Les anciens Noëls au sein desquels le latin le céda peu à peu aux différents patois, sont sans doute ceux qui offrent le plus d’intérêt parmi les chants populaires du Moyen Age et de la Renaissance ; et par chants populaires, il convient d’entendre ces productions naïves de l’esprit public, où se reflètent l’histoire, les mœurs et les croyances de nos aïeux
Le Moyen Âge nous paraît embrasser, en littérature et dans les beaux-arts, non pas la durée qui sépare historiquement la chute de l’empire romain et celle de l’empire d’Orient (416-1453) ; mais les beaux siècles de la chevalerie et des croisades, des trouvères et des troubadours, de l’architecture ogivale et du symbolisme chrétien, sans lequel nos cathédrales seraient un corps sans âme.
L’âge d’enfance de notre langue commence, pour ainsi dire, avec la monarchie française, mais le serment de Charles le Chauve est peut-être le plus ancien monument que nous en ayons. Sous les derniers Carolingiens et les premiers Capétiens, l’État fut désolé par des troubles et des guerres dont le contrecoup affaiblit les études ; la langue latine, jusqu’alors très en vogue, se dénatura, et cette corruption, jointe à celle du celtique, enfanta une multitude assez confuse de patois tudesques et romans. Cependant l’idiome populaire, avec ses nombreux dialectes, fut admis dans le temple pour la prédication ; et les motifs de cette concession, réclamée par les besoins de la classe illettrée, s’étendirent aux cantiques spirituels : c’est qu’ils interprétaient aux fidèles les psaumes et les hymnes liturgiques, dans un langage qui leur devenait plus familier que le texte. Peu à peu, le latin se vit réduit à demander un asile aux cloîtres, aux chancelleries du royaume et aux écoles du clergé séculier.
La Nativité. Peinture de Johann Koerbecke (1457)
Ces modifications de la langue usuelle dans le domaine religieux, donnèrent une physionomie nouvelle à ses produits. Ainsi, bien que le cantique soit en général toute poésie sacrée qui se chante, il devint, dans un sens plus restreint, une composition en langue vulgaire sur divers sujets de morale et de piété. Le Noël, destiné à célébrer la naissance du Christ et les mystères qui s’y rattachent, n’est donc qu’une espèce originale, une nuance du cantique fait de main d’homme. L’absence d’inspiration divine, le tour de phrase et la rime inhérente à notre versification, le distinguent largement du cantique sacré des Hébreux. Abstraction faite du nom, qui n’apparaît que plus tard, le Noël existait au moins dès la fin du XIe siècle. Lambert, prieur de Saint-Wast d’Arras, en parle au siècle suivant comme d’une pratique universellement reçue, c’est-à-dire antérieure au temps où il vivait. D’après lui, « les fidèles se consolaient des ténèbres de la nuit de Noël par l’éclat d’un nombreux luminaire, et, d’une voix vibrante, ils chantaient des cantiques populaires selon l’usage des Gaulois : Lumine multiplici noctis solatia praestant, / Moreque Gallorum carmina nocte tonant ».
Mais ne serait-ce alors qu’une pieuse innovation de cette époque ? Il ne semble pas, car saint Paul écrivait aux Ephésiens : In psalmis, et hymnis, et canticis spiritualibus... cantantes Domino. Cette gradation est digne de remarque ; d’abord les psaumes, puis les hymnes, enfin les cantiques, peut-être même non inspirés. Pour nous borner aux Noëls sous forme d’hymnes latines, nous dirons que beaucoup de celles-ci furent chantées primitivement comme de simples cantiques ; ce n’est qu’au XIIe siècle qu’on les aurait insérées dans le corps de l’office romain. Quant aux séquences ou proses rimées, qui surgirent en masse depuis les Carolingiens, elles n’étaient souvent que des chants monastiques ou populaires, consacrés ensuite par la liturgie. Et comme la langue latine fut généralement celle du peuple jusqu’à la formation du patois rustique et des patois romans, il en résulte que ces hymnes et ces proses étaient à l’instar de vrais cantiques vulgaires, spécialement à son usage.
On ne saurait donc révoquer en doute que ces cantilènes, d’un genre mixte, n’eussent déjà leur place marquée dans les mœurs et coutumes de nos bons aïeux ; l’anniversaire de la Nativité dut surtout en fournir le motif. Depuis le IIe siècle, il jouissait d’une grande popularité. Clément d’Alexandrie, qui mourut en 217, en fait mention comme d’une immense fête de famille, introduite dès l’origine au foyer domestique. Saint Jean-Chrysostome se félicitait, dans une homélie de circonstance, du zèle des Orientaux à célébrer Noël ; mais il ajoutait que ce culte leur venait des contrées de l’Occident. Plus tard, nous voyons que ce jour de liesse ouvrait l’année civile des Francs, et qu’on y échangeait les souhaits d’usage à cette occasion. Le Pape Léon III l’avait choisi pour le sacre impérial de Charlemagne ; ce monarque ceignit le nouveau diadème au milieu de vivat où transpirait notre vieux cri de joie. Flodoard, écrivain du Xe siècle et chanoine de Reims, y fait allusion dans sa chronique si intéressante.
Ce serait ici le lieu de rechercher l’étymologie du mot Noël, employé pour désigner le mystère de la Nativité, les chants qui le traduisent par les rythmes de l’harmonie et l’un de nos cris nationaux du Moyen Âge. Sous ce dernier aspect, nous le constatons au baptême de Charles VI. Monstrelet nous apprend que lorsque Philippe le Bon, duc de Bourgogne, ramena sa sœur à son beau-frère le duc de Bedfort, « y fut faicte grand’joie des Parisiens : si crioit-on Nouël par les carrefours où ils passoient ». A peu près vers le même temps, lors du sacre de Charles VII à Reims, « tout homme cria Noël, et les trompettes sonnèrent en telle manière, qu’il sembloit que les voultes de l’église se dussent fendre ».
Fresque de Noël du XIIe siècle
Le primitif Nouël selon l’ancienne prononciation latine, appartient à l’époque de formation de notre idiome national. Les uns y ont vu une abréviation d’Emma-nuel (Dieu avec nous), par suppression des deux premières syllabes, pour avoir un cri de joie populaire vif et dégagé. D’autres le font dériver de Natale, le jour natal ou la nativité du Christ ; le patois bourguignon l’avait corrompu en nau, nadau et naulet, expressions qui se retrouvent souvent dans les Noëls de La Monnoie ; les Bisontins disaient Nouë, les Picards noë ou simplement no, etc. Enfin il en est qui le prennent pour synonyme de nouvel, en latin novus, le nouveau-né par excellence, le nouvel Adam ; c’est ainsi que nos pères disaient encore le renouveau pour le printemps, et, dans la Bretagne, on continue à désigner le Christ au berceau sous le nom d’Enfant-Noël. Aucune de ces étymologies ne paraît improbable, et peut-être faut-il les voir toutes réunies dans une sorte de synthèse. Quoi qu’il en soit, le mot Noël fut affecté de bonne heure aux cantiques sur les mystères de la Crèche, et ces compositions naïves ont revêtu trois formes successives : les proses rimées, les farcis et les noëls proprement dits.
On appelle proses, en liturgie, des cantiques affranchis de toute règle métrique. Régulièrement, elles sont en latin, et, quand on les insérait dans le Missel, elles prenaient le nom de seqentia, séquence, ou ce qui suit le Graduel avant l’Evangile. D’Ortigue pense que le Moyen Âge composa quelques proses en langue vulgaire, pour l’instruction du peuple qui n’entendait pas le latin ; mais il ne nous en est parvenu aucune, à moins qu’on ne veuille entendre par là des cantiques où le compositeur ait fait bon marché de la rime et de la cadence. Du reste, on voit que l’étymologie du mot prose est une abréviation de pro sequentia.
Le Missel romain, qui renferme d’admirables séquences pour les fêtes de Pâques, de Pentecôte, du Saint-Sacrement et des Trépassés, n’en a point sur la Nativité ; mais il en était autrement dans presque tous les diocèses qui suivaient un rit particulier. Le supplément au Glossaire de Ducange nous apprend qu’aux Matines de Noël, on chantait vers le XIIe siècle, à Cambrai, trois proses latines. Ailleurs on les remplaçait par une cérémonie dont il sera question aux Noëls farcis. Ajoutons que presque tous nos vieux eucologes, même selon le rit romain, ont une prose attribuée à saint Bernard et traduite en vers français qui sont loin d’être irréprochables. En voici une imitation du début, insérée dans un ancien Recueil des Noëls de Langres : « Déjà le feu dont la minuit / Se trouve richement peinte, / Verse le sommeil et sans bruit / Roule sur la Terre-Sainte, / Quand, par miracle non pareil, / D’une étoile naquit le soleil ». Saint Bernard avait dit : « Res miranda ! / Natus est... sol de stella : / Sol occasum nesciens, / Stella semper clara ».
Plusieurs strophes de cette prose nous montrent déjà un gracieux mélange de rimes accouplées et de rimes croisées. Or c’est une probabilité qu’il existait alors - nous sommes toujours au XIIe siècle - des cantiques en dialecte vulgaire, et surtout des Noëls, les uns et les autres frappés au coin de ce cachet propre à la Muse gauloise. La rime est chez nous, plus que partout ailleurs, une sorte de produit de terroir. Aussi la retrouve-t-on chez nos poètes primitifs, tels que Pierre-le-Troubadour. Des philologues vont même jusqu’à en faire honneur à Bardus V, roi des Gaules, de qui nos bardes auraient pris leur nom.
Le latin perdit souvent, au Moyen Âge, sa physionomie de langue transpositive, pour mieux s’identifier avec notre génie national. On pensait en français et l’on écrivait en latin calqué sur la pensée. La basse latinité de cette époque nous en fournirait une foule d’exemples. Citons, du XIIIe siècle, le Puer nobis nascitur et le Votis Pater annuit, toujours à rimes croisées. Enfin, nous signalerons comme un des morceaux les plus populaires du genre, l’Adeste fideles. Le XIe volume des Annales archéologiques de Didron renferme un mystère dramatique, tout en latin, de la Nativité. On le jouait dans l’Armorique, au XlVe siècle. Tous les dialogues sont rimés et plusieurs se chantaient sur des airs spéciaux, qui se rapprochaient du plain-chant. D’abord écrits par des moines et des clercs, ces drames furent représentés par eux, et cette circonstance nous explique pourquoi l’idiome vulgaire n’y parut que lorsque les bourgeois prirent part à ces jeux spirituels. Ces proses et ces mystères ou drames religieux sont un prélude au second type de Noëls, les farcis.
Couverture de Les Noëls de France de Maurice Vloberg (1938)
Les premières compositions romanes que nous ayons, en fait de Noëls, sont mélangées de latin et ont produit ce qu’on appelle des pièces farcies ou simplement des farcis. Nous en signalerons une qui date du XIIIe siècle et qu’a signée Pierre Corbeil, archevêque de Sens. La moitié de cette pièce est une prose latine et rimée sur l’un des animaux que la tradition populaire a placés dans l’étable de Bethléem. Elle est ordinairement désignée par son début Orientis partibus, et se trouve, avec le refrain en vieux français, dans l’ouvrage de M. d’Ortigue, cité plus haut. Cette composition a servi d’accompagnement, sinon de thème, à une cérémonie bizarre en l’honneur de la Nativité du Christ. On l’a baptisée du nom de fête des fous, parce que le peuple s’y abandonnait aux transports d’une gaîté folle, en dédommagement des anciennes saturnales. Dans le principe, l’Eglise ne jugea point à propos d’interdire ces réminiscences païennes, mais elle ne les tolérait qu’en les épurant, au pied de la Crèche, et en leur donnant une autre direction. Cependant il y eut des abus où les clercs se laissèrent parfois entraîner, et plus tard on dut les supprimer.
Les divers épisodes de la fête des fous se prolongeaient jusqu’au 14 janvier, avec changements de scènes et de mystères dramatisés. Les animaux légendaires de Bethléem y jouaient un rôle important. Comme ils avaient réchauffé l’Enfant-Dieu de leur haleine, nos candides aïeux ne pouvaient les oublier, et chacun d’eux avait sa prose et sa fête particulière. Leur naïve reconnaissance aimait donc à les associer aux effusions de leur joie ; aussi le bœuf et son compagnon recevaient-ils une véritable ovation les deux premiers jours de la Nativité. Dès que, pour annoncer la cérémonie, un héraut avait crié Noël, « aussitôt, disent les chroniqueurs du temps, le peuple se mettait en liesse ». Puis l’on amenait l’un après l’autre, sous le porche de l’église, les élus de cette fête populaire, auxquels on chantait des couplets farcis.
Quelle est, maintenant, leur valeur morale et littéraire ? Comme moralité, on y pressent certaines analogies avec les aphorismes de La Fontaine ; témoin ce passage de l’Orientis : « Dùm trahit vehicula, / Dura terit pabula ». C’est la devise : « Travail et sobriété ». Ils y trouveraient un double élément d’amélioration dans leur sort. D’un autre côté, il était bien légitime de se livrer aux plus gais transports, puisque les hôtes naturels de l’étable semblaient les partager, et que leur exemple eût fait rougir les indifférents. Quant au cachet littéraire de ces poésies mixtes, il nous offre cette curieuse progression de notre idiome national, cherchant à évincer la langue latine : d’abord l’élément latin y domine, mais il laisse empiéter sur son terrain ; puis, les deux langues rivales, la mère et la fille, y occupent une place à peu près égale ; en dernier lieu, le français reste maître du champ de bataille, après six siècles d’antagonisme.
Citons pour exemple de la phase intermédiaire, un Noël rajeuni par la Renaissance, mais dont l’original datait du vrai Moyen Âge ; il est intitulé : La joie des bestes à l’advenement de Jésus-Christ :
Comme les bestes autrefois Parloient mieux latin que françois, Le coq, de loin voyant le faict, S’écria : Christus natus est !
Le bœuf, d’un air tout ébaubi, Demande : Ubi ? ubi ? ubi ? Et la chèvre, à ce Tu autem, Respond que c’est à Beth...lé...hem
Maistre baudet, curiosus De l’aller voir, dit : Eamus ! Et droit sur ses pattes, le veau Mugit deux fois : Volo, volo !
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C’est bizarre et moins que poétique, surtout si l’on y joint l’harmonie imitative usitée alors au foyer domestique — ainsi, le Christus natus est du coq se chantait d’une voix stridente ; le triple oubi du bœuf imitait bien son mugissement ; le bêlement de la chèvre était rendu par la prononciation chevrotante de Bethléem ; etc. Mais n’oublions pas que ces chants furent créés par les masses d’un peuple encore peu civilisé. Il ne faut pas s’y méprendre : les vrais chants populaires sont l’œuvre successive de plusieurs générations, sans auteurs connus. Cependant, un jour donné survient un collecteur qui les met en ordre, les édite et parfois les corrige maladroitement.
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