, porte la suscription suivante : « Actum est kalendis martii anno domini MCXXXV a proxime praeterito natali inchoante et proximo pascha declarando ». (Fait aux calendes de mars de l’année 1135 laquelle a commencé à Noël dernier et sera publiée à Pâques prochain). Mais, d’après cette même charte, l’année qui avait commencé à Noël, devait être annoncée et proclamée en la fête de Pâques. Or, comment se faisait cette annonce et quel était le mode de cette proclamation ? Le texte du rituel que nous examinons n’y aurait-il point trait ?
Disons-le de suite : le millésime de l’année était gravé dans la cire du cierge pascal et c’est au chanoine grand chantre qu’il appartenait d’en faire faire l’inscription. Au rapport de Bède, écrivain du VIIIe siècle, l’annonce de la nouvelle année se faisait à Rome, non seulement en la fête de Pâques, mais aussi en celle de Noël. « Nos Frères, dit ce religieux, sont allés à Rome en l’année 701, et ils ont lu, gravée sur les cierges de l’autel de l’Eglise Sainte-Marie (majeure ?), l’inscription suivante : A passione Domini Nostri Jesus-Christi anni sunt DCLXVIII [Depuis la Passion de Jésus-Christ, 668e année] » et c’est, ajoute t-il, parce que chez les Romains, l’année commençait à Noël qu’on la publiait en cette fête, et sa publication était ensuite renouvelée en la solennité de Pâques.
Il ne paraît pas qu’en France, même dans les provinces où l’année commençait à Noël, on ait suivi l’usage de Rome, et c’est seulement au samedi saint que l’on gravait sur la cire du cierge pascal le millésime de l’année qui était alors en cours. Le cierge pascal étant l’emblème du Christ ressuscité, ne peut-on pas dire que le Sauveur annonçait ainsi lui-même le nombre des années écoulées depuis son incarnation ? La publication du millésime de l’année était donc faite à Soissons au XIIIe siècle en la fête de Pâques ou plutôt dès le samedi saint et c’est à cette publication que fait allusion le texte du rituel Cantor de anno Incarnationis dominicæ provideat, que l’on peut ainsi traduire : Le chanoine grand-chantre aura à assurer la publication du millésime de l’année, selon l’ère chrétienne.
Avec le temps, l’usage s’était introduit en plusieurs églises de joindre au millésime de l’année d’autres indications intéressant le calendrier ecclésiastique, ainsi que les noms des principaux dignitaires de l’Église et c’est de cet usage qu’en certains chapitres, la première dignité a tiré son nom de primicier, primus in cera. Mais lorsque l’inscription à faire sur le cierge pascal eût pris ces développements, on la fit, non plus sur le cierge même, mais sur une tablette de cire appendue au cierge. « On doit fixer au cierge pascal, dit Du Cange en son Glossaire, d’après les coutumes de Cluny, un titre dit tablette paschale sur laquelle le chanoine grand chantre fait graver l’année de l’incarnation, l’indiction, etc. ».
Les lignes qui terminent le texte du Rituel de Nivelon que nous avons cité, nous apprennent qu’à Soissons, comme du reste en d’autres églises cathédrales ou abbatiale, on faisait usage de la tablette paschale et que l’on y gravait aussi les noms des dignitaires du chapitre, s’il faut du moins en croire les derniers mots de notre citation.
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