LA FRANCE PITTORESQUE
Sorcière des Vosges (La)
(D’après un article paru en 1853)
Publié le samedi 23 janvier 2010, par LA RÉDACTION
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Lorsque Hubert arriva à la ferme, le jour touchait à son déclin ; la fête était dans tout son éclat, et la rakiotte faisait retentir la grange de ses aigres symphonies.
Le sagar s’arrêta, un peu embarrassé de faire son entrée au milieu du bal, et chercha du regard quelqu’un à qui il pût s’adresser.

Au même instant, une jeune fille, à demi cachée derrière la meule de foin achevée le jour même, se retourna et l’aperçut : c’était Charlotte qui venait de s’échapper de la fête pour soulager son coeur gonflé de larmes. Elle essuya rapidement ses yeux, refoula ses soupirs, tâcha de reprendre l’air calme et confiant qui donnait à son visage l’influence reposante d’un ciel serein, et s’avança vers son frère avec un sourire.

En la reconnaissant, Hubert fit un geste de satisfaction, courut à elle, et, sans prendre garde à son trouble, il lui demanda précipitamment et à demi-voix où était Baptiste. Charlotte lui répondit qu’il était rentré un instant pendant les danses, mais qu’il venait de repartir de nouveau.
 Et sais-tu où il est allé ? demanda le sagar.
 Je crois, balbutia la jeune fille, qu’il a pris... par la route de Luvigny.
 C’est cela, murmura Robert ; il sera retourné chez maître Debruat.
 Le notaire ! répéta Charlotte dont le visage s’illumina ; le croyez-vous, mon frère ?... Ah ! si c’était possible !
 J’en suis sûr reprit Hubert avec agitation ; il doit lui remettre une lettre.
 Ah ! vous me rappelez ! interrompit la jeune fille qui fouilla dans son corsage ; on en a apporté une pour vous.
 Pour moi ? donne !
 Maintenant, je me souviens qu’elle est envoyée par le notaire.

Le sagar, qui avait parcouru le billet, ne put retenir une exclamation.
 Oui, s’écria-t-il, que l’enfer le confonde ! c’est bien de lui, et c’est ce que j’attendais ! les avertissements n’avaient pas menti ; la malédiction est sur moi.
 Qu’y a-t-il donc encore ? demanda Charlotte effrayée.
 Ce qu’il y a ? répéta Hubert les dents serrés. Eh bien... tu ne devines donc pas, malheureuse ?... Il y a que nous sommes de ceux qui sèment du froment et ne récoltent que de la litière ! que tous nos efforts ne rapportent que fatigue, et toutes nos espérances que regrets ! Il y a que le notaire me refuse le fonds des Aunes... vu qu’il aura trouvé sans doute meilleur fermier.
 Jésus ! encore un malheur ! dit Charlotte en laissant couler ses lames, un peu pour le chagrin avoué par son frère, beaucoup pour celui qu’elle cachait elle même.
 Oui, répéta Hubert qui relisait la lettre... Il me dit que je n’offre pas assez de garanties... que les terres pourraient souffrir entre mes mains... qu’ il aime mieux les confier à un laboureur ! Oh ! je comprends, je comprends ; quelqu’un de ceux qui voulaient la ferme lui auront parlé contre moi !... On lui aura répété que je n’avais ni argent, ni bonne volonté, ni vaillantise !... qui sait même si on ne m’aura pas fait une méchante renommée.

Charlotte se récria.
 Ah ! qui pourrait avoir tant de mauvaiseté ! dit-elle.
 C’est ce que je saurai, murmura Hubert en repliant la lettre et la glissant dans la poche de son gilet. Par les plaies du Christ ! je connaîtrai mon ennemi.
 Mais comment ? demanda la jeune fille.
 J’irai consulter la Marcou.
 Quand cela ?
 Tout de suite.
Charlotte parut frappée d’un trait de lumière.
 J’irai avec vous, dit-elle ; moi aussi je veux lui parler.
 En route alors, reprit le sagar.

Et, sans se retourner vers la ferme où la musique et les cris de joie continuaient à se faire entendre, il se dirigea avec Charlotte vers le village dont le clocher pyramidait au loin dans les brumes du soir.

La route se fit en silence. Hubert repassait dans son esprit tous ses projets formés et détruits. Il s’arrêtait avec une complaisance amère sur son nouveau désappointement ; il en cherchait la cause et en désignait l’auteur ; il avivait sourdement sa colère en se promettant tout bas une vengeance qui pût le soulager enfin de tant d’échecs immérités. Charlotte, de son côté, pensait aux confidences d’Isabeau, partant tour à tour d’un doute à un autre, et ne pouvant ni repousser ni accueillir l’espérance. Quand ils arrivèrent au village la nuit était close. Le sagar connaissait la cabane, de la Marcou, et s’y rendit directement.

Elle était bâtie à l’écart, précédée d’une petite cour fangeuse que défendait un mur en pierre sèche, et désignée de loin par la carcasse d’une tête de cheval plantée au sommet du toit comme talisman ou comme épouvantail. La Marcou exerçait ostensiblement une profession étrange. dont l’exercice est particulier aux Vosges, celle de jeteuse de liards ; mais on la soupçonnait d’y joindre une sorcellerie moins innocente et enseignée par le démon. Les vieillards, qui avaient conservé le souvenir des traditions, ne manquaient pas de faire remarquer qu’elle fuyait la société des femmes pour celle des chépés ; qu’on la voyait conduire sa vache à l’abreuvoir, un balai à la main, et qu’elle avait sur le visage les neuf signes du sabbat. Aussi Charlotte parut-elle un peu saisie en apercevant la cabane isolée. Elle ralentit le pas et demanda à demi-voix à son frère s’il n’était point bien tard pour consulter la sorcière ; mais Hubert éprouvait une impatience mêlée de colère, qui l’aurait fait tout braver. Il continua sa route sans répondre traversa la cour et alla frapper à la porte de Marcou.

Après un moment, une voix cria de l’intérieur :
 Entre, sagar ! je t’attendais !
Hubert tressaillit, et sa soeur devint pale.
 Elle vous a reconnu sans vous voir ! dit-elle tout bas.
 C’est preuve qu’elle saura me dire ce que je veux savoir, répliqua Hubert, chez qui la curiosité dominait l’effroi. Et il entre.


La Sorcière des Vosges. Dessin de H. Valentin.

La Marcou était une vieille femme de grande taille, aux traits durs, et dont les cheveux retombaient épars des deux côtés de son étroit bonnet. Hubert la salua avec une politesse circonspecte.
 Te voilà enfin, dit la jeteuse de liards en fixant sur lui un regard perçant ; tu as eu grand peine à venir consulter la Marcou.
 Faut croire que je n’avais rien à lui demander, répliqua le sagar, qui s’efforçait de garder son air d’assurance.
 Ou plutôt que tu avais peur pour ton âme, dit la vieille avec amertume ; car il y en a qui me soupçonnent de mauvaise magie comme s’ils ne me voyaient pas fréquenter l’église, et comme si je n’avais pas chez moi les bonnes figures et l’eau sanctifiée !

En prononçant ces mots, elle indiquait du regard une image grossière collée au mur, près d’un de ces petits bénitiers de faïence surmontés d’une croix. Hubert s’inclina en signe de respect, mais parut embarrassé. La demande qu’il voulait faire à la Marcou relevait bien un peu de ce qu’elle venait d’appeler la mauvaise magie, et il commença à craindre que la sorcière ne s’en tint pour offensée. N’osant donc la faire de prime abord, il la pria, après quelques instants d’hésitation, de jeter le liard pour lui faire connaître le moyen de vaincre la mauvaise chance qui le poursuivait.
 Soit fait selon ton désir, dit la vieille, au nom de Dieu et en ta propre intention.

Elle referma alors la porte au verrou, prit un plat de terre qu’elle remplit d’eau, fit le signe de la croix, murmura quelques conjurations ; puis, la main gauche appuyée sur le balai et un genou en terre, elle se mit à murmurer à voix basse la litanie des saints, en jetant à chaque nom, dans l’eau consacrée, un liard qui lui rejaillissait dans la main. Enfin, au nom de saint Jean, le liard s’élança par dessus son épaule, et alla rebondir à la muraille.

Aussitôt elle se redressa.
 Tu as ta réponse, dit-elle à Hubert ; le liard t’ordonne de faire un pèlerinage à la chapelle de saint Jean ; et, comme il a ressauté cinq fois, il t’avertit de présenter les cinq offrandes, c’est-à-dire la cire, la toile, l’argent, les œufs, et les oignons.
 Est-ce tout ? demanda le sagar.
 Sauf une messe que tu ajouteras au commencement de chaque saison.

Hubert la remercia, et lui mit dans la main une pièce d’argent. Le don était sans doute le plus riche qu’elle ne s’y attendait, car ses traits durs s’éclairèrent, et elle sourit au frère de Charlotte.
 Bien, bien, dit-elle en faisant disparaître la pièce de monnaie ; celui qui récompense sera récompensé ! Suis l’ordre du liard, et le mauvais sort qu’on a jeté sur toi s’en ira en fumée.
 C’est donc vrai qu’on me l’a jeté ? demanda le sagar.
 La vieille fit un signe affirmatif.
 Et que j’ai un ennemi qui me poursuit pour prendre tout mon bonheur ?
 Tous les chrétiens en ont un, répliqua la sorcière.
 Mais on peut le connaître, ajouta Hubert plus bas ; vous avez ce pouvoir, la Marcou ?

Elle voulut protester.
 Vous l’avez, interrompit-il avec énergie ; l’anabaptiste qui est mort il y a un an vous a légué le miroir de magie où l’on peut voir celui qu’on cherche, voleur ou ennemi ! Laissez-moi y regarder, et ceci vous appartient. Il présentait tout l’agent remis par Mme Fournier et sa compagnie : les yeux de la vieille femme étincelèrent.
 Tout ! répéta-t-elle en allongeant ses doigts crochus comme des serres de vautour.
 Tout, dit le sagar qui faisait sonner les pièces dans le creux de sa main.
 On ne peut te résister, mon fils, s’écria la vieille ; donne, donne !
 Quand j’aurai vu, répliqua Hubert qui retint l’argent avec une certaine méfiance.
 Viens donc, dit la Marcou ; mais là, au fond : le miroir ne peut être vu par deux êtres baptisés à la fois.

Elle entraîna le sagar aux pieds du lit, derrière un grand rideau de coutil bleu, tandis que Charlotte restait assise à la même place et toute saisie. Il y eût une assez longue pause pendant laquelle la sorcière se mit à murmurer des paroles confuses.
 Vois-tu ? demandait-elle par intervalle.
 Pas encore, répondit Hubert.

Mais tout à coup il poussa un cri :
 Je vois ! je vois ! dit-il. Ah ! damnation ! je m’en doutais.
 Ne le nomme pas, ou tout est perdu ! interrompit la sorcière.
 Non, non ! s’écria le sagar, vous avez raison ; mais je l’ai vu, j’en suis sûr ; c’est lui... Prenez, prenez, la Marcou ! Ah ! j’en sais assez maintenant !

Il avait jeté l’argent dans le tablier de la vieille, et se précipita hors de sa cabane. Charlotte effrayée s’élança sur ses pas ; mais il avait déjà disparu. Il courait vers Luvigny, dans une sorte d’égarement de rage, en murmurant des mots entrecoupés.
 Lui ! toujours lui ! répétait-il... Partout avant moi pour me dépouiller !... L’autre année, c’étaient les bois de la petite Combe qu’il m’enlevait... puis ça été l’entreprise de charroi pour la fabrique... aujourd’hui, c’est le fonds des Aunes !... En voilà assez !... Tant qu’il sera là, le mauvais sort me tiendra à la gorge... la Marcou l’a bien dit... par la vraie croix ! Il faut en finir !

Comme il prononçait ces derniers mots, il arriva devant la porte du notaire et heurta quelqu’un qui venait de passer le seuil. Son nom répété avec une expression joyeuse lui fit relever la tète : c’était le jeune fermier. A sa vue il poussa un cri,
 Toi ! dit-il en serrant son bâton. Ah ! c’est le bon Dieu qui te met sur mon chemin ! D’où viens-tu ?
 Ne le voyez-vous pas ? répliqua gaiement Baptiste je viens de chez M. Debruat.
 Payer la ferme du fonds des Aunes, n’est-ce pas ? s’écria le sagar.
 Tiens ! vous savez la chose ! répliqua le fermier.
 Et tu as réussi ? demanda Hubert, la voix étranglée.
 Voilà le bail ! s’écria joyeusement Baptiste en agitant un papier plié en quatre.

Le coupeur de bois recula.
 Par le vrai Dieu ! tu n’en profiteras pas ! s’écria-t-il hors de lui.
Et, levant à deux mains son bâton de houx, il en asséna au jeune homme un coup terrible. Baptiste tomba tout étourdi.

Hubert allait redoubler, quand Charlotte se précipita entre eux avec un grand cri, et jeta ses deux bras au cou de son frère. Celui-ci fit un effort pour se dégager.
 Laisse ! répétait-il, fou de colère ; sur ta vie, laisse ! il faut que j’en finisse avec le brigand...
 Ecoutez-moi ! répondait la jeune fille qui continuait à le retenir... Hubert... malheureux ! que t’a-t-il fait ?
 Tu le demandes ! s’écria le sagar, quand il vient de m’ôter ma dernière espérance... le bail du fonds des Aunes.
 Moi ! dit Baptiste qui revenait à lui. Hélas ! pauvre her homme ! Je vous l’apportais.

Le sagar se retourna.
 Que dis-tu là ? demanda-t-il en tressaillant.
 Je dis, reprit le fermier, qu’après avoir lu, par erreur, le billet qui vous refusait le fermage, j’ai heureusement rencontré une brave bourgeoise qui connaissait M. Debruat, et qui a consenti à lui écrire ; si bien qu’il m’a accepté pour caution, et que je courais vous porter votre titre de fermier du fonds des Aunes.

Il tendait le papier timbré à Hubert, qui le prit machinalement, s’approcha de la fenêtre du rez-de-chaussée, à travers laquelle brillait la lampe du notaire, et lut son nom en tête de l’acte. Là où il avait soupçonné la concurrence acharnée d’un voisin, il n’y avait eu que le zèle d’un ami.

Le reste se devine sans que nous ayons besoin de le dire. Après les témoignages de repentir du sagar, et le généreux pardon de Baptiste, tous deux regagnèrent la ferme, où l’explication se compléta. Le jeune homme avoua à Hubert que son dévouement, dans toute cette affaire, n’avait point été aussi désintéressé qu’il pouvait le croire, et qu’il avait surtout voulu, en servant le frère, s’assurer l’amitié de la soeur. Charlotte, saisie de ce bonheur inespéré, se jeta dans les bras du sagar, qui tendit les deux mains à Baptiste en maudissant la sorcière dont les mensonges avaient failli les perdre tous. Mais le fermier l’arrêta.
 Pardonnez-lui, dit-il doucement ; elle est vieille, elle est pauvre, et vous l’avez tentée ! La vrai cause de tout le mal est dans l’idée que les hommes peuvent connaître ce que Dieu a voulu cacher. Croyez-moi, mon frère, ne vous inquiétez plus de visions ni de sorcières ; contentez-vous de vivre honnétement sous les commandements du Maître du ciel et de votre conscience.
 Pour ma part, c’est ce que je ferai désormais, ajouta Charlotte en riant, ne fût-ce que pour éviter l’application du proverbe de la montagne, qui dit « qu’il faut moins se défier des esprits que des gens qui n’en ont pas. »

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