La Somme constitue l’ancienne province de Picardie, province dont le nom a été, pour les étymologistes, le texte de si longues et si stériles dissertations. Les Romains trouvèrent ce territoire occupé par de nombreuses tribus dont ils nous ont transmis les noms ; c’étaient, au nord, les Morini ; à l’ouest, les Ambiani, qui avaient pour capitale Somarobriva, et les Britanni ; les Veromandui, à l’est, et, au sud, les Bellovaci et les Sylvanectenses. Les Ambiani, les Morini et les Bellovaques prirent une large part à la guerre de l’Indépendance sous Vercingétorix ; mais, vaincus comme les autres peuples de la Gaule, ils se soumirent et firent partie de la seconde Belgique.
La résistance des habitants à la domination étrangère leur mérita l’estime des vainqueurs. D’importants privilèges, Marges franchises municipales, de nombreux embellissements dans les villes assurèrent la paix dans le pays jusqu’à l’arrivée des Francs. Clodion est le premier chef qui y pénétra, au commencement du IVe siècle ; c’est à peu près vers la même époque qu’apparaissent aussi les premiers propagateurs de la foi chrétienne, saint Firmin, saint Crépin et saint Crépinien, saint Valère, saint Ruffin, saint Quentin, saint Vaast, saint Valery, saint Ricquier, saint Lucien et les apôtres de l’Église irlandaise.
Leur lutte contre le druidisme et le paganisme romain fut laborieuse et rude ; les traits principaux du caractère picard se retrouvent aussi prononcés, à cette époque, qu’ils se sont maintenus depuis. La ténacité, l’obstination, la fidélité aux vieilles croyances furent de sérieux obstacles à l’établissement de la foi nouvelle. Mais hâtons-nous d’ajouter que la vérité, une fois connue et acceptée, ne trouva nulle part de plus zélés sectateurs ni de défenseurs plus intrépides.
Sous les princes de la première race, la Picardie demeura inféodée au domaine royal ; elle taisait partie de ce qu’on appelait alors la France. Ce fait s’explique quand on se rappelle que, jusqu’à Charlemagne, Soissons fut, à vrai dire, la capitale de la monarchie franque et la résidence la plus habituelle des rois. Sous les successeurs du grand empereur, l’immensité des possessions conquises nécessita la création de comtes ou lieutenants, chargés de gouverner les provinces au nom du souverain, qui en vivait éloigné.
C’est en 823 que nous voyons Louis le Débonnaire abandonner pour la première fois l’administration de la Picardie à un comte. On sait quels furent les rapides envahissements de ces nouveaux pouvoirs, et en combien de lieux et de circonstances ils parvinrent à se rendre indépendants. Grâce à l’inamovibilité des fiefs féodaux, les alliances de famille concentrèrent bientôt entre les mains de quelques seigneurs une puissance rivale de celle des rois. Le développement de ces usurpations remplit toute la seconde race et aboutit au triomphe définitif, au couronnement de la haute féodalité dans la personne des Capet, comtes de Paris.
La Picardie suivit la loi générale. Un Philippe d’Alsace, comte de Flandre, qui avait épousé une comtesse de Vermandois, voulut, après la mort de sa femme, retenir le comté d’Amiens, qui devait retourner à Aliénor, comtesse la Saint-Quentin, soeur cadette de la défunte. L’injustice de cette prétention était si flagrante, et l’ambition du comte Philippe prenait des proportions si menaçantes, que le roi de France crut devoir enfin intervenir ; il ne s’agissait ni de remontrances ni d’arbitrage, c’est une guerre sérieuse qu’il fallut entreprendre pour réduire l’ambitieux vassal ; et encore une dernière satisfaction lui fut-elle donnée par le traité de paix qui intervint . il fut convenu que le beau-frère et la belle-soeur jouiraient successivement de la province en litige, et qu’après leur mort elle appartiendrait à la, couronne.
C’est à Philippe-Auguste qu’on doit cet arrangement, qui fit rentrer la partie la plus importante de la Picardie dans le domaine national. Le Ponthieu, dont Abbeville est la capitale, passa successivement dans les maisons d’Alençon, de Dammartin, de Castille et d’Angleterre. Philippe de Valois le reprit sur Édouard III par confiscation ; ce comté, ainsi que celui de Santerre (territoire de Péronne), avait été rattaché à la couronne, lorsque Charles VII, en 1435, engagea au duc de Bourgogne, pour quatre cent mille écus, toutes les villes situées sur la Somme.
Le droit des rois de France étant enfin reconnu, cette aliénation ne devait être que momentanée. Le premier soin de Louis XI, deux ans après son avènement au trône, en 1463, fut d’acquitter la dette contractée par son père et de rentrer dans l’entière possession de la Picardie.
Depuis cette époque, la province n’a pas cessé d’être française. Elle comprenait alors l’Amiénois, le Boulonnais, le Ponthieu, le Santerre, le Vermandois, le Thiérache, le Pays reconquis, le Beauvoisis, le Noyonnais et le Laonnais ; on y réunit l’Artois. Dans la suite, les territoires de Beauvais, Noyon et Laon en furent détachés au profit de l’lle-de-France ; puis, en 1790, dans la dernière division du sol français en départements, Boulogne et Montreuil furent affectés au Pas-de-Calais ; l’Aisne eut les arrondissements de Saint-Quentin et de Vervins ; tout le reste forma le département de la Somme.
Depuis la réunion de la Picardie à la France, son histoire, comme province, se confond avec l’histoire générale du pays. L’intérêt et l’importance des événements qui s’y sont passés sont tout entiers dans les chroniques particulières des villes ; nous y renverrons donc le lecteur, nous contentant ici de quelques observations sur la physionomie générale de la province.
La grande lutte de Charles le Téméraire trouvera sa place dans la notice de Péronne, et les chroniques d’Amiens nous diront l’histoire de la rivalité des maisons de France et d’Espagne. Ce qu’il importe de constater ici, comme aperçu synthétique, c’est la profonde empreinte laissée sur le sol picard par chacune des grandes crises sociales qui ont tour à tour transformé notre pays. Le caractère des habitants, lent et paresseux dans ses évolutions spéculatives, défiant dans sa naïveté, après avoir opposé aux principes nouveaux une résistance obstinée, s’en est laissé pénétrer plus profondément qu’aucun autre.
Nous avons parlé de l’enracinement des croyances païennes en face de la Gaule presque entièrement convertie au christianisme ; dès que la vraie foi se fut emparée des intelligences et des coeurs, la Picardie devint le pays le plus religieux peut-être de la chrétienté. Est-il besoin de citer les fameuses écoles monastiques de Corbie et de Saint-Ricquier, les pèlerinages si célèbres et si fréquentés à Notre-Dame de Liesse, à Notre-Dame de Boulogne et à l’église du Saint-Esprit de Rue ?
L’époque des croisades surtout éclate en glorieux témoignages de la piété des Picards ; et, pour emprunter les paroles d’un historien moderne de la province, c’est un Picard, Pierre l’Hermite, qui prêche la première croisade et marche à l’avant-garde ; c’est un Picard, le baron Creton d’Estourmel, qui, le premier, plante sa bannière sur les murs de Jérusalem, et sa famille, en mémoire de ce fait d’armes, inscrit sur son blason cette noble devise : « Vaillant sur la crête » ; enfin, c’est un Picard, Godefroy de Bouillon, le plus glorieux peut-être, qui porta le premier la couronne de Jérusalem. Voilà pour le sentiment religieux.
Quant à l’esprit féodal, les preuves de son développement, en Picardie, sont bien plus nombreuses encore. Suivant le même auteur, on comptait dans la mouvance directe du comté de Ponthieu 250 fiefs et plus de 400 arrière-fiefs ; dans la mouvance du comté de Guines, 12 baronnies et 12 pairies.
La plupart des seigneurs avaient haute et basse justice, et sur aucun point du royaume peut-être le droit féodal ne présentait des usages plus bizarres, des symboles plus étranges. Les familles nobles, sous le règne de Louis XIV, étaient au nombre de 500, toutes d’origine ancienne ; et, parmi les plus illustres, nous citerons les maisons d’Ailly, de Boufflers, de Créqui, de, Rambures, d’Estrée, d’Humières, de Melun, de La Motte-Houdancourt, de Gamaches, de Mailly, de Rubempré, de Senarpont ; n’oublions pas qu’outre Godefroy de Bouillon, la noblesse picarde a donné huit rois au trône de, Jérusalem.
Non, cependant, que la sève du pays soit épuisée par cette exubérance de floraison aristocratique ; lorsqu’à bout de résignation et de patience, après un long et sérieux travail des esprits, l’indépendance municipale essayera ses premières manifestations, quels magnifiques exemples d’habile persévérance, de courageuse initiative et d’invincible fermeté, les villes de Picardie ne donneront-elles pas au reste de la France ?
Vers 1250, l’affranchissement des communes était à peu près complet dans la province entière. Cette vaillance proverbiale des Picards, mise au service des intérêts locaux, n’a jamais fait défaut non plus dans les grandes questions nationales ; depuis Bouvines jusqu’aux immortelles campagnes de la République et de l’Empire, les Picards ont toujours marché au premier rang parmi les défenseurs de la patrie ; le bataillon de la Somme fut toujours un de ceux qui se firent le plus remarquer par leur valeur et leur patriotisme.
Pendant la guerre de 1870-1871, le département de la Somme fut envahi par les Prussiens. Après les combats de Mézières, de Boves et de Villers-Bretonneux, ils occupèrent Amiens et sa citadelle, abandonnées par l’armée du Nord, qui, sous les ordres du général Faidherbe, ne tarda pas à reprendre l’offensive, en s’emparant de la forteresse de Ham, et en livrant, à Pont-Noyelles, aux Prussiens, un combat qui leur fit éprouver des pertes considérables.
Cependant, Péronne, assiégée et bombardée pendant plusieurs jours, dut capituler ; mais Abbeville ne fut occupée qu’après l’armistice, jusqu’au 22 juillet 1871, où les Prussiens évacuèrent le département. L’invasion lui avait coûté 22 850 443 fr. 27 cent. Puis le génie industriel s’est emparé, tout aussi puissamment qu’avant la guerre, du département de la Somme, le coton et la laine y étant travaillés sous mille formes diverses. Amiens était ainsi devenue au XIXe siècle une des villes manufacturières les plus importantes de France ; l’agriculture était très perfectionnée dans les localités où le sol avait pu répondre aux efforts des cultivateurs ; les vastes tourbières étaient soumises à une exploitation chaque jour plus savante.
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