Dans son Journal d’un écolier publié en 1921, René Fournier se remémore un jour de rentrée pas comme les autres, découvrant une nouvelle école cependant que la famille avait quitté Lyon pour s’installer à Saint-Julien
C’est le jour de la rentrée ! Mon père vient de me conduire chez mon nouveau Maître, M. Leroy. C’est un homme de quarante ans environ, grand, maigre, vif. Ses yeux noirs et profonds, lorsqu’ils vous regardent, semblent fouiller jusqu’à l’âme. Ils n’ont cependant rien de dur, et pourtant ils sont gênants par leur insistance à deviner vos intentions secrètes. Il porte les cheveux longs et plats, son front est comme rayé par eux d’une ligne d’ombre. Il me semble même que quelques cheveux blancs argentent ses tempes. Sa voix, qui est douce et prenante, est naturellement harmonieuse.
Je n’ai pu, quand il parlait à papa, m’empêcher de le comparer à mon ancien rnaître de Lyon, le bon M. Trotet, au ton nasillard, à la parole lente et comme scandée par un claquement de doigts qui précédait toujours son éternelle phrase : « Vous entendez... » Mon père, en prenant congé de M. Leroy, lui a dit :
- Je crois vous donner, en mon René, un bon sujet, dont le seul défaut peut-être est une tendance à la paresse ; si vous le voulez, nous travaillerons tous deux à faire de lui un honnête homme.
- C’est mon plus cher désir, répondit alors M. Leroy.
Et ils se séparèrent, après s’être serré la main. M. Leroy, me montrant mes condisciples qui, dans la cour, étaient groupés et nous regardaient curieusement, a ajouté : Allez jouer, mon ami. Je fis quelques pas timides de leur côté, éprouvant, malgré mon assurance de citadin, une certaine gêne. L’un d’eux, le plus grand de tous, qui portait sur l’oreille un béret à la couleur passée, rompit le cercle qui s’était formé autour de lui et m’aborda en ces termes : Tu sais, le nouveau, si tu veux jouer avec nous, il faut donner à chacun quelque chose. Pour montrer que je n’avais point peur, je m’avançai encore plus près de cette espèce de tyran, dont je ne devinais que trop les intentions hostiles. Un petit, qui avait une grosse tête et des cheveux crépus, me prit alors la main et me glissa doucement à l’oreille : Dis, c’est ton papa, ce joli monsieur qui a parlé tout à l’heure au maître ?
Comme je lui fis de la tête un signe affirmatif, il ajouta, avec une mine chagrine :
- C’est dommage, nous aurions été amis, sans cela...
- Que veux-tu dire ? répliquai-je, secrètement froissé.
Il parut s’éloigner, puis revint sur ses pas et me chuchota :
- C’est que mon père, à moi, n’est qu’un pauvre chiffonnier, un "pati", comme on dit ici, et tu aurais honte d’aller avec moi...
- Mon père m’a appris à ne mépriser personne, répondis-je, en lui souriant gentiment.
Ces simples paroles eurent pour effet de vaincre ses dernières résistances. Il me tendit la main et m’entraîna un peu à l’écart des autres.
Peu après, il me montra son plumier à trois compartiments, et moi je lui fis explorer les profondeurs de ma serviette de cuir. Il s’y trouvait, par hasard, une image représentant l’entrée des Français à Tananarive. Je vis, à ses yeux, qu’elle lui plaisait, je la lui donnai avec empressement. Vite, il la fit disparaître entre les pages de son cahier neuf, oubliant de me dire merci, tant sa joie était grande. Au coup de sifflet du maître, je m’alignai tant bien que mal et me trouvai placé près de mon nouvel ami. Chacun s’assit au petit bonheur ; les anciens élèves à leur place accoutumée, les nouveaux, comme moi, ou les promus de la deuxième classe, aux places laissées vides. Il y eut un court moment de désordre. Des pupitres claquèrent, des livres tombèrent à terre, un encrier fut renversé et laissa couler son encre sur la culotte de velours d’un gros garçon joufflu qui ne se fâcha pas.
Mais ce fut un rire général, lorsque tout à coup on entendit le bruit d’une chute qui fit redresser tout le monde. A la dernière table, un écolier, en enjambant le banc, avait perdu l’équilibre et se trouvait étendu sur le dos, les jambes en l’air, les bras tendus, implorant du secours. Le petit cuirassier ! s’exclama-t-on de tous côtés, c’est le petit cuirassier ! Celui qu’on nommait « le petit cuirassier », de son vrai nom Jean Mancel, était une espèce de nain, guère plus haut que la table, dont le corps s’était surtout développé dans le sens de la largeur. Il avait une poitrine d’homme sur des jambes grêles et torses. Son visage gras et bouffi était éclairé par deux petits yeux malicieux, sans cesse en mouvement, et qui semblaient chercher une issue par où ils pourraient s’enfuir.
A la fin de la classe, j’avais appris à connaître le nom de plusieurs de mes camarades. Celui qui paraissait le mieux répondre aux questions du maître était Noël, qui se rengorge en parlant, ce qui fait croire en son orgueil ; puis venait Monier, extrêmement timide, avec des yeux très doux de petite fille ; Nandas, nerveux et bouillant comme un fils du Midi, le vrai type de l’étourdi ; Breuil - celui à qui j’avais donné mon image - au visage touchant de souffre-douleur. A ma droite se trouvait justement le grand Busch, qui m’avait posé, dans la cour, son ultimatum : « Quelque chose ou la rossée ! » A gauche, j’avais Michel Servon, aux cheveux blonds, ébouriffés, à l’air maladif, qui tire la langue en écrivant, et dont on entend la respiration courte et sifflante. Derrière moi, se trouvaient : Françon, le fils d’un jardinier, qui a, comme son père, un tablier de toile bleue ; Brison, dont le père est poseur de rails pour la Compagnie P.-L.-M. ; Verne, noir comme une mûre, très drôle avec sa casquette en poils de chat pouvant se rabattre sur les oreilles. Le pauvre enfant, à ce qu’on m’a assuré, est épileptique et a pour père un ivrogne.
Je n’ai pas oublié, non plus, un certain Ranconi dont le père est gendarme. Pour celui-ci, par exemple, on sent que la discipline n’est pas un vain mot : il se comporte à l’école comme un soldat à la caserne. Dans son costume de drap bleu, taillé dans les vieux effets de son père, il a quelque chose de militaire. Peut-être a-t-il la tête dure, car je le vois faire des efforts prodigieux pour comprendre les choses les plus simples. Je l’aime déjà, ce petit enfant de troupe, avec sa ride volontaire au milieu du front, sa poitrine bombée, ses épaules larges et carrées. Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’apercevoir aussi que le grand Busch avait pour lui le respect que l’on doit à un bon biceps et à un poing solide. Il me rappelle mon ancien camarade Dumas, de l’école de la Croix-Rousse, qui s’était fait notre justicier, et qui mettait sa robuste poigne au service de tous les molestés, les faibles et les infirmes du quartier.
Où êtes-vous, à présent, mes bons camarades de Lyon ? Pensez-vous à moi qui habite aujourd’hui la petite ville ouvrière de Saint-Julien, basse, enfumée, aux maisons noires et tristes, aux ruelles raboteuses, presque toujours désertes, aux impasses sordides, entre des murs rongés de mousse ? De notre villa, située sur une des collines qui enserrent la ville, Saint-Julien m’apparaît comme un pauvre accroupi dans ses haillons, sur les bords du Gier, qui traîne devant lui ses eaux lourdes et fangeuses. Il me semble être en exil ici, mais je fais contre mauvaise fortune bon cœur, pour ne point attrister ma mère, dont les grands yeux mélancoliques me disent assez l’ennui. Mon père, lui, est trop absorbé par la direction de son atelier de construction mécanique, pour se douter du déchirement qui s’est produit en nous.
Et je songe aux paroles de maman, lorsque, la veille de notre départ, elle nous prit dans ses bras, ma sœur Lucile et moi, et nous dit d’une voix émue : « C’est pour vous, mes chers enfants, pour assurer votre avenir, que votre père se décide à quitter cette belle ville et à rompre tous les liens d’amitié qui l’attachaient ici. Il gagnera, là-bas, davantage sans doute, mais quelles lourdes responsabilités il va assumer ! Puissiez-vous un jour, mes chers enfants, vous souvenir de ce qu’il fait en ce moment pour vous... » Bon père, comme je t’aime ! Nous te devons tout, Lucile et moi, et il te semble que ce n’est point assez... Oh ! comment jamais te prouver notre gratitude, mon cher père !...
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